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Transformation numérique, ubérisation : menaces ou opportunités pour le secteur de la santé ?

Roxana Ologeanu-Taddei, Université de Montpellier et David Morquin, Université de Montpellier

sante-laboratoireS’il est devenu courant de parler de révolution du numérique, force est de constater que le développement d’objets connectés et communicants ainsi que l’essor de nouveaux services sur Internet font émerger des innovations radicales qui bousculent l’économie.

L’exemple de la voiture autonome est sans doute un des plus présents dans les esprits, comportant de nouveaux enjeux : fiabilité technique et sécurité, et surtout le partage de la responsabilité entre les acteurs de la filière du fait de l’intégration de nouveaux entrants (entreprises s’insérant sur un nouveau marché) que sont les majors de l’Internet dont Google, Apple, Microsoft, Amazon. De nouveaux services sont testés, tels le dialogue de la voiture connectée ou autonome avec les équipements domestiques et la commande à distance certains appareils.

Concernant les nouveaux services sur Internet en France, l’économie de plate-forme, dans des secteurs aussi variés que le transport de personne (BlaBlaCar, Uber), l’hébergement (AirBnB), le crowdfunding (Kisskissbankbank), ou encore le stationnement (MonsieurParking), rend obsolètes les modèles existants, notamment dans des secteurs où l’exclusivité d’exercice était garantie par la licence professionnelle.

L’évolution rapide de l’environnement qui touche la santé

Bien que plus protégé que les autres secteurs économiques par des barrières fortes à l’entrée, liées à une régulation publique et à une régulation professionnelle forte (Conseil de l’Ordre national des médecins), le secteur de la santé est lui aussi visé par cette double transformation : émergence de nouveaux produits connectés et de nouveaux services via des plates-formes spécifiques de mise en relation.

Déjà, en cabinet comme à l’hôpital, les technologies de l’information ont été intégrées dans l’exercice quotidien des médecins : logiciels d’aide à la prescription, systèmes d’aide à la décision clinique, messageries sécurisées professionnelles, logiciels de gestion de rendez-vous ou de visite à domicile et surtout logiciels cliniques dont notamment le dossier médical informatisé, permettant l’organisation et le stockage des informations médicales du patient nécessaires à la réalisation du diagnostic et des soins.

La dématérialisation de l’information médicale, loin de se limiter au support de conservation de l’information, induit une transformation des métiers en modifiant les modalités d’échanges et la coordination entre les acteurs de soin, permettant l’émergence de nouvelles pratiques de télémedecine et justifiant le besoin de compétences technologiques spécifiques pour leur réalisation.

Applications santé pour le patient : perte de maîtrise par les médecins traitants ?

Côté patient, de nouveaux sites d’information médicale proposent des services gratuits de conseil plus personnalisés, tels le site Mesvaccins.net, destiné aux voyageurs, édité par une association d’experts en médecine des voyages comportant plusieurs professeurs de médecine. À travers un algorithme de questionnaires en cascade selon le pays de destination et les antécédents du voyageur, il propose des conseils de vaccination ciblés mais également un carnet électronique de vaccination, qui peut être validé par un professionnel de santé (le médecin traitant par exemple), ainsi que des informations médicales à destination des professionnels de santé ou encore une solution logicielle pour la gestion des centres de vaccinations.

Par ailleurs, il existe actuellement plus de 750 applications santé francophones, allant du suivi du diabète à la surveillance de différents paramètres de santé ou encore l’éducation thérapeutique, telle Mission Phosphore, développée par Sanofi et destinée aux patients insuffisants rénaux chroniques pour leur apprendre à mieux prendre leur traitement et faire les meilleurs choix diététiques.

Les médecins sont amenés à s’y intéresser pour pouvoir conseiller les patients; or actuellement il n’existe pas de cadre réglementaire permettant l’évaluation du bénéfice médical rendu par ces applications, a contrario des processus existants pour le médicament ou les dispositifs médicaux.

Deux réponses peuvent être alors envisagées : le médecin devient prescripteur de ces applications en se basant sur les arguments publicitaires et le lobbying des industriels, selon des modèles connus dans l’industrie pharmaceutique, ou bien il s’en désintéresse complètement quitte à laisser le patient choisir selon des critères plus ou moins opaques des classements faits par des magazines et sites grands publics, comme Doctissimo le propose pour les applications visant la gestion du diabète.
ou encore en utilisant une application supplémentaire permettant de rechercher les meilleures applications de santé en se basant sur le retour des utilisateurs.

Dans les deux cas, le médecin traitant peut perdre le contrôle d’une quantité importante d’informations personnalisées et de conseils médicaux susceptibles d’influencer la qualité du suivi du patient. Ce phénomène pourrait-il aller jusqu’à la remise en cause le rôle du médecin, concernant les compétences de diagnostic et les choix thérapeutiques, comme le laissent envisager des discours actuels sur le rôle des big data ?

Du patient connecté au patient autonome ?

Pour l’heure, les projets de big data utilisant les données médicales (Dossier Patient Informatisé, logiciels de télémédecine et appareils biomédicaux connectés) sont encore balbutiants, en raison des difficultés de partage des données, liées notamment au défaut d’interopérabilité des logiciels existants et d’harmonisation des référentiels des terminologies utilisées, dans un contexte où l’organisation du secteur est éclatée et cloisonnée.

Par ailleurs, le traitement des données informatiques dont les big data exigent de redéfinir les responsabilités et les métiers. En effet, l’information médicale est encadrée par la loi, en raison du secret médical. En France, ce sont les médecins des Départements d’Informatique Médicale (DIM) qui ont la responsabilité de traiter ces informations nominales au sein de chaque établissement, nécessaires à l’analyse de l’activité et au remboursement des frais lié à la pris en charge des patients par l’Assurance Maladie. Quid de l’information médicale anonymisée? À qui appartiennent ces données alors, et qui peut avoir la responsabilité de les traiter, de programmer ce traitement et d’utiliser les résultats des traitements automatiques ?

Pour l’heure, Apple et IBM esquissent un nouveau modèle selon lequel les big data provenant de la montre connectée d’Apple alimenteraient le programme d’intelligence artificielle d’IBM, appelé Watson. Les majors de l’Internet ont à la fois la capacité financière, les compétences technologiques, l’agilité exigée par l’innovation et un portefeuille clients mondialisé pour expérimenter des nouveaux modèles de système expert qui pourrait préfigurer l’avènement des médecins « automatiques » ou des patients « autonomes » comme l’annonce le rapport de prospective publié par l’Université d’Oxford. Pour autant, si l’analyse des big data permet d’établir un diagnostic et une proposition thérapeutique pour un individu donné, il reste à définir le partage de la responsabilité médicale avec les éditeurs de logiciels.

Nouveaux services de santé, cheval de Troie de la marchandisation de la santé

Les éditeurs de logiciels et les pure players d’Internet ne sont pas les seuls vecteurs de changement. Des professionnels de santé eux-mêmes utilisent les technologies pour créer de nouveaux services. Par exemple, les applications iDoc24 et Epiderm proposent l’avis payant d’un dermatologue à distance, basé sur les photos et les informations sur les symptômes fournies par les patients. On peut citer également le le site Expenli, qui propose de poser des questions en ligne à des médecins 24h sur 24h, ou encore DirectoDoc qui permet à un patient, à partir de son smartphone, d’activer une demande de rappel par son médecin traitant, qui le rappelle pour une consultation téléphonique lorsqu’il est disponible. Un autre site édité par une association médicale, Deuxièmeavis.fr propose aux patients une expertise d’une situation médicale donnée, en dehors du cadre tarifaire fixé par la CNAM. Ce type de sites annonce-t-il l’essor d’une offre payante, telle qu’initiée par de nombreuses applications de télémédecine sur smartphone aux États-Unis?

Le cadre réglementaire restrictif de l’exercice de la télémédecine favorise paradoxalement l’émergence de services médicaux payants, en marge du système de remboursement, permettant d’exploiter le potentiel d’Internet et de répondre à une demande de facilité et l’accessibilité d’un service médical standard. Récemment, le Conseil de l’Ordre des Médecins a pointé cette contradiction, en appelant récemment à une régulation du secteur tout en garantissant une souplesse à la télémédecine qui, à travers la digitalisation du dossier du patient, a été intégrée dans l’exercice quotidien des médecins.

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Uber dans la santé ?

En marge du service médical et de l’information médicale, de nouvelles plates-formes de mise en relation visent des marchés précis, telle la réservation des rendez-vous médicaux en ligne ou le transport des patients.
Pour la réservation des rendez-vous médicaux en ligne, plusieurs acteurs se disputent le marché : Doctolib, KelDoc, Dokiliko ou encore Allodocteurs. Parmi eux, MonDocteur.fr, qui a été racheté par Doctissimo, la marque santé du groupe Lagardère, se différencie en apportant un service complémentaire : il vient de s’associer avec Uber afin de permettre à ses utilisateurs de réserver un chauffeur pour se rendre chez leur médecin.

Cependant, le modèle économique de la plate-forme ne peut rester qu’à la marge du secteur de santé, puisque ce modèle exige l’existence d’un marché concurrentiel, sur lequel de nombreux fournisseurs de services sont présents (les chauffeurs de taxi pour Uber) et la définition d’un service standard (le transport des personnes pour Uber). Ces conditions ne sont pas remplies par le service médical puisque la France est affectée par une pénurie de médecins et que le service médical ne peut pas être défini de façon standard à grande échelle. À moins que certains médecins délaissent le cabinet pour l’expertise en ligne ou encore que les éditeurs d’applications et services en ligne ne sous-traitent l’expertise médicale à des médecins situés à l’étranger, phénomène peu probable en raison de la législation du marché du travail. De plus, la prescription médicale, engageant la responsabilité juridique du prescripteur, n’est pas proposée par les applications et les services existants, en dehors du cadre de la télémédecine.

Mais Uber propose un service innovant (l’accessibilité et la flexibilité de la commande), qui se différencie par rapport au service existant perçu comme insuffisant (cher, contraignant, peu pratique – puisqu’il faut souvent faire une commande à l’avance), fourni par des acteurs en situation de monopole. C’est bien l‘offre d’un service innovant qui doit rester l’objectif de la transformation digitale du secteur de la santé.

Du côté du système de santé nous pouvons imaginer l’accessibilité et la facilité au cœur de l’innovation pour le patient, telle que la e-prescription, implémentée au niveau national dans plusieurs pays tels le Royaume-Uni, la Finlande et la Suède, pour faciliter le transfert d’ordonnances entre médecins et pharmaciens et permettre aux patients de consulter les ordonnances prescrites et délivrées.

Du côté du médecin, qu’il s’agisse d’applications et services médicaux à distance ou de l’utilisation d’ algorithmes prédictifs qui permettent d’analyser les Big Data pour proposer des diagnostics et thérapeutiques, se pose la question de la redéfinition de son métier : quelle est la part du métier qui n’est pas automatisable ? quelle est la part du métier qui ne peut se faire qu’en face à face ? Quelles sont les situations pour lesquelles la relation entre le médecin et le patient (écoute, soutien psychologique) et l’examen clinique sont particulièrement indispensables par rapport aux autres informations numérisées ?

Éviter le syndrome Kodak

Le numérique pousse le secteur de santé à des changements, ce qui peut entraîner un risque de résistance de la part des acteurs du système (professionnels de santé, instances de régulation, établissements publics et privés), soucieux de ne pas remettre en question les règles du jeu et à les redéfinir en prenant en compte les nouveaux entrants. Or, le syndrome de la citadelle assiégée risque d’aboutir à l’effet Kodak : la continuité d’un modèle économique qui avait fait ses preuves (vente de la pellicule photo argentique) en négligeant les changements de l’environnement et les impacts de la technologie, ce qui a poussé Kodak à la faillite.

Car la question qui se pose aux acteurs du système de santé n’est pas de s’orienter vers la régulation et/ou la dérégulation, vers des services payants ou gratuits, ou encore vers l’utilisation des technologies d’information ou leur refus, mais comment utiliser le numérique comme une opportunité pour mieux prendre en charge les patients, en leur proposant de nouveaux services, plutôt que de subir la technologie et les modèles proposés par les éditeurs. La transformation digitale du secteur doit passer par une analyse des risques et enjeux associés aux différentes technologies utilisées, comme cela est fait pour la voiture autonome.

The Conversation

Roxana Ologeanu-Taddei, Maitre de conférence, HDR, Management des sytèmes d’information et santé, Université de Montpellier et David Morquin, Docteur en Médecine, CHU Montpellier, Université de Montpellier

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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