Xavier Hollandts, Kedge Business School et Bertrand Valiorgue, Université d’Auvergne
Les Syndicats agricoles français sont mobilisés contre le groupe Lactalis pour forcer le géant laitier à revoir ses tarifs. Au-delà, la filière laitière française souffre de plusieurs bouleversements. Analyse d’une crise profonde autour de sept questions-clés.
Comment a évolué la filière depuis 1983 ?
L’histoire de la filière laitière en Europe et en France est marquée par plus de 30 années d’économie administrée correspondant à l’application de la Politique agricole commune (PAC). Depuis le 1er avril 2015, les quotas laitiers ont disparu et ont cédé la place à un marché libéralisé des prix et des volumes. Auparavant les volumes étaient décidés à une échelle européenne puis répartis entre les différents pays. La PAC était clairement focalisée sur les volumes et par ricochet sur les prix et a longtemps servi d’amortisseur en permettant une stabilité des volumes et une moindre volatilité des prix. La suppression de la politique européenne de quotas est l’élément le plus visible des transformations à l’œuvre, mais il n’est pas le seul.
Durant la même période, on a observé une déterritorialisation de la production et de la transformation du lait. Alors qu’au début des années 1980, la production et la transformation se faisaient à l’échelle d’un seul et même territoire, les choses ont peu à peu évolué pour aboutir dans les années 2000 à une déconnexion complète de ces deux étapes. Le lait transformé par les industriels ne provient plus d’un territoire défini avec des producteurs identifiés, mais d’un marché du lait globalisé où les industriels s’approvisionnent auprès du plus offrant.
Cette révolution silencieuse de la filière laitière a eu pour effet d’éloigner toujours un peu plus les industriels des producteurs laitiers. Les industriels du lait français s’alignent désormais sur le marché mondial plaçant de facto les producteurs laitiers français face aux réalités hyperconcurrentielles de ce marché.
C’est donc la conjonction d’une plus grande volatilité des prix et d’une déterritorialisation de la production/transformation du lait qui caractérise la situation actuelle. Dérégulation et globalisation se conjuguent et s’amplifient au détriment des producteurs.
Cette nouvelle configuration du marché du lait impacte plus durement la filière française du fait de son organisation. La filière laitière française est en effet structurée de façon asymétrique avec d’un côté des producteurs nombreux et souvent « isolés » (hormis ceux regroupés en coopérative) qui font face à quelques géants qui transforment et commercialisent le lait et ses produits dérivés (Lactalis, Bel, Danone Nestlé, Savencia).
Au sein de la filière laitière, on observe une forte concentration des industriels qui leur donne par conséquent un fort pouvoir de négociation. Les relations entre industriels et exploitants laitiers, insuffisamment organisés d’un point de vue collectif, sont donc fortement déséquilibrées. Les agriculteurs adhérant à une coopérative (elles représentent 55 % de la collecte en France) souffrent un peu moins car les prix payés sont légèrement supérieurs et les bénéfices réalisés peuvent être redistribués aux producteurs.
Quels sont les acteurs clés du marché ?
À l’échelle mondiale, la compétition se dispute essentiellement entre la Nouvelle-Zélande (27 % de la production mondiale), l’Europe (25 %) et les États-Unis (13 %). Du côté des entreprises, le podium mondial est dominé par trois grands groupes : Lactalis (22 milliards de dollars de CA), Fonterra (19 milliards) et Nestlé (18 milliards pour l’activité lait). Les plus grands groupes laitiers mondiaux opèrent à l’échelle planétaire avec des sites de collecte et de transformation présents sur l’ensemble des continents.
À l’échelle européenne, ce sont surtout les grandes coopératives du nord de l’Europe qui dominent telles que Friesland Campina (Pays-Bas, 11 milliards d’euros de CA), Arla (Danemark/Suède, 10,3 milliards de CA) ou encore DMK (Allemagne, 4,6 milliards de CA). Au niveau global, les coopératives européennes assurent la majorité de la collecte et transforment environ 60 % du lait.
En France, la filière est organisée quasiment à parité entre des structures coopératives, collectant 55 % du lait et en transformant 45 %. Les grands groupes privés transforment les 55 % restants. L’export reste un marché important pour les producteurs français puisqu’il représente 35 % des débouchés. En France, hormis Sodiaal, plus grand groupe coopératif laitier (7 milliards de CA), le marché est dominé par des groupes privés, cotés ou non (Lactalis, Danone, Bongrain, Savencia, Bel). Les chiffres d’affaires de ces entreprises sont compris entre 4 et 22 milliards d’euros.
Comment progresse la demande de produits laitiers ?
La demande mondiale est globalement en progression sur le long terme. C’est actuellement le marché international qui tire l’essentiel de la croissance, les marchés français et européen progressant faiblement.
Deux événements conjoncturels sont récemment venus impacter le marché mondial. D’une part, la quasi-fermeture du marché russe, estimé à 100 millions d’euros. Deuxième élément, le ralentissement du marché chinois, longtemps présenté comme le futur eldorado. Le gouvernement chinois avait favorisé l’importation de poudre de lait suite à différents scandales sanitaires, mais divers éléments ont conduit à une hausse des stocks et une moindre progression des importations. Le marché mondial étant moins dynamique que prévu, cela a par la suite orienté les prix à la baisse en raison d’une situation de sur-production.
Cette sur-production impacte plus fortement les producteurs laitiers français. Certains pays européens (Irlande, Pays-Bas, Allemagne, Danemark) ont en effet considérablement augmenté les volumes de production en profitant de la fin des quotas et de la libéralisation des volumes. Ils ont pris des parts de marchés à l’export réduisant d’autant les débouchés pour les producteurs français qui ont moins bien anticipé la fin des quotas.
Les producteurs doivent-ils mieux s’organiser ?
La situation de crise actuelle est également la conséquence de la faible structuration des producteurs en amont de la filière. Les grands transformateurs et industriels se sont organisés depuis longtemps pour bâtir des groupes mondiaux capables de servir des besoins planétaires et capables d’affronter des distributeurs souvent très puissants.
En amont de la filière, les producteurs apparaissent quant à eux peu organisés, voire isolés. Ainsi, les transformateurs voire les distributeurs ont un pouvoir de négociation important et sont en mesure de capter l’essentiel de la valeur dans la filière. La fin des quotas laitiers aurait pu déboucher sur une meilleure organisation de la filière en amont, mais il n’en a rien été.
Actuellement, seul le tissu coopératif agricole permet aux agriculteurs de s’organiser collectivement afin de trouver des débouchés commerciaux et défendre leurs intérêts. Ce système coopératif joue son rôle aujourd’hui en maintenant des prix moins bas et en aidant les agriculteurs à maintenir une activité sur l’ensemble du territoire. Si le système coopératif apparaît comme un système séduisant, il n’en demeure pas moins qu’il doit lui aussi se réinventer dans ce contexte inédit. Trois chantiers apparaissent comme prioritaires :
1- Bâtir des filières intégrées et mieux répartir la valeur : Les coopératives sont historiquement positionnées en amont de la filière laitière, ce qui les fragilise dès l’instant où le marché se globalise et les prix comme les volumes fluctuent. Une solution consiste ainsi pour les coopératives du secteur laitier à sortir de la collecte et redescendre la filière en direction de la transformation et de la commercialisation. En bâtissant et contrôlant des filières intégrées, les coopératives pourront être en mesure de mieux capter et donc redistribuer la valeur auprès des producteurs laitiers. Les producteurs et les coopératives doivent ainsi s’approprier la transformation/commercialisation du lait afin de mieux capter la valeur ajoutée et la faire rejaillir sur leurs exploitations agricoles.
2- Innover et bâtir des marques fortes : les coopératives doivent également se montrer plus innovantes et développer des marques et des labels qui ont du sens pour les consommateurs finaux. Le lait français est un lait de qualité qui est insuffisamment valorisé par les consommateurs qui n’ont pas assez d’éléments d’information pour discriminer la bonne et la mauvaise production laitière. Un des atouts considérables de la filière laitière française est également sa large distribution sur l’ensemble du territoire qui peut permettre à des consommateurs de valoriser la production locale via des circuits courts, voire directs. Il faut pour cela que les producteurs s’organisent mieux et défendent avec plus de conviction leur savoir-faire. Les coopératives ont un rôle clé à jouer dans ce repositionnement stratégique.
3- Réformer la gouvernance : Du fait de la politique de quotas, les producteurs laitiers sont restés pendant très longtemps à distance de leurs coopératives et des organes de gouvernance. Sans un plus grand investissement des agriculteurs et la mise en place de meilleures pratiques de gouvernance, le système coopératif ne pourra pas évoluer. L’évolution du positionnement stratégique des coopératives passe par une gouvernance mieux comprise et partagée entre les acteurs concernés (www.refcoopagri.org).
Faut-il revenir au système des quotas européens ?
La fin de la politique des quotas laitiers est effective depuis le 1er avril 2015. Cette politique qui a prévalu pendant plusieurs dizaines d’années permettait une gestion et une répartition européenne de volumes et indirectement des prix. Les quotas offraient aussi une relative visibilité tant aux industriels qu’aux producteurs laitiers. Les exploitants laitiers touchaient un prix fixé au niveau de l’interprofession, beaucoup moins soumis à des problématiques de forte volatilité.
La fin de cette politique de quotas a fait basculer la filière laitière dans l’ère de la « contractualisation » et désormais chaque producteur laitier contracte avec une entreprise qui peut assurer la collecte et/ou la transformation. La difficulté pour les exploitants laitiers est de ne pas avoir de marge de négociation avec les grands industriels de la filière (Lactalis, Bel, Nestlé, Danone, Savencia) qui imposent de fait leurs conditions et surtout leurs prix. Comme les prix payés aux producteurs laitiers ne sont pas corrélés à leurs coûts complets de production (350 euros la tonne en moyenne), les prix peuvent chuter en deçà de ce seuil comme actuellement (260 euros la tonne actuellement).
Le prix d’équilibre que souhaitent obtenir les exploitants doit surtout leur permettre de faire face à leurs charges. À l’heure actuelle, les prix sont donc éloignés du seuil de rentabilité des exploitants laitiers et cela a pour conséquence de mettre en danger leur trésorerie et leur exploitation. Notons toutefois que le prix du lait peut fortement varier en fonction de sa qualité. Ainsi, le prix du lait bio se situe de façon constante au-dessus des 400 euros la tonne, ce qui permet aux exploitants de couvrir leurs charges et de se verser une rémunération.
Comment éviter le retour des crises ?
La difficulté majeure tient à la forte volatilité du marché du lait qui est imprévisible et n’est pas gérable individuellement. Deux types de mesure sont envisageables pour mieux appréhender cette volatilité :
1- Mieux surveiller les marchés : Les pouvoirs publics (nationaux et européens) et les acteurs de la filière peuvent se doter d’outils de surveillance des marchés qui pourraient permettre d’anticiper l’éclatement d’une crise et de donner une information plus précise aux acteurs qui ajusteront mieux leurs activités. Cette plus grande transparence de l’information à l’échelle européenne peut également permettre de sanctionner les comportements irresponsables qui mettent tous les acteurs en danger. Le marché du lait est caractérisé par de très nombreuses asymétries d’information qui doivent être levées afin d’assurer un meilleur fonctionnement de ce dernier.
2- Sécuriser et stabiliser la production : Plusieurs mécanismes « stabilisateurs » collectifs peuvent être envisagés, tels qu’un tunnel de prix avec des prix minimum et maximum ou bien encore les assurances de marges, telles qu’elles sont actuellement mises en œuvre aux États-Unis. Ces outils assurantiels peuvent aider les producteurs à se maintenir en cas de crise comme celle que nous traversons et d’inscrire leurs activités et leurs investissements sur le long terme. La volatilité des prix est un fléau, mais pas une fatalité. Le récent Farm Bill Américain le démontre. Le manque d’imagination de l’Union européenne sur ces outils assurantiels est incompréhensible.
Quelle est l’ampleur des changements en cours ?
Les difficultés rencontrées par les producteurs laitiers français sont historiquement inédites et la crise actuelle va conduire à la disparition de nombreuses exploitations sur l’ensemble du territoire national. Sans une prise de conscience politique de grande ampleur, seules les très grandes exploitations laitières branchées sur les cours mondiaux vont perdurer (les fameuses fermes de mille vaches).
En complément des drames humains et des faillites, la disparition des petites exploitations ancrées dans leurs territoires va conduire à une perte de l’indépendance alimentaire de la France qui à l’avenir consommera un lait majoritairement produit en dehors de ses frontières.
L’agriculture parce qu’elle permet l’indépendance alimentaire est un secteur stratégique pour la France qui a réussi à conquérir sa souveraineté alimentaire au prix de très nombreux efforts. L’abandon brutal de la Politique agricole commune et la libéralisation rapide des marchés agricoles sont en passe d’anéantir le travail de plusieurs générations sans aucun bénéfice pour la société française.
Xavier Hollandts, Professeur Stratégie et Entrepreneuriat, Kedge Business School et Bertrand Valiorgue, Maître de conférences en stratégie et gouvernance des entreprises – Ecole Universitaire de Management de Clermont-Ferrand, Université d’Auvergne
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.