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Le trafic d’antiquités : un marché vieux comme le monde

Photo credit: dynamosquito on Visual hunt / CC BY-SA
Portrait de garde perse Photo credit: dynamosquito on Visual hunt / CC BY-SA

Martin Godon, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

Tunis, début juin : la Garde nationale de l’Aouina a démantelé un réseau criminel de trafic d’antiquités concernant des manuscrits en hébreu et destinés à être vendus sur le _dark web_pour plusieurs millions de dollars.

Un mois auparavant, les autorités italiennes ont révélé la saisie de plus de 23 000 pièces d’antiquités dont 118 égyptiennes, perquisitionnées dans un port de Naples. D’autres artefacts auraient été également trouvés le même mois, à Rome cette fois, détenus par des hommes d’affaires roumains qui comptaient les vendre sur Facebook.

Si le sujet du trafic d’antiquités est apparu sur le devant de la scène médiatique ces dernières années, plus particulièrement en raison de l’activité de Daech – dont il serait une des principales ressources financières – il s’agit d’un trafic très ancien aux rouages particulièrement complexes.

Un marché qui ne s’improvise pas

Au plus fort du conflit, des chiffres atteignant plusieurs centaines de millions de dollars furent relayés, fondés sur des extrapolations de chiffres publiés dans un reportage du journal The Guardian. Les fouilles clandestines, de grande ampleur sur des sites syriens comme Mari ou Apamée, furent présentées comme autant de preuves d’une attaque en règle du patrimoine archéologique syrien organisée par Daech. Le tableau qui fut fait du pillage sous l’égide de Daech se voulait industriel.

Or, il ne suffit pas de faire un trou pour y trouver quelque chose. L’ampleur des destructions sur les sites n’est en rien proportionnelle au nombre de pièces pillées. Si les informations provenant de sites partiellement détruits sont catastrophiques car elles témoignent de la disparition à jamais de contextes archéologiques jusqu’alors préservés, elles ne permettent pas d’évaluer le nombre, la nature la qualité et donc et la valeur marchande du matériel pillé.

L’enquête « Trafic d’art : l’ombre de Daech », sur France 2, 2014.

De même, le rapport entre l’investissement supposé de Daech (temps, main d’œuvre, contrôle) et les gains immédiats est à évaluer par rapport au prix réel d’une antiquité venant juste d’être illégalement mise au jour.

Entre le prix d’une antiquité sortie illégalement de terre et celui d’antiquité pouvant être présentée sur le marché légal, on passe aisément d’une centaine de dollars au mieux à plusieurs centaines de milliers de dollars pour des pièces exceptionnelles. En 2011, Sotheby’s New York réalisa la vente d’une statue grecque attribuée au sculpteur Timothéos d’Épidaure (IVe siècle avant J.-C.) pour un montant de près de 20 millions de dollars.

Un acteur local, en Syrie ou en Iraq, souhaitant faire fructifier le fruit d’un pillage, devra donc investir avant de récolter une réelle plus-value, de même qu’un antiquaire investira dans un émissaire et des sous-traitants pour acheter sur place, faire sortir de la zone, dissimuler plusieurs années puis entreprendre le « blanchiment » de la pièce afin de la vendre au prix du marché.

Statue d’une néréide ou d’Aura sur un cheval, en marbre pentélique, trouvée à Épidaure. La déesse est représentée assise sur un cheval surgissant de l’Océan. Œuvre du sculpteur Timothéos, vers 380 avant J.-C.
National Archaeological Museum in Athens/Wikimedia, CC BY-ND

Contrôler ce type de marché ne s’improvise pas, cela demande d’être affranchi, suffisamment bien introduit auprès des acteurs participants à l’écosystème du trafic de biens et substances illicites à tout le moins entre le Moyen-Orient et l’Europe. Si les liens entre groupes terroristes et l’écosystème du crime organisé a été révélé à de nombreuses reprises, il s’agit le plus souvent de transactions marchandes : achats d’armes, achats de services auprès de filières de transports de biens et de personnes. En l’occurrence, Daech et ses avatars seraient donc clients et non acteurs du crime organisé en dehors des territoires ayant été ou étant encore sous leur contrôle.

La longue histoire du pillage

Depuis la chute du parti Baas de Saddam Hussein au printemps 2003, la question du trafic d’antiquités s’est invitée dans les musées occidentaux, chez les antiquaires, chez les archéologues, auprès des agences onusiennes et dans les législations nationales comme en témoigne la prise en compte par ces acteurs des listes de biens culturels pillées éditées par le Conseil international des musées (ICOM).

L’ampleur des pillages dans les musées irakiens, associée à une opération militaire contestée bien que menée au nom de la liberté (Operation Iraki Freedom), opposa frontalement les objectifs théoriques de cette opération aux engagements internationaux sur la protection du patrimoine en contexte de guerre, dont l’un des premiers textes ayant valeur législatifs fut formulé lors de la Convention de la Haye en 1954, peu après les destructions complètes de villes durant la Deuxième Guerre mondiale.

Le film Monuments Men, sorti en 2013 retrace l’histoire des biens culturels volés sous le régime nazi.

Le second protocole de la Convention de La Haye, ratifié en 1999, introduisit des outils législatifs pour lutter contre le trafic de biens culturels au niveau international. Car c’est bien de la notion de pillage, de vol, de captation par un tiers d’un « héritage culturel » dont il s’agit.

En France, cette question se posa dans le sillage tumultueux de la Révolution française qui vit le pillage et la destruction des symboles religieux et de la noblesse élevé au rang d’acte salutaire et révolutionnaire. C’est un fait marquant des victoires dont on retrouve la trace près d’un millénaire avant J.-C. dans le concept de guerre totale assyrienne : destruction des champs et vergers, mise à sac des villes pillages systématiques s’accompagnant de macabres mises en scènes.

Il importe de noter que la notion de pillage est intimement liée à la définition légale du patrimoine culturel, définition qui évolua grandement depuis le XVIIIe siècle. Les premières fouilles archéologiques au Proche-Orient, dans les territoires Ottomans, permirent d’abonder légalement les musées européens en pièces archéologiques, selon la règle des tiers associée aux fouilles archéologiques (un tiers pour le propriétaire terrien, un tiers pour la Sublime Porte ottomane, désignant l’Empire ottoman dans les relations internationales, le dernier tiers pour le fouilleur et son commanditaire), ce jusqu’en 1884.

Puis l’époque des mandats français et anglais ne fut pas en reste, faisant perdurer une tradition d’achats, de dons privés et publics dont la légalité fait actuellement débat entre des états qui s’estiment lésés et des musées nationaux européens.

Journée de débat lors du 9ᵉ festival d’archéologie de Nyons (2015) consacrée à la question du pillage.

Patrimoine mondial, une notion trompeuse

Héritage, patrimoine, biens culturels : des termes qui reflètent l’ambiguïté liée au statut des artefacts archéologiques. La notion de patrimoine mondial chère à l’Unesco (Convention du patrimoine mondial, ratifiée par 193 pays) est trompeuse.

Le bien inscrit au patrimoine mondial par un état reste la propriété de l’État.

De fait, ces termes indiquent bien la problématique liée aux antiquités, à savoir la question de leur filiation et de leur propriété. Car le patrimoine présente une valeur marchande en plus de celles historique et culturelle. C’est cette valeur marchande qui incitât les états à se doter de lois justifiant son appropriation lors d’excavations en régulant le cadre archéologique ainsi que le marché privé des antiquités, à l’instar des lois de mise en valeur des ressources naturelles dans le sol et les sous-sols.

Ces lois, variables d’un état à l’autre pour les ressources naturelles, font l’unanimité concernant les artefacts archéologiques.

Vénalité étatique

Si on peut se réjouir d’un tel niveau de protection, soulignons tout de même l’aspect vénal de ces démarches. Versé au trésor national d’un état, son « patrimoine » matériel, sites archéologiques et monuments historiques, collections des Musées Nationaux, vient soutenir deux mamelles de l’économie nationale : la capacité à emprunter à taux bas grâce à une bonne notation de la dette souveraine (en cas de défaut souverain, un pays pourra se trouver dans l’obligation de céder une partie de ses actifs, dont certains pans de son patrimoine) et une valorisation pécuniaire sensible dans le PIB via le tourisme culturel, dont dépendent nombres de pans de l’économie.

Par exemple, les investissements saoudiens et émiratis dans la culture ne sont pas seulement motivés par l’altruisme mais témoignent de la nécessité de diversifier une mono-économie fondée sur la rente pétrolière.

En plaçant une partie de cette rente dans l’acquisition et la valorisation d’antiquités et d’œuvres d’art ou dans le développement du tourisme archéologique, Riyad et Abu Dhabi atteignent deux objectifs : convertir des dollars en valeur sûre et monnayable dans toutes les devises tout en bénéficiant du potentiel touristique créé par des infrastructures bénéficiant de parrainages prestigieux, comme celui du Louvre.

Louvre Abou Dhabi, 15 avril 2018.
Wikiemirati/Wikimedia, CC BY-NC

Dans ces projets, la France tire son épingle du jeu en exportant son savoir-faire en matière de gestion culturelle et de valorisation archéologique. Le Louvre d’Abu Dhabi ainsi que le projet de parc naturel et archéologique dans la région d’Al Ula en sont deux exemples flagrants.

Valeur refuge

À la différence de placements spéculatifs, l’investissement dans l’antiquité est une valeur refuge. Ses hauts rendements à la revente en font un bon dépôt sans risque de pertes, sa valorisation marchande (expositions, produits dérivés, revenus touristiques indirects), en fait un placement particulièrement rentable.

Rien d’étonnant à ce que la liste Unesco du patrimoine mondial soit de plus en plus utilisé comme un label garantissant aux États une visibilité et une respectabilité culturelle dynamisant le secteur touristique.

Le financement de cette organisation internationale, particulièrement tendu depuis la suspension de la participation des États-Unis en 2011 (-22 % du budget) et leur retrait de l’organisation en 2017, repose sur la générosité des États membres, favorisant le clientélisme.

Sur la liste Unesco, on note la prédominance des sites localisés en Europe de l’Ouest, qui témoigne d’une urgence post Deuxieme Guerre mondiale, d’un atavisme occidental dans la définition physique du patrimoine matériel, et d’une capacité financière à investir dans l’infrastructure et la recherche scientifique permettant de répondre aux critères déterminants pour le classement.

Une réglementation aux portes dérobées

De fait, les réglementations internationales reposent sur des accords de principes reconnus par les pays signataires. Il revient cependant aux états signataires de les appliquer.

Les mécanismes de contrôle reposent sur un système procédural descendant « top-down » impliquant la collaboration volontaire de l’état signataire qui a la charge d’organiser les services compétents sur son territoire. De même, l’intervention d’ONG reconnues par et travaillant pour l’Unesco, telles que l’ICOMOS (conseil international des monuments et des sites), l’ICCROM (Centre international d’études pour la conservation et la restauration des biens culturels) ou l’ICOM passe par les comités nationaux, eux-mêmes souvent sous la tutelle d’un ministère d’État.

En cas de manquement aux principes édictés, ces institutions internationales n’ont guère les moyens de les faire respecter, au-delà de déclarations de principe.

Ce système de contrôle reposant sur la bonne volonté des États a ainsi ses limites, notamment du fait de délais de procédures particulièrement longs. Ainsi, les destructions puis les travaux de rénovation urbaine dans la zone tampon du site d’Amida à Diyarbakır débutées fin 2015 n’ont toujours pas fait l’objet d’une inspection sur site, cette procédure impliquant une invitation de l’état membre.

Les murailles de la citadelle d’Amida, Diyarbakir, patrimoine historique de la région à forte prédominance kurde (2004).
Photo by Bertil Videt/Wikimedia, CC BY-SA

Quels interlocuteurs en temps de guerre ?

Ce mode de fonctionnement onusien présente en outre le défaut de se priver d’interlocuteurs légitimes en cas de conflits.

Le théâtre syrien en est l’exemple : à l’heure actuelle, qui a la responsabilité légale des sites classés au patrimoine mondial alors qu’une partie des membres du conseil de sécurité de l’ONU ne reconnaît plus le régime en place à Damas et qu’une autre le soutient ?

Légalement, le plan d’action proposé par la France en décembre 2016 lors de la Conférence d’Abu Dhabi et reposant sur la « mise en place d’un réseau international de refuges, c’est-à-dire un réseau de pays s’engageant sur des garanties communes pour accueillir, de manière temporaire, les biens culturels d’un pays faisant face à une situation de conflit armé », peut-il être appliqué sans consensus sur la représentation institutionnelle dudit pays ?

Voyages des biens culturels

À l’échelle nationale française, la réglementation régissant les allers et venues de biens culturels vers et en dehors du territoire repose sur le Code du Patrimoine dont le rôle est en priorité de définir ce qu’est un trésor national et d’en empêcher l’exportation, si d’aventure l’État français souhaitait s’en porter acquéreur.

Le code précise que les trésors nationaux recouvrent les collections des musées mais également les autres biens – privés – répondant aux critères historiques, artistiques ou archéologiques pouvant les y identifier.

Pour déplacer ces biens hors de France, un certificat d’exportation (pour les pays de l’UE), et une licence d’exportation (formulaire douanier pour les pays hors UE), sont nécessaires. Ces certificats sont délivrés après passage d’une requête sur formulaire devant une commission d’experts placée sous la tutelle du Conseil d’État. Cette commission a la charge de retenir les biens culturels susceptibles d’être acquis au titre de trésor national et versés aux collections publiques. Sauf acquisition par l’État dans les 30 mois, ou si le propriétaire refuse l’offre d’achat, le certificat d’exportation doit être délivré.

Loin d’être formulé afin de lutter contre le trafic de biens culturels, ce système est avant tout conçu afin d’accroître les collections nationales et d’enrichir le patrimoine de l’État. Dès lors, et pour éviter un encombrement procédural, dont des procédures judiciaires coûteuses et rarement couronnées de succès, il est tentant de ne filtrer que les pièces ayant un intérêt intrinsèque à être acquises par l’État.

Certes, le certificat d’exportation n’a pas valeur de certification d’authenticité ni d’origine, mais la multiplication de ces certificats obtenus en passant d’un pays à l’autre fait acquérir à l’antiquité un premier niveau de légitimité.

Combien vaut une antiquité ?

Une pièce dérobée dans un musée, dans un dépôt de fouille ou sur un site archéologique documenté par des relevés, des photos et des études publiées sera identifiée comme pillée si elle apparaît sur le marché légal.

Les procédures pénales à l’encontre du vendeur et de sa filière d’approvisionnement en seront facilitées. Un juge d’instruction aura suffisamment d’éléments à charge pour ordonner une enquête pouvant conduire à des mises en examen et des perquisitions.

C’est pourquoi ces pièces ne se retrouvent que peu sur les marchés légaux. Elles sont ainsi surtout destinées au marché noir, à une clientèle avertie prête à acquérir un objet volé dont l’utilisation publique (prêts pour des expositions) et la revente seront compromises. Investissement non spéculatif sur le court terme, ces pièces sont vendues à un prix inférieur à leur valeur sur le marché légal.

Inversement, les pièces provenant de pillages de sites n’ont jamais été inventoriées auparavant. D’un point de vue légal, il sera donc difficile d’en tracer l’origine et de prouver le vol, le recel et la contrebande hors du pays supposément d’origine.

Le but consistera donc à lui créer une identité légale dont l’histoire factice sur le sol européen lui permettra de répondre aux critères de provenance et en fondera l’authenticité en tant qu’antiquité relevant du domaine privé.

The ConversationDu fait de la longue histoire des emprises royales, napoléoniennes puis coloniales de nations européennes au Levant, Syrie et dans les vallées du Tigre et de l’Euphrate notamment, l’Europe reste une destination de choix pour y écouler des artefacts archéologiques pillés dans ces régions, ce sous couvert d’une vieille collection ou d’un héritage, et donc d’y blanchir une antiquité avant même de l’exporter ensuite vers les marchés asiatiques ou américains où la demande dépasse l’offre et fait monter les prix.

Martin Godon, Archéologue, Institut Français d’Études Anatolienne, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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