Stéphanie Chatelain-Ponroy, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM); Alain Burlaud et Aude Deville, Université Nice Sophia Antipolis
L’évaluation est un outil majeur. Elle est utilisée afin de valoriser actions et décisions, de rendre compte du chemin parcouru et de celui qu’il reste à parcourir, d’indiquer si les objectifs sont atteints et de permettre leur négociation. Importante pour la discipline « contrôle de gestion », elle lui emprunte des outils, des techniques, des procédures. L’évaluation essuie néanmoins également de nombreuses critiques : elle est accusée de simplifications, de représentations caricaturales, voire de mener à des prises de décision absurdes. Derrière tous ces reproches se cache une question centrale, celle du « sens » de l’évaluation.
Gare aux « mythes rationnels »
Une évaluation qui fait sens est une évaluation qui n’est pas mobilisée comme un « mythe rationnel ». Ces derniers sont des structures institutionnalisées qui donnent l’illusion de la rationalité car reposant sur des indicateurs, présentés abusivement comme des mesures, alors qu’ils résultent d’un processus de « quantification ». L’évaluation n’implique pas que les indicateurs chiffrés soient une garantie de vérité et d’objectivité.
Prenons l’exemple d’un indicateur de performance très fréquemment utilisé pour estimer la performance d’un point de vente (et de ses vendeurs) : le chiffre d’affaires divisé par le nombre de vendeurs. Cet indicateur est facile à calculer et à comprendre. Néanmoins, il fait supporter la responsabilité de la génération du chiffre d’affaires aux vendeurs. Or le chiffre d’affaires peut dépendre également de l’assortiment et de la qualité des produits, de la zone de chalandise et de son accessibilité, de l’intensité de la concurrence… Autant de facteurs qui ne relèvent pas de l’engagement, des compétences et de la motivation des vendeurs, lesquels ne devraient donc pas être évalués au prisme de cet (ou de ce seul) indicateur.
Dans un tout autre domaine, considérer que l’activité d’un médecin hospitalier est plus performante lorsque le nombre de malades qu’il fait hospitaliser s’accroît, parce que cette activité permet à l’hôpital d’augmenter ses ressources, c’est toucher à l’absurdité d’un indicateur qui déconnecte le sens de l’activité de sa mesure. De nombreuses recherches en entreprise ont montré que ce type de dispositifs pouvait être porteur d’effets pervers et risquait d’orienter les comportements dans un sens inadapté.
Être utile aux évalués
Une évaluation qui fait sens c’est aussi une évaluation utile en tout premier lieu à ceux qui sont évalués. L’un de ses rôles premiers est en effet d’estimer la pertinence des actions et des décisions prises au regard d’une mission déclinée en objectifs. Ainsi l’évaluation vise-t-elle l’amélioration continue, l’identification des bonnes pratiques, le partage d’expérience et l’apprentissage organisationnel.
Pourtant, dans bon nombre de nos structures (unités de recherche, universités, hôpitaux, entreprises, etc.), les points d’attention de l’évaluation portent avant tout sur la conformité à une norme ou un référentiel (normes IAS/IFRS, référentiel RSE, indicateurs de qualité et de sécurité des soins, etc.). Or ce référentiel est souvent implicitement porteur de valeurs. Il peut donc renforcer ou transformer le système de valeurs de l’organisation, et modifier la répartition du pouvoir entre les parties prenantes internes et externes. Par ailleurs, il oblige à structurer les aspects à valoriser en fonction de leur conformité à une norme administrative. Il risque de ce fait d’aboutir à une uniformisation et une perte d’innovation.
La question posée est donc la suivante : in fine l’évaluation n’est-elle pas souvent conçue pour faciliter le travail des évaluateurs davantage qu’aider les évalués ?
L’importance du sens de l’évaluation
L’évaluation est déterminante pour éclairer toutes les parties prenantes engagées dans une organisation, et de cet éclairage dépend l’engagement et la mobilisation des compétences. Il est donc important de s’interroger sur le « sens » de l’évaluation, car elle peut être un moteur pour aller mieux et plus haut… Ou tout le contraire !
Plusieurs chercheurs se sont penchés sur cette question dans le numéro du printemps 2018 du Libellio d’Aegis, revue électronique créée en 2005 par Hervé Dumez. Espace de débat interdisciplinaire libre et ouvert, cette revue traite de grandes questions scientifiques, notamment en gestion.
Parmi les questions traitées : comment les notions d’accountability et de valuation interrogent-elles la question de l’évaluation ? En quoi le phénomène de financiarisation bouleverse-t-il les modes d’évaluation des entreprises ? Que nous disent l’obsession instrumentaliste, la quantophrénie, et les dispositifs d’évaluation des agents du sens du contrôle dans les organisations publiques ? Pourquoi la réflexion sur ce qu’est l’évaluation est-elle relancée par la discussion critique des possibilités de contrôle engendrées par le big data ?
Ces éclairages précieux apportent des éléments de réponse à la question que tous les auteurs de ce numéro posent en filigrane : « et si évaluer, au sens où on l’entend habituellement, ne servait finalement à rien ? »
Production des chercheurs, prise en charge des patients, performance des organisations, niveau des élèves… L’évaluation est présente dans presque toutes nos activités. Mais est-elle utile ?
Stéphanie Chatelain-Ponroy, Professeur des universités, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM); Alain Burlaud, Professor emeritus et Aude Deville, Professeur des Universités à l’IAE de Nice, Université Nice Sophia Antipolis
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.