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Lettre de Mai 2022 de Gaïa à Aurore Kepler

Notre planète Terre, Gaïa chez les Grecs, considérée comme un être vivant, correspond régulièrement avec une autre planète de l’univers, Aurore Kepler 452 B dans la constellation du Cygne. Gilles Voydeville nous fait découvrir cette magnifique correspondance interstellaire.

Dr Gilles Voydeville
Dr Gilles Voydeville (DR)

Lettre du mois des Fleurs Odorantes sur Kepler

Ma chère Aurore

Ah ma seule amie ! Tu es si loin que je n’arrive pas à comprendre comment tu fais pour apprécier et commenter les histoires que je te narre. Tes réflexions m’aident à comprendre, voire à gérer ma planète.

Tu as remarqué que nous n’échangions presque plus au sujet de la Covid qui nous a tant préoccupées. La guerre qui fait rage en mon Europe la remplace pour nourrir nos angoisses et nos réflexions.

Car mis à part en l’Ukraine, les services de réanimation sont vides et l’on va bientôt s’apercevoir que l’entretien de ces mastodontes tant réclamés par les râleurs de tout bord, n’est pas compatible avec une économie équilibrée en absence d’épidémie. Les cassandres annoncent toujours les mauvais jours et la nécessité de s’équiper comme si la fin du monde était pour demain. Mais c’est une erreur de toujours se doter pour le pire car cela grève la vie ordinaire qui n’est alors plus financée. On ne peut pas tout faire en même temps, on peut faire beaucoup en des temps différents… Les contempteurs des gouvernements se plaignent et se plaindront toujours de l’insuffisance des moyens mis en œuvre pour lutter contre les catastrophes ; mais cela les sauve aussi car ils en font bien partie…

La critique est un art facile qui convient aux médiocres.

La mauvaise foi n’est pas de mise

Attardons-nous sur cette évidence : comment entretenir les qualités techniques d’équipes de réanimation pointues si elles n’ont pas de quoi exercer leur talent pendant de longues périodes ? Car les épidémies sont rares. Et jusqu’à présent, à mon grand désarroi, Charmant les a toujours jugulées, ce qui m’amènera doucement mais surement à épuiser mes réserves. À écouter ses devins, la charmante humanité aurait dû toujours avoir à disposition des monceaux de lits suréquipés au cas où… Au cours de la pandémie de la Covid, les hôpitaux ont été bien gérés car ils ont su pousser les murs quand il le fallait, même si certains se sont plaints et faits photographier dans cette posture dérisoire qui les montrait arcboutés sur les cloisons pour étendre la surface de leurs unités. La mauvaise foi n’est pas de mise dans l’urgence. L’adaptation, l’imagination, le courage, la bonne volonté sont des qualités nécessaires pour gérer les crises. Si elles ne sont pas exigées en dehors des périodes critiques, elles le deviennent en temps de guerre. Quant à l’épuisement rapide des équipes, il guette plus facilement les plus plaintives que les plus actives.

Les stocks de masques

En revanche dans la république des Francs, la gestion des stocks de masques a été catastrophique. Leur renouvellement n’avait tout d’abord pas été effectué alors que, au moment de l’épidémie H1N1, le Ministère de la Santé avait instauré cette pratique. Mais le plus grave est que les stocks périmés furent détruits. La preuve en est qu’entre 2011 et 2016, les stocks de masques SFP2 sont passés de 700 millions à moins d’un million. Entre fin 2017 et Fin 2019, le stock des masques chirurgicaux est passé de 750 à 100 millions. Et ce n’était pas des épidémies qui avaient fait fondre le tas mais bien des décisions mal venues. Comme si un masque était une molécule instable se modifiant avec le temps, comme si la mauvaise qualité de son élastique lui valait la benne à ordure ! C’est le type même d’application d’une loi, ordonnée par un haut fonctionnaire tout droit sorti d’une école nationale d’administration.

Elle nuit beaucoup plus qu’elle ne protège.

Cette gent qui ordonne a de grandes capacités pour passer des concours. Elle forme une espèce de caste nobiliaire semblable à celles qui ont régné sur le bas peuple pendant des centaines d’années. Elle sait faire appliquer les textes pour être inattaquable et en fin de compte pour se protéger. Elle veut ignorer les conséquences de sa décision. Dans ce cas précis, elles furent bien pires que celle de l’usage du produit périmé mais non périssable. Mais un administrateur a-t-il des notions de santé publique, de pharmacologie, peut-il faire la distinction entre le périmé et le périssable ? Il sait lire. Il se contente d’appliquer la loi. Ah ma chère Aurore, tu dois savoir qu’ici sur ma terre, la formation des charmantes élites administratives se concentre sur la communication, c’est-à-dire sur la façon de présenter les disfonctionnements de l’État.

Le peuple est versatile

Tout ceci pour que le peuple charmant pardonne à ses gouvernants. Car dans toutes ces démocraties le peuple est versatile, changeant, coléreux mais il est roi. Pour expliquer l’accident mais surtout dédouaner ses maîtres de toute responsabilité, un haut fonctionnaire doit avoir l’esprit agile, souvent inventif et parfois retord. Il se doit d’éclairer les défauts de gouvernance sous un jour favorable, en camouflant les aspérités du réel par une logorrhée duveteuse pour dissimuler ce qui peut l’être et faire avaler au bon peuple les couleuvres qui coulent de ses lèvres par des omissions excusables. Un fonctionnaire d’État peut tout faire en même temps, le bien et le mal, sans état d’âme, pour se protéger lui et l’État.

Mais il n’a pas toujours la formation scientifique pour faire le juste choix.

Une balle dans le pied

Revenons à l’usage précoce du masque : il aurait pu diminuer les contaminations, sauver nombre de Charmants et diminuer moult séquelles. Cette décision de destruction, inique, idiote ressemble à celle du déserteur qui se tire une balle dans le pied. Cette impéritie a généré un discours officiel illogique : on n’avait pas besoin d’user de tels déguisements en dehors du carnaval… Alors que dans les pays asiatiques, riches d’un passé épidémique d’infections semblables, on prônait l’indispensable distanciation et la mise en place des gestes barrières dont le masque était et restera l’étendard, en le reste de mon monde ignorant les syndromes respiratoires aigus, on dénigrait ces précautions.

Deux cycles autour de mon soleil

Non par connaissance de cette maladie, mais par un pari stupide de matamore qui, s’apercevant d’une faille dans l’organisation du système de santé, préfère tenter le tout pour le tout en affirmant que ces précautions ne sont que des gestes inutiles. Et donc triompher sur toute la ligne au cas où ce serait vrai. Pari à 15 contre 1 qui fut naturellement perdu car statistiquement ingagnable mais politiquement présentable, vu l’état de dénuement des moyens à disposition de pas mal de gouvernements.

Depuis cette époque qui remonte à plus de deux de mes cycles autour de mon soleil, beaucoup de pays asiatiques ont confirmé leur efficacité par un taux de contamination remarquablement plus faible que par le reste de mon monde. Taux encore beaucoup plus faible pour les gouvernements qui ont menti quant à leur performance, mais n’ont trompé personne d’autre que leur population désinformée et soumise à leurs sourires matois.

J’en reviens à cette recherche de solution pour les réanimations et je pense à la guerre : pour gérer une invasion militaire, les généraux disposent des soldats d’une armée de métier ; si leur nombre n’est pas suffisant, avant de décréter la mobilisation générale, le gouvernement fait appel aux réservistes : ce sont des soldats aguerris, moins efficaces que les actifs mais capables de s’intégrer au front dans un bataillon.

Appel à des réservistes

Il faudrait donc que le Ministère de la Santé fasse appel à des réservistes en réanimation – tous les anesthésistes-réanimateurs l’ont apprise et pratiquée au cours de leur cursus de formation. Ceux qui ne font plus que l’anesthésie pourraient bénéficier une fois par an d’une journée d’une remise au point sur les évolutions marquantes en réanimation. Quant à pousser les murs, il n’est pas très compliqué de prévoir à proximité de ces services, des structures dont la transformation de lits d’hospitalisation ordinaires pourrait se faire rapidement en lits d’urgence.

Le plus difficile sera plutôt de disposer d’un surplus de matériel technique si on ne l’a pas laissé dormir dans un placard (ce serait une aberration car au bout de combien de temps faudrait-t-il le remplacer alors qu’il n’aurait pas servi ?). C’est donc plutôt la gestion de la réorganisation rapide d’une chaîne de production industrielle qui est à prévoir.

Comme à la guerre.

Car le manufacturier de produit d’urgence ne produit pas que cela. En cas de crise, ses équipes doivent pouvoir réorienter toute la production des usines vers l’indispensable et le nécessaire. On arrête de construire des fauteuils roulants pour faire des respirateurs.

On stoppe le tissage des lingettes pour fabriquer des masques.

Parmi les élites des Charmants, ces idées simples ne sont pas aussi partagées que cela le devrait. Mais il ne faut pas que je m’en plaigne. Moins les décideurs sont efficaces, moins je souffre de surpopulation. Je n’irai pas jusqu’à féliciter les énarques, les complotistes, les tyrans et les autocrates des ravages de leurs actions, mais je dois admettre qu’ils m’ont été chacun à leur niveau d’une grande aide. Je me demande si parfois je ne devrais pas plutôt encourager leur accroissement. Car j’en soupçonne déjà les bienfaits pour mon équilibre, ma biodiversité et ma pureté. Et j’espère que Charmant ne trouvera jamais de solution miracle pour gérer les à-coups brutaux que le sort ou moi-même lui envoyons. Nos petits cataclysmes surgissent sans motif apparent, sans calendrier, sans périodicité, et c’est bien la seule façon de le modérer pour qu’il se surveille seulement un peu, mais bien tout le temps.

Car Charmant a quand même fait la relation entre ses abus et mes semonces.

Un ours mal léché

Après ces réflexions sur la gestion passée de la pandémie liée à mon petit virus couronné de diadème, je vais te parler à nouveau de mon ours toujours si mal léché. Si l’on y regarde de près, il n’a pas agi dans son intérêt. Il régnait déjà de façon absolue. Il avait éliminé ses rivaux dans la plus grande impunité, avait étendu son territoire au-delà du sien et n’était menacé que par la vieillesse, la maladie et l’ennui. Mais voilà, son esprit était encore dérangé par les interdits refoulés de son éducation, par le mal être de sa jeunesse, par les frustrations de ses débuts de chef de meute. Si l’on y ajoute l’histoire de la grandeur de ses prédécesseurs et l’héritage qu’il s’en est attribué -une famille harmonieuse est une famille qui n’a pas encore géré de succession – si l’on se souvient de sa haine pour ses cousins affranchis, du mépris vernaculaire qu’il montre pour les faibles, de sa foi en la spécificité de son immense territoire qui ne le sera jamais assez et qui se doit d’être isolé des autres pour conserver son attrait, on peut, sans le comprendre toutefois, bien expliquer son comportement. Cet animal est sauvage, indompté, indomptable. Tout lui a réussi alors que les capacités de son esprit ne l’annonçaient pas. Il s’étonne encore de sa puissance et aime en abuser. Il use du pouvoir car il a supprimé tout ce qui pouvait le contraindre. Il aime les plaines giboyeuses, les rudes montagnes, les lacs poissonneux et les rivages ensoleillés. Pour y chasser sans fin, y escalader sans vergogne, y pêcher à l’envi et s’y allonger sans regret…

L’ours et son voisin

Cette immensité qu’il veut parfaire valait bien la perte du petit confort qu’il s’était arrangé. Dans cette récente agression, Il n’y a pas le reflet de la raison. C’est le fait du prince, le caprice du puissant, la concrétisation d’un rêve longtemps fantasmé. Il a fait selon son bon plaisir. Car il reste un animal sauvage qui n’a de compte à rendre à personne. N’oublions pas que chacun, quel que soit sa place dans une société, va jusqu’au bout de son pouvoir.

Qu’il soit palefrenier, président, chèvre ou fourmi.

Le problème maintenant est de savoir si l’ours peut réussir à dépecer son voisin. Le bélier d’Ukraine lui fait une ombre gigantesque et lui oppose une résistance qu’il ne soupçonnait pas. Ce solide ovin, qui descend lui de la race des Romanov, a réussi à concrétiser la fameuse trinité de Clausewitz : l’unité du peuple, du gouvernement et de l’autorité militaire. Ainsi vont les vainqueurs. L’ours réussira-t-il à convaincre son peuple de la justesse de ses vues et ses armées de la nécessité du combat ? C’est là que se jouera l’avenir.

L’ours est un prédateur et celui-ci n’a ni foi ni loi.

Et comme sur les plaines récemment conquises, il ne peut pas dévorer tous les moutons en même temps, il les déporte et les parque sur son immense territoire. Il fait tuer les béliers, fait saillir les agnelles par les siens et même égorger les récalcitrantes. Quand les agneaux sont orphelins, il les confie aux brebis de ses plaines qui les nourriront du lait de leurs fidèles mamelles. Ainsi ils seront élevés dans la juste nation, serviront la grandeur de son territoire et vénéreront son image de sauveur et de rédempteur de sa race.

« Triste Pôle »

Je me souviens d’un livre dont le titre m’avait particulièrement séduite. C’était celui d’un Charmant du nom Claude Lévy-Strauss. Après ses nombreux voyages en mes terres chaudes, il avait écrit un livre et l’avait baptisé du morne titre de « Tristes Tropiques ». Eh bien, je pense que « Triste Pôle » devrait désigner celui de la geste de l’ours, car son aire s’étend tout autour de ma calotte du septentrion et la tristesse de son règne y accable ma glace et ma terre. Il y a toujours banni ses ennemis et j’espère qu’il y connaîtra l’exil.
Quelques Charmants veulent encore accroire à sa parole. Il n’en a pas. Tout son langage n’est que camouflage. Son esprit étroit montre ses limites. Au nom d’une idée qui a germé sur un terrain vague et délabré, la souffrance des autres est nécessaire car il faut que les autres la subissent pour le craindre et le respecter.

La souffrance des autres

Jusqu’à présent, l’ursidé est encore ménagé par un animal politique qui dirige à nouveau un franc royaume. Cet animal est un jeune cheval fringant qui a eu raison de sa famille. Il a toujours été sûr de son fait, de ses dons, de ses choix et il a décidé d’épargner le plantigrade : par crainte que sa veulerie ne déclenche l’apocalypse. La contrepartie, c’est que l’équidé irrite le bélier qui ne comprend pas que l’on puisse tout faire en même temps, même si ce poncif est devenu la bannière du haras. Le franc coursier n’a pas d’illusion sur la bête veule au masque de fange dont les dires ne sont que mensonges, contorsions des faits et perversion morale, mais il s’est quand même frotté à ce grossier animal.

Par devoir, par ambition, par nécessité.

Il le côtoie, il l’écoute, lui répond. L’ours répète, ressasse, ne se lasse jamais de tordre la vérité et de se ceindre le front d’une couronne de laurier. Qu’il doit être insupportable d’entendre toujours les mêmes explications sans fondement ! Cela doit ressembler à l’insupportable bruit de l’insecte qui tape contre la vitre : lancinant, répétitif, obsédant. J’imagine les pensées de l’ours frappant sur les parois du verre opaque de son mausolée intérieur sortir et assourdir son auditoire. La diplomatie est un art complexe.

Ma chère Aurore, j’en ai fini ce jour. Je suis triste et désarmée car si j’aime contenir et parfois disperser Charmant pour son bien, j’ai toujours du mal à m’avouer que j’ai fait naître un monstre qui veut prendre ma place, alors qu’il n’a ni mes moyens ni ma façon de faire.
Sa délicatesse subjugue, son charme paralyse, sa politesse insulte.

Je t’enlace.

Ta Gaïa

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