Pierre Bréchon, Sciences Po Grenoble
Jamais une élection présidentielle n’avait, sous la Vᵉ République, connu autant de rebondissements et jamais la campagne n’avait été aussi longue.
En 2016, le désaveu du Président sortant était très fort dans l’opinion. Les socialistes étaient très divisés entre frondeurs et soutiens du premier ministre, Manuel Valls. Les premiers ont réussi à imposer au Président de passer par l’épreuve des primaires ouvertes s’il voulait se représenter. Emmanuel Macron, ministre de l’Économie, a lancé le mouvement En Marche ! en avril, avec la volonté de rompre avec l’alternance au pouvoir des grands partis de gouvernement, et en espérant porter une dynamique nouvelle autour d’un programme centriste et d’un renouvellement de la classe politique. En août, il rompait complètement avec les socialistes en quittant le gouvernement.
L’opération était alors jugée peu crédible par presque tous les observateurs avisés qui se rappelaient de l’échec de Raymond Barre en 1988, manquant d’une force politique pour porter sa candidature. Beaucoup se rappelaient aussi de l’échec de François Bayrou en 2007, rompant l’alliance traditionnelle des centristes avec la droite. Il avait alors attiré à la fois des déçus de la droite, inquiets du profil de Nicolas Sarkozy, et des électeurs de gauche, peu convaincus par la candidate socialiste. Bayrou avait réussi un très beau score au premier tour (18,6 %), mais n’avait pas été qualifié pour le tour décisif.
Un désaveu aux primaires des principaux ténors de la droite et de la gauche
Aux élections régionales de 2015, le Front national se hissait au rang de premier parti en France avec au premier tour près de 28 % des suffrages exprimés, ce qui indiquait que sa candidate avait de très fortes chances d’être présente au second tour de la présidentielle et d’y faire un score très important.
Dans cette conjoncture, Alain Juppé semblait très bien placé pour être le candidat de la droite et emporter l’élection présidentielle, tant le désir d’alternance semblait fort dans le pays. En novembre 2016, la primaire de la droite et du centre, pour la première fois ouverte à l’ensemble des sympathisants, allait connaître un grand succès de participation, mais aussi révélé le désir très fort de changement, puisque Nicolas Sarkozy était éliminé au premier tour et Alain Juppé au second. La large victoire de François Fillon à la primaire pouvait alors faire penser qu’il gagnerait facilement l’élection présidentielle, certains sondages lui accordant alors autour de 30 % des intentions de vote.
Nouveau rebondissement en décembre, François Hollande renonçait à solliciter un second mandat et Manuel Valls abandonnait son poste de premier ministre pour se lancer dans l’élection et y défendre le bilan du quinquennat. Les primaires socialistes de janvier ne mobilisaient que très moyennement mais manifestaient aussi un désir de renouvellement, en éliminant Manuel Valls et en qualifiant Benoît Hamon, représentant de la gauche du parti.
Un premier tour éclaté aboutissant à l’élimination des partis de gouvernement
Au même moment, François Fillon, qui semblait avoir du mal à légitimer son programme sur la très forte réduction du nombre de fonctionnaires et la baisse des remboursements des dépenses de santé, est rattrapé par les affaires. Mis en examen, il maintient pourtant sa candidature, Les Républicains n’arrivant pas à s’entendre sur celui qui pourrait le remplacer. Il s’érode dans les sondages mais garde un socle de partisans, entre 18 et 20 % des intentions de vote.
De son côté, Benoît Hamon ne parvient pas à convaincre l’électorat socialiste, moins à gauche que les votants de la primaire. Les socialistes manifestent leur division, beaucoup de responsables du parti n’acceptant pas de soutenir quelqu’un qui avait critiqué fortement la politique suivie au cours du quinquennat. Le candidat s’effrite régulièrement : alors qu’il était crédité de 15 à 18 % d’intentions de vote présidentiel au soir de sa qualification, il tombe à 8 % le 23 avril. Selon Ipsos, les électeurs de François Hollande au premier tour de 2012 se seraient prononcés le 23 avril 2017 à 47 % pour Emmanuel Macron, 24 % pour Jean‑Luc Mélenchon et seulement 15 % pour Benoît Hamon. La décrépitude socialiste est presque semblable à celle que les socialistes avaient connue en 1969, Gaston Deferre obtenant seulement 5 % des exprimés au premier tour.
Candidat de la gauche radicale, sous l’étiquette de « La France insoumise », Jean‑Luc Mélenchon réussit une belle campagne, profitant beaucoup des divisions socialistes. Ayant doublé en février Benoît Hamon dans les sondages, il incarne de plus en plus le vote utile à gauche visant à qualifier un candidat de ce camp pour le second tour.
Emmanuel Macron profite des déboires de la droite et de la gauche. Beaucoup d’électeurs habituels des deux grands partis de gouvernement ont beaucoup hésité mais ont finalement souvent voté pour favoriser la qualification d’un candidat plutôt que pour exprimer leur soutien aux idées d’un candidat.
Au soir du premier tour, Emmanuel Macron arrive en tête avec 24 %, suivi par Marine Le Pen à 21,3 %, qualifiée mais avec un score inférieur à ce qu’elle pouvait espérer un an plus tôt. François Fillon est à 20 % et Jean‑Luc Mélenchon à 19,6 %. C’est un panorama tout à fait inattendu qui sort donc des urnes, les deux partis traditionnellement en tête se retrouvant éliminés du second tour.
Un second tour en partie d’adhésion, en partie de rejet
Un peu comme en 2002, l’enjeu du second tour change donc de nature. Dans une situation de grande division politique et de flou sur les recompositions politiques à venir, il ne s’agit plus de savoir si on souhaite un Président et une majorité de gauche ou de droite, mais de manifester un soutien ou un rejet de l’extrême droite.
Comme on pouvait s’y attendre, Emmanuel Macron est largement élu, avec 66,1 % des voix, faisant même mieux que ce que lui prédisaient les derniers sondages. D’après Ipsos à la veille du second tour, les reports de voix lui auraient été assez favorables, puisqu’il aurait attiré 71 % de l’électorat Hamon, 52 % de l’électorat Mélenchon, 48 % de l’électorat Fillon et 27 % des suffrages Dupont-Aignan. Ce vote semble avoir été chez un peu plus d’un électeur sur deux un vote d’adhésion, alors que les autres ont voté pour éliminer Marine Le Pen, sans être convaincus par le candidat et le programme d’Emmanuel Macron.
Avec 33,9 % des suffrages, Marine Le Pen fait beaucoup mieux que son père 17 ans plus tôt. D’après le même sondage, elle aurait récupéré 30 % du vote Dupont-Aignan, 20 % du vote Fillon, 7 % du vote Mélenchon et 2 % du vote Hamon. Ce qui montre qu’elle a réussi – au moins en partie – son entreprise de dédiabolisation et que le Front républicain anti-FN s’est affaibli. Alors que son père ne retrouvait même pas au second tour l’ensemble des voix de l’extrême droite au premier, elle gagne 12,6 points dans l’entre-deux tours. Elle a donc une certaine capacité de rassemblement, même si son parti continue à être rejeté par beaucoup.
Il faut, enfin, insister sur l’importance de l’abstention – 25,4 % des inscrits – et des votes blancs et nuls – 11,5 % –, soit au total plus d’un tiers des électeurs, légèrement plus qu’en 1969. Dans un second tour opposant le gaulliste Georges Pompidou et le centriste Alain Poher, 35,6 % n’avaient pas voulu choisir entre « blanc bonnet et bonnet blanc », selon l’expression du communiste Jacques Duclos.
En 2017, les différences sont évidemment beaucoup plus fortes entre les deux finalistes, mais un nombre très important d’électeurs n’ont pas choisi entre ce qu’ils considèrent comme deux perspectives aussi peu satisfaisantes l’une que l’autre. Ce rejet de l’offre électorale aurait concerné – toujours selon le sondage Ipsos – 43 % des électeurs Dupont-Aignan, 41 % de ceux de Jean‑Luc Mélenchon, 32 % chez François Fillon, 27 % chez Benoît Hamon. Les électeurs se reportent semble-t-il un peu moins facilement qu’autrefois, ne voulant pas donner leur confiance à quelqu’un qu’ils apprécient peu.
Des législatives très ouvertes
Dans leur discours de la soirée électorale, le nouvel élu et la perdante ont tous deux cherché à mobiliser pour les élections législatives, le premier en demandant aux électeurs de lui donner une majorité présidentielle et la seconde en se présentant comme l’incarnation de l’opposition. En fait, le paysage de la campagne législative sera loin d’être aussi réducteur.
Les premiers sondages réalisés dimanche soir sur les intentions de vote au premier tour législatif – qui évidemment ne préjugent pas du résultat, d’autant qu’on ne connaît pas encore les candidatures dans chaque circonscription – indiquent que les votes devraient davantage ressembler aux résultats du premier tour présidentiel qu’à ceux du second. Selon Harris interactive, En Marche ! et le Modem sont crédités de 26 % des voix, le Front national de 22 %, Les Républicains et l’UDI également de 22 %, La France insoumise de 13 %, le Parti socialiste et le PRG de 8 %.
Ce sondage indique aussi qu’un peu plus de la moitié des interviewés souhaitent une majorité parlementaire allant du centre gauche au centre droit plutôt qu’une majorité de droite ou de gauche. Mais selon le sondage Ipsos, 61 % ne veulent pas d’une majorité absolue pour le nouveau Président. Kanta Sofres indique des tendances semblables. Les électeurs semblent donc assez hésitants entre un vote de confirmation de l’élection présidentielle et un vote manifestant davantage une attitude critique, selon les orientations politiques de chacun.
Lorsque les sondages prendront en compte l’offre électorale et mesureront des intentions en fonction du nom des candidats dans chaque circonscription, l’effet de leur notabilité est susceptible de faire bouger le panorama de départ, ce qui défavorisera En Marche ! si le nouveau parti présente, comme il l’a dit, une moitié de candidats complètement nouveaux dans la vie politique et peu connus, même si le profil de cadres ayant exercé des responsabilités professionnelles dans le public et le privé semble privilégié.
Un troisième et quatrième tours décisifs
Évidemment, le résultat du premier tour sera aussi dépendant du jugement porté sur le premier mois d’activité du gouvernement nommé à la mi-mai et sur le degré de recomposition du système partisan. Du côté des socialistes, il y aura probablement trois tendances : celle du basculement complet vers En Marche ! en abandonnant la « vieille maison », celle qui voudra être à la fois PS et majorité présidentielle, celle qui voudra rester fidèle à la filiation socialiste. Cet éclatement à gauche semble devoir être beaucoup plus fort qu’à droite où le basculement vers la majorité présidentielle devrait être nettement plus limité.
Il y aura certainement peu d’élus au soir du premier tour, le résultat final du second dépendra beaucoup de l’existence ou non d’accords de désistement entre tendances, puisque notre système électoral donne un avantage considérable au second tour aux alliances, qu’elles soient ou non formalisées. De ces accords dépendront le nombre de compétitions avec trois, voire rarement quatre candidats pouvant se maintenir au second tour, selon la participation électorale au premier, puisqu’il faut avoir obtenu plus de 12,5 % des inscrits – soit souvent 20 % des exprimés – pour pouvoir se maintenir.
Le résultat final de la séquence électorale à quatre tours qui ponctue notre vie politique depuis 2002 reste donc très ouvert entre plusieurs hypothèses :
- une majorité présidentielle pour appliquer – en principe – le programme du président ;
- une majorité de coalition allant du centre gauche au centre droit ;
- une majorité de droite et du centre, débouchant sur une cohabitation ;
- une majorité de gauche mais cette dernière hypothèse semble aujourd’hui improbable.
Ces législatives vont donc être très différentes de ce qu’on a connu depuis 2002. Elles ne seront pas seulement la confirmation de l’élection présidentielle, l’enjeu sera beaucoup plus fort puisque la teneur de la majorité de gouvernement reste très incertaine. L’importance de ce choix pourrait faire baisser l’abstention qui avait atteint un record en 2012 avec 42,8 % au premier tour et 44,6 % au second.
Ces législatives vont constituer une étape marquante dans un début de recomposition du système partisan. En ce sens, elles pourraient être plus décisives encore que l’élection présidentielle elle-même.
Pierre Bréchon, professeur émérite de science politique, Sciences Po Grenoble
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.