Laurence De Cock, Université Paris Diderot – USPC
Le récit national est devenu, en France, une thématique de la campagne présidentielle où les personnages « historiques » viennent soutenir les discours identitaires de certains politiciens. Des universitaires ont décidé de prendre à contre-pied les fantasmes qui courent en proposant dans l’ouvrage Le récit du commun, présenté aux Rendez-vous de l’Histoire à Blois, d’observer comment les élèves et futurs citoyens relatent l’Histoire. Regards en France sur les héros et les mythes qui peuplent l’apprentissage de la discipline.
La question des acteurs de l’histoire a toujours été au cœur des problématiques de l’histoire scolaire. Le fameux « roman national » s’est construit notamment sur la certitude des effets pédagogiques de l’identification aux « Grands Hommes ». L’idée était la suivante : passer par la gamme des sentiments. L’empathie, l’admiration, voire le rejet, permettrait aux enfants d’entrer dans l’histoire et de cheminer dans le passé « par le cœur » comme l’écrivait Ernest Lavisse.
Cette caractéristique de l’histoire scolaire a donné lieu aux multiples images tirées des célèbres manuels scolaires de la Troisième République où l’on peut observer Vercingétorix déposant fièrement les armes, ou encore Saint Louis sous son chêne lavant les pieds des lépreux.
Cette « héroïsation » a été l’objet de nombreuses critiques et remaniements de la part des concepteurs de programmes qui y ont vu rapidement une vision trop éloignée d’une historiographie plus prompte récemment à promouvoir une « histoire par le bas », une histoire sociale, culturelle ou même genrée et moins focalisée sur les hauts faits et gestes de personnages dominants.
Toutefois, des auteurs comme Jérôme Bruner ou Paul Ricœur nous rappellent aussi l’importance des personnages dans toute forme de narration, ainsi que le besoin de personnification inhérent à toute mise en intrigue.
Personnages récurrents et inédits
C’est fort de ces éléments que mon collègue Benoit Falaize et moi-même avons souhaité analyser la place et la nature des acteurs de l’histoire dans les 6000 récits d’élèves de cette enquête inédite. Quel type de panthéon scolaire ont construit les élèves ? Quelle place aux acteurs individuels, collectifs, ou encore aux stratégies de personnifications ? L’immensité du corpus nous permettait également d’interroger la possibilité d’un tropisme géographique dans la sélection des acteurs : y a-t-il un effet régional ?
Cet article est plus une mise en bouche qu’un état des lieux des résultats figurant dans notre chapitre de l’ouvrage.
Nous sommes partis d’un comptage afin de dégager les personnages les plus récurrents dans les récits d’élèves.
Le résultat est à la fois attendu et inédit. Si des incontournables ont une durée de vie quasi éternelle, d’autres ont fait leur apparition dans ce panthéon, et il apparaît que le présent le plus immédiat peut également fournir des candidats à l’héroïsation. Le spectre s’élargit également à d’autres domaines que le registre purement politique et militaire ; un personnage-clé du domaine artistique peut être inclus dans les récits. Enfin, le caractère « national » des récits n’empêche pas la présence de personnages étrangers, tellement présents dans les programmes, manuels scolaires et dans les discours sociaux sur le passé que certains élèves en font l’un des acteurs principaux de leur récit d’histoire nationale.
Ces premiers éléments de l’enquête confirment en tout cas la très forte légitimité de l’approche biographique régulièrement rappelée dans les prescriptions officielles et illustrée dans les manuels scolaires par des pages consacrées à des personnages considérés comme emblématiques de faits ou périodes (les « Grandes découvertes », la Renaissance, etc.).
Les femmes font leur entrée
Notre chapitre montre en outre qu’il serait erroné de réduire les récits d’élèves à des narrations héroïsées. Des groupes ont fait leur entrée dans les récits ; la place accordée aux femmes est, de ce point de vue, une véritable nouveauté (et j’oserais dire avancée) qui s’explique par les progrès faits en la matière par les programmes. Voici un des extraits susceptibles d’illustrer cet aspect :
« Des centaines de femmes se sont battues pour qu’elles puissent faire comme les hommes : ex : qu’elles puissent voter et sortir comme bon leur semble. Il y a eu des centaines de femmes mortes pour cette guerre ! ! » [récit n°1876, collège].
Étudier les personnages, acteurs, ou protagonistes (des appellations que nous distinguons dans notre chapitre) permet d’analyser en biais le rapport au pouvoir et à l’autorité des élèves. Il est possible en effet d’interroger ce que les élèves retiennent de l’influence des acteurs individuels dans les prises de décisions ; ainsi il apparaît que les actes ou évènements sont rarement le produit de négociations, mais plutôt de l’intervention déterminante d’un protagoniste ; qu’il soit individualisé (De Gaulle), ou personnifié (La France, le peuple).
Enfin, une bonne partie de notre attention s’est portée sur les procédés narratifs et la place, à l’intérieur du récit, occupée par ces acteurs. De la liste au name dropping, il apparaît que certains personnages sont mobilisés presque par réflexe, comme des passages nécessaires comme en témoigne cet extrait :
Gaulois – la guerre de cent ans – Romains – François 1er – Guerre – Louis XIII – Président – Louis XIV – Exposition universelle – Louis XV – Charlemagne – Louis XVI – Hugues Capet – Charles De Gaulle – Clovis – Jacques Chirac – Vase de Soissons – François Mitterrand – Jean Moulin – prise de la Bastille – Guerre de colonisation – 14 juillet – Simone Veil – Galilée – Droit de vote des femmes – Copernic – Olympe de Gouges – Van Gogh – Moyen-âge – Verdun – Guerres napoléoniennes – Napoléon – Les mousquetaires – Richelieu – République – démocratie – Marie Curie – mai 1968 – Antoine de Saint Exupéry – Louis Pasteur – Marie Antoinette – le débarquement – L’occupation allemande – juin 1944 – Le régime de Vichy – Les 30 glorieuses – Les 20 piteuses – La coupe du monde 1998. [récit nº 3190, lycée]
Peut-on en conclure à la perpétuation ou persistance d’un panthéon mythologisé ? Les choses sont sans doute plus complexes. La pensée en feuilleté apparaît là encore. Les récits se construisent par la rencontre d’entités collectives et individuelles tissant un passé commun.
Laurence De Cock, Docteure en sciences de l’éducation, Université Paris Diderot – USPC
This article was originally published on The Conversation. Read the original article.