François Lévêque, Mines ParisTech – PSL
Les repas de fêtes sont associés à des produits typiques. Le foie gras, le saumon fumé et une volaille dodue ont toutes les chances d’être sur vos tables dans les jours et semaines qui viennent. Ils sont accessibles à tous les prix, dans les épiceries fines comme aux supermarchés. L’économie de ces produits issus de l’élevage est plus ou moins locale, industrialisée et intégrée. Avant de les déguster, faisons un petit tour de table sur la concurrence agro-alimentaire… qui se conclura par un conte de Noël.
Les caractéristiques et les risques de l’élevage
D’entrée, rappelons quelques caractéristiques de l’élevage. Prenons l’exemple du chapon. Ce coq castré se retrouve dans les assiettes après une vie de basse-cour de 5 à 8 mois. Un cycle long comparativement au poulet industriel prêt à manger en quarante jours. Le chapon grossit lentement. Il gambade aussi à l’air libre contrairement à ses congénères élevés en batterie. Consommée essentiellement durant les fêtes, sa production doit être lancée au début de l’été. Sinon, passé le Nouvel An, il n’aura plus guère de valeur marchande. Sa chair tendre et persillée ne trouvera plus d’amateurs.
La production est également perdue en cas d’épizootie comme la grippe aviaire qui frappe actuellement de nombreux élevages de volailles en France et en Europe. Son virus est transmis par les oiseaux migrateurs qui se déplacent en ce moment vers les pays chauds. Cycles de production qui se comptent en mois ou en année, produits rapidement périssables et problèmes climatiques et sanitaires, voilà les défis auxquels les fermiers sont confrontés.
En effet, ces caractéristiques emportent tout un lot de risques : un risque de prix lié aux difficultés d’anticiper celui qui prévaudra à la date de commercialisation ; un risque de débouché à cause d’une modification possible de la demande et des préférences des consommateurs ; un risque de production car elle est soumise aux aléas de la nature.
De plus les exploitations agricoles sont nombreuses à produire la même chose tandis qu’elles vendent leurs produits à un petit nombre d’entreprises de transformation et de distribution. Dans les négociations commerciales, les éleveurs risquent donc d’y laisser des plumes. Les économistes désignent cette configuration de marché par le terme barbare d’oligopsone. Vous pouvez briller à table (ou passer pour un affreux prétentieux) en l’employant et en ajoutant qu’il provient du grec oligos (peu abondant) et opsônein (s’approvisionner).
On compte par exemple quelques milliers de producteurs de palmipèdes à foie gras alors que trois entreprises agro-industrielles, Delpeyrat, Euralis et Labeyrie dominent le secteur de la transformation. Plus bas à l’aval, la grande distribution commercialise l’essentiel de la vingtaine de milliers de tonnes produites en France. Vous achetez peut-être votre foie gras frais, mi-cuit ou en bocal directement à la ferme ou au marché plutôt que chez Leclerc, Auchan et même Picard Surgelés. Sachez cependant que les ventes en circuit court sont faibles. Sous ces différentes formes, du foie entier au torchon à la pâte à tartiner, la production est commercialisée par les grandes enseignes de la distribution, y compris sous leurs propres marques.
Les contrats d’intégration et de coopération
À ces différents risques, les contrats d’intégration liant producteurs et industriels – dits contrats verticaux – et les contrats de coopération entre producteurs – dits horizontaux – tentent d’apporter des réponses. Voyons comment.
Un exemple du premier type de contrat est un accord sur un prix d’achat offert au producteur par le transformateur qui obtient en contrepartie une garantie d’approvisionnement en volume. Le producteur sait qu’il pourra compter sur une recette minimale avant de lancer sa production et l’industriel réduit le risque de voir sa chaîne de transformation tourner au ralenti et ses clients insuffisamment servis faute de produit.
Tout irait donc pour le mieux entre les parties. Sauf qu’il y a un hic relevé et modélisé par la théorie économique moderne : plus un agent est assuré contre le risque moins il est incité à réaliser des efforts. Pour le comprendre demandez-vous si vous seriez attentif à ne pas cabosser votre voiture en vous garant mal si votre assurance remboursait tout. Un éleveur de palmipèdes bénéficiant d’un contrat de prix garanti sera de même susceptible de relâcher ses efforts pour produire les foies de la qualité finale souhaitée par le transformateur : ni trop gros, ni trop petit, sans tache ni hématome, d’une belle couleur beige ou ivoire. Son contrat doit prévoir des incitations à la qualité, par exemple une prime, pour tenter de corriger cet effet.
Un exemple de contrat horizontal est donné par les coopératives. En se regroupant, les éleveurs peuvent mener toutes sortes d’actions collectives, achats d’aliments en commun, formation et information technique, promotion des produits, demande de labélisations d’origine et de qualité, etc. Les efforts de marketing sont d’autant plus nécessaires que le produit est peu transformé. Les éleveurs ne peuvent s’appuyer sur des entreprises aval qui s’en chargent. Ce n’est pas le cas du foie gras, mais c’est celui du chapon qui ne subit qu’abattage, plumage et emballage. Si vous habitez la région de Rennes, participez à la fête du chapon. La coopérative de Janzé l’organise chaque année.
Les coopératives et autres organisations de producteurs agricoles jouent aussi un rôle clef de contre-pouvoir de marché face à l’industrie et à la distribution concentrées. Regroupés, les producteurs peuvent mieux résister à la pression sur les prix et sur les marges exercées par l’aval. Et ce n’est pas forcément au désavantage des consommateurs. A priori, un marché oligopsonique, devrait emporter leurs préférences.
Il faut savoir en effet que le monopsone, ou plus généralement l’oligopsone, produisent l’effet inverse du monopole (ou de l’oligopole). Vous savez que face à un vendeur unique (ou en petit nombre), vous paierez votre bien plus cher que s’il y avait un grand nombre de vendeurs. Et bien c’est le contraire si vous êtes le seul acheteur (ou faites partie d’un petit nombre d’acheteurs) face à un grand nombre de vendeurs. Dans le premier cas, votre pouvoir de négociation est faible. Dans le second il est élevé.
La théorie économique montre alors que dans une filière à deux marchés un marché oligopsonique à l’amont et un marché concurrentiel à l’aval, le consommateur final profite du pouvoir de marché de l’intermédiaire face aux producteurs. Il bénéficie de la baisse du prix payé aux producteurs. Cependant, si l’intermédiaire, comme dans le cas général de l’industrie et de la distribution alimentaires, domine son marché aval en plus du marché amont, l’avantage du consommateur disparaît.
Petit détour par l’aviculture intensive
Le déséquilibre des forces en présence est patent dans l’aviculture industrielle où les éleveurs sont des purs sous-traitants contractuels des entreprises agro-alimentaires. Rendons-nous aux États-Unis où a été inventé ce modèle d’intégration complète. D’un côté, les entreprises ou intégrateurs fournissent poussins, aliments et médicaments, imposent des standards techniques stricts pour les installations, fixent des objectifs de rendement en gramme de viande produite par gramme d’aliment et par jour ; de l’autre, les éleveurs fournissent les bâtiments, l’eau, l’électricité et leur labeur.
Le contrat de production prévoit aussi un mécanisme de rémunération. Le plus répandu porte le nom de tournoi, mais on est bien loin de la chevalerie. Il comprend un prix de base par kilo produit et une partie variable selon la performance économique de l’éleveur par rapport à la moyenne de ses rivaux. L’intégrateur met ainsi en concurrence les éleveurs pour baisser les coûts et augmenter la productivité. S’ils sont au-dessus de la moyenne, une prime est ajoutée au prix de base. S’ils sont au-dessous, le prix de base est défalqué du montant d’une pénalité. Dans ce dernier cas, la rémunération peut être inférieure au coût ; l’éleveur perd donc de l’argent.
Vous vous demandez peut-être pourquoi les éleveurs américains acceptent un tel contrat léonin ? Tout simplement parce qu’ils n’ont pas d’autres opportunités. Pour des raisons de coûts de transport des poulets, ils ne peuvent faire affaire qu’avec le seul intégrateur de leur coin, en situation de monopsone, donc. De plus, en général, il n’y a pas d’autres activités et emplois possibles pour eux en dehors de l’aviculture, sauf à quitter leur région et à revendre pour une bouchée de pain leurs matériels et installations.
L’aviculture de masse et son modèle d’intégration sont à l’origine de coûts continûment décroissants de la viande de volaille. La France a participé à ce mouvement mais ne parvient plus à le suivre. La filière nationale de la volaille industrielle est en crise car elle n’est plus compétitive vis-à-vis du Brésil, des États-Unis ou de la Thaïlande sur le grand export et de moins en moins compétitive sur le marché français, notamment vis-à-vis des importations de l’Allemagne ou la Pologne.
Le saumon d’élevage, un poulet d’aquaculture
L’industrialisation du poulet selon le modèle américain s’est diffusée à d’autres productions animales. Si ce phénomène intéresse vos amis, vous pouvez leur offrir pour Noël le dernier ouvrage d’Ellen K. Silbergeld, professeur à la Johns Hopkins University. Son titre : La poulétisation des fermes et de l’alimentation (Chickenizing Farms and Food).
Autrefois, exclusivement satisfaite par la pêche, la consommation de saumon provient désormais pour presque deux tiers de l’élevage. À l’instar du poulet, le saumon d’aquaculture a connu une baisse phénoménale des coûts de production. Les mêmes phénomènes (recherche orientée, innovation technique, rationalisation de la chaîne logistique, économies d’échelle dans la production) ont produit les mêmes effets. Cette baisse des coûts de production conjuguée à des efforts de promotion et de marketing a fait faire un bond à la consommation. Elle a augmenté de 8 % par an dans le monde depuis la fin des années 1990 !
C’est la Norvège qui est à l’origine de l’essor. Elle est de loin le premier producteur mondial devant le Chili et l’Écosse. À la différence du poulet sur patte, le poulet à arêtes a donné naissance à une industrie intégrée sur la production. Les entreprises agro-alimentaires du saumon sont en effet propriétaires de la majorité des fermes aquacoles. Elles se sont d’ailleurs constituées en concentrant la production, maillon qui réclamait le plus d’investissements. Aujourd’hui, elles contrôlent de bout en bout toutes les étapes : aliments, alevins et médicaments, élevage aquacole, abattage-découpe, commercialisation et livraison. Certaines sont devenues des entreprises globales, à l’instar de Marine Harvest qui détient le tiers du marché mondial et des fermes dans toutes les grandes zones productrices.
L’autre modèle des produits de qualité
La voie empruntée par l’élevage et la transformation pour donner chapon, foie gras et saumon fumé de qualité est à l’opposée de la précédente. De haut de gamme, voire de luxe, ces produits ne sont pas bon marché car leurs coûts restent élevés ; et leurs coûts restent élevés car la qualité recherchée réclame des conditions d’élevage et de transformation qui réduisent l’étendue des économies d’échelle et des gains de rendements possibles.
De plus, ces produits bénéficient de certifications d’origine et de qualité à l’instar des volailles fermières de Bresse ou du Label Rouge qui signalent la qualité au consommateur et empêchent que les mauvais produits ou producteurs chassent les bons du marché. Enfin, les relations contractuelles entre l’amont et l’aval de ces filières sont autrement plus équilibrées, en particulier du fait du caractère local et régional de beaucoup de ces produits gastronomiques. La consommation de chapon et de foie gras n’est pas devenue globale !
Le chapon n’est élevé et dégusté que dans un petit nombre d’autres pays d’Europe et la France est de très loin le premier producteur et consommateur de foie gras. Cela n’empêche pas les tentatives d’élargissement du marché et de développement des entreprises, mais elles sont nécessairement plus lentes. Citons l’épopée d’Ariane Daguin, dite Mother Ducker, qui fabrique du foie gras dans le New Jersey, ou l’implantation d’Euralis en Chine. Mentionnons également Labeyrie qui réalise sa croissance autour de plusieurs produits fins, le foie gras et le saumon fumé, et plus récemment le jambon ibérique Bellota.
Le monde n’est pas rose pour autant. À cause des épizooties d’abord. La production de foie gras française a baissé d’un quart en 2016 à cause de la grippe aviaire qui a obligé de vider et de désinfecter les élevages au printemps dernier. Le saumon écossais, reconnu pour sa qualité, a de son côté subi des attaques de poux de mer (lepeophtherius salmonis) et d’un virus anémiant proche de celui de la grippe. En conséquence de cette chute de l’offre, vos mets de Noël vous coûteront cette année plus cher.
Et la souffrance des animaux ?
Les éleveurs et les entreprises doivent aussi faire face à la contestation des défenseurs des animaux. Les critiques contre le gavage des canards et des oies sont bien connues même si la démonstration scientifique de la souffrance des palmipèdes à foie gras reste à faire. Le chaponnage, c’est-à-dire l’ablation des testicules internes du coq après incision, qui date des romains et que certains assimilent à un art, est aussi vu comme un acte barbare. De plus, le coq ainsi castré perdra l’ornement de sa crête et de ses barbillons et deviendra incapable de chanter. Paradoxalement, certains ont cru en la vertu aphrodisiaque de ce coq dépourvu d’attributs :
« On trouve dans le gefier [gésier] du chapon une pierre auffi groffe qu’une fève, laquelle rend les hommes hardis & vertueux au combat du lit, & les rend agréable aux femmes ».
Je ne sais pas dans quelle mesure le chapon ou sa congénère, la poularde dont on retirait les ovaires, souffrent. Je sais seulement que le sujet n’est pas nouveau et je vous invite à lire ci-dessous in extenso, en guise de conte de Noël, le « Dialogue du Chapon et de la Poularde » de Voltaire (1763). [Pour lire la fable de La Fontaine « Le faucon et le chapon », je vous laisse en revanche cliquer ici.]
Le chapon est aussi une nourriture spirituelle.
« Dialogue du Chapon et de la Poularde »
Le chapon : Eh, mon Dieu ! Ma poule, te voilà bien triste, qu’as-tu ?
La poularde : Mon cher ami, demande-moi plutôt ce que je n’ai plus. Une maudite servante m’a prise sur ses genoux, m’a plongé une longue aiguille dans le cul, a saisi ma matrice, l’a roulée autour de l’aiguille, l’a arrachée et l’a donnée à manger à son chat. Me voilà incapable de recevoir les faveurs du chantre du jour, et de pondre.
Le chapon : Hélas ! Ma bonne, j’ai perdu plus que vous ; ils m’ont fait une opération doublement cruelle : ni vous ni moi n’aurons plus de consolation dans ce monde ; ils vous ont fait poularde, et moi chapon. La seule idée qui adoucit mon état déplorable, c’est que j’entendis ces jours passés, près de mon poulailler, raisonner deux abbés italiens à qui on avait fait le même outrage afin qu’ils pussent chanter devant le pape avec une voix plus claire. Ils disaient que les hommes avaient commencé par circoncire leurs semblables, et qu’ils finissaient par les châtrer : ils maudissaient la destinée et le genre humain.
La poularde : Quoi ! C’est donc pour que nous ayons une voix plus claire qu’on nous a privés de la plus belle partie de nous-mêmes ?
Le chapon : Hélas ! Ma pauvre poularde, c’est pour nous engraisser, et pour nous rendre la chair plus délicate.
La poularde : Eh bien ! quand nous serons plus gras, le seront-ils davantage ?
Le chapon : Oui, car ils prétendent nous manger.
La poularde : Nous manger ! Ah, les monstres !
Le chapon : C’est leur coutume ; ils nous mettent en prison pendant quelques jours, nous font avaler une pâtée dont ils ont le secret, nous crèvent les yeux pour que nous n’ayons point de distraction ; enfin, le jour de la fête étant venu, ils nous arrachent les plumes, nous coupent la gorge, et nous font rôtir. On nous apporte devant eux dans une large pièce d’argent ; chacun dit de nous ce qu’il pense ; on fait notre oraison funèbre : l’un dit que nous sentons la noisette ; l’autre vante notre chair succulente ; on loue nos cuisses, nos bras, notre croupion ; et voilà notre histoire dans ce bas monde finie pour jamais.
La poularde : Quels abominables coquins ! Je suis prête à m’évanouir. Quoi ! On m’arrachera les yeux ! On me coupera le cou ! Je serai rôtie et mangée ! Ces scélérats n’ont donc point de remords ?
Le chapon : Non, m’amie ; les deux abbés dont je vous ai parlé disaient que les hommes n’ont jamais de remords des choses qu’ils sont dans l’usage de faire.
La poularde : La détestable engeance ! Je parie qu’en nous dévorant ils se mettent encore à rire et à faire des contes plaisants, comme si de rien n’était.
Le chapon : Vous l’avez deviné ; mais sachez pour votre consolation (si c’en est une) que ces animaux, qui sont bipèdes comme nous, et qui sont fort au-dessous de nous, puisqu’ils n’ont point de plumes, en ont usé ainsi fort souvent avec leurs semblables. J’ai entendu dire à mes deux abbés que tous les empereurs chrétiens et grecs ne manquaient jamais de crever les deux yeux à leurs cousins et à leurs frères ; que même, dans le pays où nous sommes, il y avait eu un nommé Débonnaire qui fit arracher les yeux à son neveu Bernard. Mais pour ce qui est de rôtir des hommes, rien n’a été plus commun parmi cette espèce. Mes deux abbés disaient qu’on en avait rôti plus de vingt mille pour de certaines opinions qu’il serait difficile à un chapon d’expliquer, et qui ne m’importent guère.
La poularde : C’était apparemment pour les manger qu’on les rôtissait.
Le chapon : Je n’oserais pas l’assurer ; mais je me souviens bien d’avoir entendu clairement qu’il y a bien des pays, et entre autres celui des Juifs, où les hommes se sont quelquefois mangés les uns les autres.
La poularde : Passe pour cela. Il est juste qu’une espèce si perverse se dévore elle-même, et que la terre soit purgée de cette race. Mais moi qui suis paisible, moi qui n’ai jamais fait de mal, moi qui ai même nourri ces monstres en leur donnant mes œufs, être châtrée, aveuglée, décollée, et rôtie ! Nous traite-t-on ainsi dans le reste du monde ?
Le chapon : Les deux abbés disent que non. Ils assurent que dans un pays nommé l’Inde, beaucoup plus grand, plus beau, plus fertile que le nôtre, les hommes ont une loi sainte qui depuis des milliers de siècles leur défend de nous manger ; que même un nommé Pythagore, ayant voyagé chez ces peuples justes, avait rapporté en Europe cette loi humaine, qui fut suivie par tous ses disciples. Ces bons abbés lisaient Porphyre le Pythagoricien, qui a écrit un beau livre contre les broches.
O le grand homme ! Le divin homme que ce Porphyre ! Avec quelle sagesse, quelle force, quel respect tendre pour la Divinité il prouve que nous sommes les alliés et les parents des hommes ; que Dieu nous donna les mêmes organes, les mêmes sentiments, la même mémoire, le même germe inconnu d’entendement qui se développe dans nous jusqu’au point déterminé par les lois éternelles, et que ni les hommes ni nous ne passons jamais ! En effet, ma chère poularde, ne serait-ce pas un outrage à la Divinité de dire que nous avons des sens pour ne point sentir, une cervelle pour ne point penser ? Cette imagination digne, à ce qu’ils disaient, d’un fou nommé Descartes, ne serait-elle pas le comble du ridicule et la vaine excuse de la barbarie ?
Aussi les plus grands philosophes de l’antiquité ne nous mettaient jamais à la broche. Ils s’occupaient à tâcher d’apprendre notre langage, et de découvrir nos propriétés si supérieures à celles de l’espèce humaine. Nous étions en sûreté avec eux comme dans l’âge d’or. Les sages ne tuent point les animaux, dit Porphyre ; il n’y a que les barbares et les prêtres qui les tuent et les mangent. Il fit cet admirable livre pour convertir un de ses disciples qui s’était fait chrétien par gourmandise.
La poularde : Eh bien ! Dressa-t-on des autels à ce grand homme qui enseignait la vertu au genre humain, et qui sauvait la vie au genre animal ?
Le chapon : Non, il fut en horreur aux chrétiens qui nous mangent, et qui détestent encore aujourd’hui sa mémoire ; ils disent qu’il était impie, et que ses vertus étaient fausses, attendu qu’il était païen.
La poularde : Que la gourmandise a d’affreux préjugés ! J’entendais l’autre jour, dans cette espèce de grange qui est près de notre poulailler, un homme qui parlait seul devant d’autres hommes qui ne parlaient point ; Il s’écriait que « Dieu avait fait un pacte avec nous et avec ces autres animaux appelés hommes ; que Dieu leur avait défendu de se nourrir de notre sang et de notre chair ». Comment peuvent-ils ajouter à cette défense positive la permission de dévorer nos membres bouillis ou rôtis ? Il est impossible, quand ils nous ont coupé le cou, qu’il ne reste beaucoup de sang dans nos veines ; ce sang se mêle nécessairement à notre chair ; ils désobéissent donc visiblement à Dieu en nous mangeant. De plus, n’est-ce pas un sacrilège de tuer et de dévorer des gens avec qui Dieu a fait un pacte ? Ce serait un étrange traité que celui dont la seule clause serait de nous livrer à la mort. Ou notre créateur n’a point fait de pacte avec nous, ou c’est un crime de nous tuer et de nous faire cuire il n’y a pas de milieu.
Le chapon : Ce n’est pas la seule contradiction qui règne chez ces monstres, nos éternels ennemis. Il y a longtemps qu’on leur reproche qu’ils ne sont d’accord en rien. Ils ne font des lois que pour les violer ; et, ce qu’il y a de pis, c’est qu’ils les violent en conscience. Ils ont inventé cent subterfuges, cent sophismes pour justifier leurs transgressions. Ils ne se servent de la pensée que pour autoriser leurs injustices, et n’emploient les paroles que pour déguiser leurs pensées. Figure-toi que, dans le petit pays où nous vivons, il est défendu de nous manger deux jours de la semaine : ils trouvent bien moyen d’éluder la loi ; d’ailleurs cette loi, qui te paraît favorable, est très barbare ; elle ordonne que ces jours-là on mangera les habitants des eaux ils vont chercher des victimes au fond des mers et des rivières. Ils dévorent des créatures dont une seule coûte souvent plus de la valeur de cent chapons : ils appellent cela jeûner, se mortifier. Enfin je ne crois pas qu’il soit possible d’imaginer une espèce plus ridicule à la fois et plus abominable, plus extravagante et plus sanguinaire.
La poularde : Eh, mon Dieu ! Ne vois-je pas venir ce vilain marmiton de cuisine avec son grand couteau ?
Le chapon : C’en est fait, m’amie, notre dernière heure est venue ; recommandons notre âme à Dieu.
La poularde : Que ne puis-je donner au scélérat qui me mangera une indigestion qui le fasse crever ! Mais les petits se vengent des puissants par de vains souhaits, et les puissants s’en moquent.
Le chapon : Aïe ! On me prend par le cou. Pardonnons à nos ennemis.
La poularde : Je ne puis ; on me serre, on m’emporte. Adieu, mon cher chapon.
Le chapon : Adieu, pour toute l’éternité, ma chère poularde.
François Lévêque, Professeur d’économie, Mines ParisTech – PSL
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.