Jérôme Aust, Sciences Po – USPC
Alors que le projet de Loi de programmation pour la recherche (LPPR) n’a pas encore été rendu public, il suscite déjà d’importantes contestations. Des motions ont été prises par les instances de représentation des chercheurs et des enseignants chercheurs, des pétitions publiées et des manifestations organisées pour protester contre les orientations de la loi. Se répète une séquence désormais bien instituée depuis 2006, où la préparation et la mise en œuvre des réformes de l’enseignement supérieur et la recherche s’opèrent dans un climat de contestation.
La LPPR devrait pourtant se traduire par une hausse des moyens alloués par l’État à la recherche. Cette augmentation, proposée dans l’un des trois rapports préparant le texte de loi, a été reprise par Frédérique Vidal, la ministre de la Recherche, avant même la discussion parlementaire du texte. Mais, pour allouer ces nouveaux crédits, un accroissement de la mise en compétition des chercheurs, des laboratoires et des établissements est proposé par ce rapport.
Il y est d’abord préconisé de renforcer le rôle et les moyens de l’Agence nationale de la recherche (ANR) qui opère la sélection des projets à financer. Les rapporteurs proposent, ensuite, que l’allocation des nouveaux crédits aux laboratoires tienne compte de l’évaluation de leurs résultats. Enfin, ils se prononcent pour une poursuite et un renforcement du Programme des Investissements d’Avenir (PIA), mis en place depuis 2010 pour financer les laboratoires et établissements dont le projet a été jugé de très haut niveau.
Ce renforcement de la mise en compétition est d’autant plus fort et d’autant plus contesté que les rapports introduisent de nouvelles dispositions de gestion des carrières qui, si elles sont adoptées, devraient renforcer la hiérarchisation et la différenciation de la profession académique.
Les débuts du financement sur projet
La compétition n’est pourtant pas une norme étrangère au monde académique français : depuis longtemps, chercheurs et enseignants chercheurs sont en compétition pour publier, obtenir des prix ou la reconnaissance de leurs pairs. Le lien entre compétition et financement n’est pas non plus inédit : en France, il est institué par l’État au milieu des années 1960, bien avant la création de l’ANR. Comment expliquer alors que l’allocation compétitive des nouveaux crédits prévus par la loi cristallise aujourd’hui de telles oppositions ?
Une partie de la réponse à cette question réside dans les profondes transformations connues par la mise en compétition pour les moyens financiers. Avec Clémentine Gozlan, nous avons montré que les appels d’offres, avant d’être contestés, sont longtemps restés acceptés par la majeure partie de la communauté académique. Les conditions de leur utilisation différaient cependant profondément de leurs usages contemporains.
Des années 1960 aux années 1980, la mise en compétition n’est d’abord pas généralisée à l’ensemble des champs de recherche, mais plutôt réservée à ceux qui sont déclarés prioritaires par les pouvoirs publics. Par ailleurs, elle est beaucoup moins forte : les chances de succès dépassent largement les probabilités d’échec, alors que ce ratio s’est largement inversé aujourd’hui, les taux de succès à l’ANR franchissant rarement les 15 % depuis sa création.
Notons aussi que, pendant cette période, le financement sur projets n’est pas détaché des autres sources de financement ou de l’état du marché du travail. Durant les années 1970, les comités d’allocation des fonds font souvent le choix de privilégier les équipes qui, parmi celles qui ont de bons projets, sont en difficulté financière. À cette période, le recours aux fonds sur projets pour financer des contrats précaires est strictement limité, voire interdit, pour éviter de nourrir les tensions, déjà très fortes, sur le marché du travail académique.
Dans certains laboratoires enfin, Séverine Louvel a montré que les financements obtenus étaient souvent mutualisés, chaque chercheur pouvant puiser dans des ressources considérées comme communes.
La mise en compétition redéfinie
Cette acceptabilité est remise en cause au milieu des années 2000 par l’émergence de mouvements critiquant la mise en compétition, les agences qui l’organisent et les appels d’offres qui l’instrumentent. L’audience de ces contestations s’explique par le travail politique engagé par leurs militants. Elle tient aussi à de progressifs déplacements dans les usages des appels à projets qui redéfinissent leur sens politique.
Dès le début des années 1990, le ministère de la Recherche en fait un levier central de sa politique scientifique et cherche à renforcer leur sélectivité en y voyant une garantie de la qualité des projets financés. Le financement sur projets est progressivement étendu à de nouveaux champs de recherche.
Sa place est aussi modifiée par les transformations qui marquent les autres financements : dans un contexte de restriction budgétaire, les ressources allouées sur des modalités non compétitives diminuent et le financement sur projets devient l’un des seuls moyens, sinon l’unique, pour financer les travaux de recherche. Les pratiques anciennes de mutualisation sont enfin rendues plus difficiles par l’individualisation progressive de l’attribution des crédits.
Ces effets sont d’autant plus fort que les financements étatiques ne sont pas les seuls à connaître ces transformations : ceux alloués par les collectivités locales, l’Europe, ou les fondations privées connaissent des évolutions proches.
Ces modifications, renforcées par la création de l’ANR et le lancement du Programme des Investissements d’Avenir, ne se traduisent pas systématiquement par un recul de l’autonomie académique : les comités allouant les fonds sont toujours composés de chercheurs et d’enseignants chercheurs et les équipes les plus aptes à réussir dans cette nouvelle donne compétitive bénéficient souvent de conditions de travail qui leur permettent, y compris dans la recherche fondamentale, de mener à bien leurs travaux.
Mais cette nouvelle donne se traduit aussi par des inégalités probablement sans précédent dans le monde scientifique français : en sciences de la vie, l’un des secteurs les plus touchés par la mise en compétition pour l’allocation des crédits, une enquête en cours montre que certaines équipes ont, hors salaire des titulaires, 12 fois plus de ressources que d’autres.
Des risques d’inégalités croissantes
En mettant en place des mécanismes compétitifs sans, parallèlement, instaurer des modalités alternatives de financement ou des mécanismes de régulation, les premières propositions de réforme, si elles sont retenues, créent des conditions favorables à un accroissement des écarts, déjà importants.
Parce qu’ils sont visibles, disposent de ressources importantes, utiles à la préparation des épreuves compétitives, les chercheurs, les laboratoires et les établissements les mieux dotés sont les mieux placés pour renforcer leurs positions. Les promoteurs du texte avanceront que c’est le prix à payer pour qu’ils ne perdent pas de places dans une compétition scientifique, désormais mondiale.
Les contestations rappellent cependant que la généralisation de la mise en compétition, même couplée à la promesse de l’augmentation des moyens, ne suffit pas à assurer la légitimité d’une loi. Cela ne dispense pas d’une réflexion, rarement conduite, sur le niveau acceptable des inégalités, sur l’efficacité de leur accroissement et sur les mécanismes de leur régulation.
La question des inégalités est aussi un défi pour le mouvement qui se structure actuellement : dans un monde scientifique, aux intérêts, aux identités et aux pratiques fragmentés, il n’est pas aisé de construire un front commun contre une mise en concurrence allouant des ressources rares, tout en s’appuyant sur la compétition, un des principes organisant l’activité scientifique depuis longtemps.
Quelle société de la connaissance ?
Les périodes passées, évoquées au début de ce texte, ne doivent pas être considérées comme un âge d’or révolu qu’il faudrait nécessairement retrouver. Elles comptent aussi leur part d’ombre : à ses débuts, le financement sur projets est mis au service des patrons de laboratoire qui dominent le système académique français. Dans les années 1970, il s’apparente à un partage inégalitaire de budgets devenus trop modestes dans un contexte de développement de la précarité de l’emploi scientifique.
Ces époques nous montrent plutôt que la mise en compétition peut être mise au service de bien des projets politiques et que ses formes contemporaines ne sont qu’une modalité parmi d’autres usages possibles. Le débat n’est alors, peut-être, pas réductible à une opposition entre les tenants de la mise en compétition et ses pourfendeurs, les partisans de l’Agence nationale de la recherche (ANR) et leurs critiques, ou les promoteurs des appels d’offres et leurs dénonciateurs.
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Les propositions des États généraux de la recherche organisés en 2006, à l’initiative de « Sauvons la recherche », le rappellent : si son organisation et son rôle différaient de ceux finalement retenus dans la loi, le rapport final synthétisant les propositions de la communauté académique préconisait la création d’une instance distincte du ministère de la Recherche allouant des fonds sur projets.
Il y a, donc, sans doute de la place pour une réflexion, rarement engagée depuis 2006 sur l’ampleur des inégalités légitimes et efficaces, le périmètre et la forme de la mise en compétition et son articulation avec les formes non compétitives d’allocation des ressources.
Ces questions ne concernent pas seulement la communauté académique : les modalités d’allocation des crédits ont des conséquences sur la production des savoirs. Si, comme on ne cesse de nous le rappeler, les connaissances sont un enjeu social, économique et politique, alors c’est la société française dans son ensemble qui est concernée par ce débat.
Jérôme Aust, Docteur en science politique, chargé de recherche, Sciences Po – USPC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.