Hugo Melchior, Université Rennes 2
Le 15 mars dernier, ils n’étaient que 500 étudiants, lycéens, personnels enseignants et parents d’élèves à battre le pavé à Paris contre la loi relative à l’Orientation et à la Réussite des Étudiants (ORE) qui modifie sensiblement les conditions d’accès aux formations universitaires généralistes (Licences) dans la perspective de la rentrée 2018 et qui peut être perçue comme la revanche post-mortem de l’ancien ministre Alain Devaquet.
En dépit de slogans combatifs et d’une marche dynamique bien encadrée par des forces de l’ordre nombreuses, les manifestants ont compris que cette quatrième journée de mobilisation contre la réforme promulguée une semaine auparavant par Emmanuel Macron après la validation par le conseil constitutionnel, constituait un nouvel échec. C’est alors qu’une étudiante en vint à escalader la statue de Jeanne-d’Arc située place des Pyramides, avant de singer avec dérision Jean‑Marie Le Pen en s’écriant « Jeanne, au secours ! », comme ce dernier l’avait fait le 1er mai 2016 en désespoir de cause, huit mois après son éviction du Front national par sa fille Marine Le Pen.
S’il est impossible de savoir si la supplique ironique de cette étudiante a été entendue par la Pucelle d’Orléans, il n’en demeure pas moins que la contestation étudiante a connu, une semaine plus tard, un développement remarqué dans plusieurs universités, alors qu’on ne l’attendait plus, ce qui lui a permis de bénéficier en retour d’un regain d’intérêt de la part des médias de masse.
Ces derniers s’interrogent désormais sur une extension rapide de la protestation des étudiants à l’échelle du pays, alors que le contexte social demeure ô combien tendu avec le début de la grève prolongée des cheminots, à partir du 2 avril, pour la défense du service public ferroviaire et de leur statut, et l’exaspération de nombreux fonctionnaires.
Mais qu’en est-il réellement ? Un scénario de type 1986, c’est-à-dire une mise en mouvement exceptionnelle des enseignés, étudiants et lycéens, est-elle envisageable à court et à moyen terme ?
Une réforme modifiant les conditions d’accès à l’université publique
Le candidat Emmanuel Macron, qui souhaitait voir « franchir une nouvelle étape dans l’autonomisation des établissements universitaires », après les lois-cadres de 2007 (LRU) et de 2013 (ESR), a défendu cette réforme universitaire pendant sa campagne présidentielle. Le nouveau gouvernement la justifia en expliquant qu’il était urgent de diminuer le taux d’échec jugé insupportable en premier cycle, tout en apportant une solution pour en finir avec le très controversé tirage au sort usité depuis plusieurs années pour sélectionner les candidats dès lors qu’on avait affaire à des filières en tension (nombre de candidats supérieur au nombre de places).
Pour ce faire, le gouvernement entendit repenser les règles ordonnant l’admission à l’Université publique afin que « chaque bachelier qui entre dans l’enseignement supérieur puisse en sortir avec un diplôme » comme le déclara la ministre Frédérique Vidal aux côtés du premier ministre.
Les filières généralistes universitaires étaient jusqu’alors demeurées non sélectives, non exclusives, comme l’imposait le code de l’éducation (Article L612-3). Ainsi, devaient-elles permettre à tous les néo-bacheliers désireux d’intégrer ces filières dites « libres » de pouvoir y accéder sans autre prérequis que l’obtention d’un des trois baccalauréats, c’est-à-dire sans avis, ni recommandation.
Les départements universitaires n’avaient pas leur mot à dire, n’étaient pas habilités à interroger la cohérence entre les acquis de la formation antérieure des candidats et les caractéristiques des formations auxquelles ils postulaient. Les néo-bacheliers avaient donc toute latitude pour s’inscrire dans la filière de leur choix, dans la limite des places disponibles, sans pouvoir se retrouver entravés de quelque manière que ce soit.
Or, le gouvernement postula que l’échec en première année était d’abord la conséquence d’un défaut d’orientation des lycéens auquel on devait remédier d’urgence. À ses yeux, il n’était pas acceptable que des néo-bacheliers continuent à se fourvoyer dans des filières qui ne seraient pas a priori faites pour eux étant donné qu’ils n’auraient ni les « compétences », ni les « aptitudes » requises pour espérer réussir dans de bonnes conditions, c’est-à-dire obtenir leur licence en trois ans, et ainsi ne pas risquer inutilement l’échec.
Dès lors, pour le gouvernement, fallait-il aider les lycéens à se diriger dans les méandres de l’orientation post-bac en leur présentant honnêtement et rigoureusement le champ des formations possibles ainsi que leur contenu respectif pour balayer les idées reçues, source d’autocensure chez certains.
Mais également subordonner l’orientation des néo-bacheliers en laissant à ces derniers le soin d’enregistrer librement leurs vœux pendant un temps déterminé sur une plate-forme numérique rebaptisée Parcoursup, avant de conférer aux départements universitaires la mission d’évaluer, de classer et de choisir entre les candidatures reçues celles qui conviendraient le mieux en fonction de prérequis, soit une liste de compétences et de connaissances attendues des postulants. Au cas où l’on jugerait que les caractéristiques d’un postulant ne répondraient pas aux attentes prédéfinies, le département concerné pourrait décider de conditionner l’inscription de celui-ci à l’acceptation d’un « dispositif d’accompagnement pédagogique » qui prendrait la forme d’une année de remédiation.
Ainsi, dorénavant, les universités vont-elles exercer un droit de regard sur les demandes d’admission afin de s’assurer de la concordance, de l’adéquation entre les attendus et les profils des jeunes gens aspirants (néo-bacheliers et étudiants en réorientation).
Dès lors, si l’obtention du baccalauréat reste toujours une condition de possibilité pour accéder à ces licences, elle ne sera plus une condition suffisante pour espérer y entrer automatiquement. Les étudiants pourront, certes, toujours demander à vouloir accéder à la filière qui leur correspond le mieux, mais les départements universitaires pourront tout aussi librement déterminer s’ils consentent à les inscrire immédiatement, ou alors subordonner leur inscription à une remise à niveau.
Une réforme accusée d’imposer la norme de la sélection à l’entrée de l’université
Le gouvernement a répété depuis juillet 2017, et le début de la période de la concertation avec les représentants de la communauté universitaire, qu’il s’agissait bien d’orientation active et d’accompagnement personnalisé pour aider à la réussite du plus grand nombre à l’Université, mais en aucun cas de « sélection » à proprement parler, et de remise en cause du droit à poursuivre ses études.
Comme Alain Devaquet en son temps, le gouvernement a récusé ce qui lui apparaissait comme autant de mésinterprétations, et par là même comme autant de mauvais procès faits à sa réforme par ses détracteurs. Aussi, a-t-il pu se réjouir de voir que sa réforme recueillait le soutien officiel non seulement du premier syndicat étudiant, la FAGE, mais aussi celui du SGEN-CFDT, ainsi que de la majorité des membres du CNESER et des présidents d’université.
A contrario, d’autres organisations syndicales étudiantes, telles que l’UNEF, Solidaires étudiant·e·s, mais aussi de personnels enseignants comme le SNESUP-FSU se sont émues, et réclament aujourd’hui encore l’abrogation de la loi ORE dénoncée comme « une vaste entreprise de destruction du service public de l’enseignement supérieur et de la recherche ».
En effet, si ces organisations entendent lutter tout autant contre l’échec à l’Université, elles refusent que le droit positif contraigne les futurs étudiants à passer par ce qui leur apparaît comme l’institutionnalisation d’une sélection en amont risquant d’aggraver les inégalités entre élèves selon leurs origines sociales, tout en affermissant la mise en concurrence des établissements. Elles entendent défendre le droit et la liberté pour chaque bachelier de s’inscrire dans la filière de son choix, sans être dissuadé, et encore moins empêché par une autorité universitaire sous prétexte de ne pas correspondre au profil recherché.
Le refus d’un « tri » a priori
Ainsi refusent-elles que les étudiants soient dorénavant triés, et a fortiori potentiellement exclus, sans même avoir eu le droit d’essayer de suivre les formations jugées conformes à leurs envies du moment, quitte à se tromper, et risquer l’échec. Ce qui leur apparaît particulièrement choquant, c’est au fond le caractère prédictif qui sous-tend l’esprit de la réforme.
Celle-ci tendrait, en effet, à réduire considérablement l’éventail des futurs possibles pour bien des jeunes gens en postulant qu’il serait possible d’anticiper les succès et échecs des primo-étudiants à partir des succès et des échecs advenus au cours des années au lycée. On essaierait ainsi de lire l’avenir au travers de la relecture du passé récent, comme si le futur ne pouvait pas être autre chose qu’un long étirement du passé, sans possibilité de bifurcation et de révélation dans le développement individuel de chacun.
De nombreux universitaires se sont exprimés dans la presse pour dénoncer cette réforme consacrant à leurs yeux la remise une cause de l’accès de droit à l’Université, et par là même perçue comme une étape décisive dans le processus de réorganisation néo-libérale du système universitaire engagé depuis le début des années 2000 afin que l’Université française devienne davantage concurrentielle et compétitive dans cette « économie du savoir et de la connaissance ».
Pour ces organisations contestataires, la solution réside non pas dans le classement des dossiers et ce qu’ils perçoivent comme une forme de sélection sociale inique, mais dans l’augmentation significative des capacités d’accueil des formations universitaires, et notamment celles actuellement en tension (STAPS, Droit, Psycho). Nécessitant la création d’au moins 7 000 postes d’enseignants titulaires pour améliorer le taux d’encadrement en Licence et la fin du sous-financement des établissements universitaires vu comme une pénurie délibérément organisée par les décideurs politiques pour justifier le cours des réformes, le fait d’agir d’abord sur l’offre de formation permettrait, selon elles, d’apporter une réponse juste et équitable au « choc démographique » auquel est confrontée l’Université publique depuis 2013, et qui devrait perdurer jusqu’en 2019.
La mobilisation étudiante s’accélère t-elle vraiment ?
Alors que les assemblées générales étudiantes (AG) s’étaient caractérisées, depuis le mois de janvier, par la faiblesse du nombre de participants, exceptées à l’Université Paul Valéry de Montpellier et celle de Toulouse qui conteste un projet de fusion, on a pu observer que l’affluence dans les AG avait sensiblement augmenté dans plusieurs universités entre le 22 et 29 mars : 1 000 étudiants à Paris 1, 3 000 Toulouse, 1 000 à Nancy, 3 000 à Montpellier, 700 à Nantes.
On atteint ainsi des niveaux qu’on n’avait pas connus lors de la mobilisation du printemps 2016 contre la loi travail, et qu’on avait dès lors plus vu en France depuis l’automne 2010 lorsque des dizaines de milliers d’étudiants et de lycéens s’étaient mobilisés aux côtés des salariés et des fonctionnaires contre la réforme remettant en cause l’âge légal de départ à la retraite à 60 ans. Toutefois, ce ne sont là que quelques universités qui sont concernées par ces AG de masse. On est encore loin d’une diffusion, à un déploiement comparable à 2007 et 2009, sans même parler de 1986 ou 2006.
On a assisté de façon concomitante à l’extension des « grèves actives » se traduisant, bien que de façon différentielle selon les universités concernées, par la suspension prolongée des enseignements et l’occupation permanente des locaux par les étudiants mobilisés. Ces grèves concernent actuellement une dizaine d’universités sur 85, ce qui est loin d’être anodin, même si cela demeure pour l’heure un phénomène limité.
A titre de comparaison, lors de la mobilisation des étudiants contre le contrat première embauche en 2006, ce sont plus de 50 universités qui furent touchées à la fin du mois de mars, qui marqua l’acmé du mouvement, par des grèves, tandis que lors de la mobilisation fulgurante et exceptionnelle contre le projet de réforme Devaquet à l’automne 1986 on en compta plus de 60.
Par ailleurs, en dépit des appels à manifester de la Coordination nationale de l’Éducation (CNE) constituée sur l’impulsion du SNES-SUP, et qui se rassembla une première fois le 27 janvier 2018 avec plus de deux cents délégués venus d’une trentaine d’universités, le mouvement étudiant et lycéen contre la loi ORE s’est caractérisée jusqu’à présent par l’absence de manifestations de masse dans les principales villes universitaires.
Ainsi, les trois premières journées nationales de manifestations appelées par la CNE, les 1er, 6 et 15 février n’ont-elles jamais rassemblé plus de 20 000 personnes sur l’ensemble du territoire national. En province, pendant ces deux derniers mois, les cortèges n’ont que trop rarement dépassé le millier de manifestants (1 000 à Lille, 1 000 à Toulouse, 500 à Rennes le 6 février).
L’assise numérique trop étroite de ces manifestations rend en l’état illusoire la possibilité de rendre la situation politiquement intenable pour le pouvoir d’Etat, comme ce fut le cas en 1986 (réforme Devaquet), en 1994 (CIP), ou en 2006 (CPE) qui constitue la dernière victoire mémorable d’un mouvement des jeunesses scolarisées contre une réforme gouvernementale (si on excepte la réforme du lycée du Ministre Xavier Darcos reportée sine die après une mobilisation lycéenne qui rassembla jusqu’à 150 000 personnes dans toute la France le 18 décembre 2008).
Plusieurs explications peuvent être avancées pour tenter de rendre intelligible cette situation. Contrairement à 1986, il n’est pas question dans la loi ORE d’augmentation des frais d’inscription et de remise en cause du caractère national des diplômes. Les étudiants actuels ne sont pas concernés directement par la réforme étant déjà étudiants. Le champ syndical et politique contestataire est sinistré avec notamment une UNEF très diminuée, tandis que la crise de confiance dans l’action collective protestataire demeure intacte avec la succession des défaites du mouvement social depuis une décennie.
Enfin, il existe bel et bien une adhésion à l’esprit même de la réforme chez nombre d’étudiants, ce que la sociologue Annabelle Allouch nomme « l’adhésion et la croyance à cette forme institutionnelle d’évaluation de soi et de comparaison avec autrui ».
Alors que la fin de l’année universitaire approche et que la pression des partiels risque de se faire de plus en plus ressentir, y compris chez les militants, les prochaines journées de manifestations permettront de vérifier si, par-delà ces « grèves avec blocage » médiatisées et ces AG, un bond en avant quantitatif est effectivement observé. Mais pour ce faire, encore faudrait-il que les lycéens décident à leur tour d’agir ensemble contre cette réforme…
Les lycéens, premiers concernés, mais grands absents de la mobilisation
Réforme de l’accès à l’Université oblige, 666 002 lycéens inscrits cette année en terminale étaient directement concernés par ce changement des « règles du jeu ». Le risque était donc grand que survienne une mise en mouvement de dizaines, voir de centaines de milliers de jeunes gens refusant de continuer à accepter dans ces conditions la compétition scolaire et la « société du concours ».
Sans doute, le gouvernement se rappelait-il que si les étudiants avaient joué le rôle de fer de lance contre le projet de réforme Devaquet en 1986, l’irruption joyeuse et déterminée des lycéens dans l’espace public avait été décisive pour inverser le rapport de force en faveur des protestataires. Aussi, le 4 jeudi décembre 1986, sur les 800 000 jeunes qui manifestèrent dans les rues parisiennes et en province, bien plus de la moitié étaient des lycéens.
Trente ans plus tard, on ne peut être que frappé par l’absence remarquable des lycéens lors des journées de mobilisation des mois de février et de mars, notamment des futurs néo-bacheliers, alors qu’ils sont les premiers concernés par cette réforme universitaire, et qu’ils auraient eu par voie de conséquence de bonnes raisons de vouloir rendre publique leur opposition collective à ce qui est dénoncé comme la remise en cause de « l’égalité méritocratique des chances ».
Mais jusqu’à présent aucune crise du consentement, aucune rupture d’allégeance de la part des lycéens. Ces derniers ont joué, bon an mal an, le jeu de Parcoursup en allant saisir sur la plate-forme numérique leurs vœux comme le gouvernement les y enjoignait. À défaut d’aller manifester en masse, ils n’ont pas non plus boycotté la plate-forme numérique en expliquant qu’ils refusent de participer à cette grande course à l’orientation du fait de cette réforme.
Dans une enquête menée la semaine dernière auprès d’un échantillon représentatif de lycéens d’un lycée public à Rennes pour tenter de saisir, même imparfaitement, les raisons permettant d’expliquer l’absence de mobilisation de leur part sur un thème pourtant « explosif », voici ce que ces derniers ont mis en avant pour expliquer leur attentisme, et plus largement celui des masses lycéennes : la satisfaction de la fin du tirage au sort, un déficit d’explication de la réforme, le refus de rater des cours, préférer se concentrer sur la préparation du Bac, l’intransigeance supposée du gouvernement, le caractère estimé vain des manifestations de jeunes qui peuvent engendrer qui plus est des débordements et des violences policières, les contrôles de l’administration et des parents jugés dissuasifs.
En dépit de ces constats empiriques posés sans prétention d’exhaustivité, nous ne pouvons évidemment prédire ce qu’il adviendra dans les prochains jours, dans les prochaines semaines. Nous savons seulement que l’histoire des mouvements sociaux en France nous a appris à nous méfier des apparences conjoncturelles…
Hugo Melchior, Doctorant en histoire politique contemporaine, Université Rennes 2
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.