Notre planète Terre, Gaïa chez les Grecs, considérée comme un être vivant, correspond régulièrement avec une autre planète de l’univers, Aurore Kepler 452 B dans la constellation du Cygne. Gilles Voydeville nous fait découvrir cette magnifique correspondance interstellaire.
Lettre des froidures stellaires sur Kepler
Lettre du mois d’Octobre sur Gaïa
Ma chère Gaïa
Merci pour ta chaude missive qui arrive alors que mon hémisphère nord se refroidit sous la poussée des vents stellaires qui balaient mon pôle septentrional. Les douceurs de ton été indien me réchauffent comme une flambée dans une chaumière perdue au milieu des forêts continentales. Car si du fait de la moindre inclinaison de l’axe de ma rotation mes saisons sont moins marquées que les tiennes, quand les frimas descendent de mes pôles, en très peu de temps le givre peut tout couvrir. Il commence par se faire brouillard et puis se fige en de froids cristaux sur toute ma nature. Il nimbe tout, depuis le cèdre jusqu’à l’hysope, qui nous sont des biens communs car nés sous de proches climats. Cette givrée affole mes chevroïdes, hôtes craintifs de mes forêts qui stoppent leurs courses pour s’abriter vite en leurs tanières. Car il faut savoir qu’ils galopent sur leurs quatre beaux sabots faits d’une fragile corne qui se fend au moindre gel. Mes médorchats eux sentent leur pelage soyeux se raidir et devenir cassant. Dès qu’ils sentent se lever la bise, prémices glaciales, ils rentrent se pelotonner au logis de leurs maîtres qui allument les âtres des logis et se calfeutrent. Quant à mes pouloïdes, ils abandonnent leurs grasses prairies pour s’abriter sous des auvents ; ce qui ne manque pas d’inquiéter mes Ovoïdes qui ne voient jamais d’un bon œil, le jeûne de leur animal nourricier.
Tu m’avais narré un conte où les licornes fabuleuses trompaient tes charmants voluptueux.
J’imaginais des pouloïdes dotés de rostres et d’ailes. Et bien il y a peu de temps, j’ai découvert dans les Monts Anatidae des animaux que je prenais pour de grosses chauves-souris ressemblant à tes renards volants d’Australie. En ton honneur, je les ai baptisées du nom de « Licornas ». Ces licornas sont de petites bêtes qui courent autant qu’elles s’envolent. Elles doivent ressembler à tes fameux mammifères ailés mais possèdent quatre pattes et deux ailes ainsi qu’une petite corne d’ivoire sur le front. Leur taille est celle d’un petit médorchat et leur pelage duveteux comme le lit d’une princesse. Elles nichent dans des grottes suspendues qu’elles se partagent avec des volatiles. Elles n’y dorment pas les pieds accrochés sous la voûte. Et quand descend le givre de mes pôles, si elles tardent à regagner leurs gîtes, la froidure glace leurs ailes et les empêche de voler vers leur refuge. Si fait qu’elles meurent au pied des rochers qui leur font des tombes de basalte et d’olivine qui nous sont roches universelles. Ainsi sur Kepler, chacun craint le fantôme blanc comme la neige et froid comme la glace qui figera le corps et anéantira l’esprit d’un soufflet de banquise.
Je t’ai déjà rapporté tantôt un tel événement ? Il avait à son époque fait grand sensation.
Une Mostra planétaire à laquelle on accourrait pour voir autant que pour se montrer : au milieu de la forêt des Longs Arbres, on venait admirer les restes de mes Big Five. Ils n’étaient pas tombés du ciel par hasard. À l’époque, j’avais chargé mes papilloma de les infester pour les amoindrir. Car mes Big Five menaçaient toutes mes espèces, aussi bien animales que végétales. Ainsi ces énormes dragons s’étaient de faiblesse, de-ci de-là, crashés dans ma nature. Sans que l’on puisse expliquer vraiment pourquoi, nombre d’entre eux s’étaient retrouvés à tournoyer au-dessus ce cette forêt des Longs Arbres. Était-ce de trop odorer les résines qui les avait enivrés ou l’effet conjugué de ces effluves avec les effets de l’infestation par le papilloma ? Toujours est-il que leur chute au milieu des bois des Longs Arbres les avait abîmés, tordus, voire amputés. Si l’on ajoutait les démembrements que devenus charognards ils s’étaient ensuite infligés, on les reconnaissait à peine. Ainsi leurs cadavres se décomposaient, empestaient ma forêt et pourrissaient mon atmosphère tout comme ils avaient pourri ma vie.
Puis l’odeur se dissipa et leurs restes passèrent à l’état de transi, celui qu’a déjà immortalisé ton grand sculpteur Ligier- Richier pour le noble René de Chalon.
Et quand à l’occasion des premiers frimas, leurs dépouilles s’étaient couvertes de ce givre boréal qui scintille comme une gangue de diamants, on avait été surpris par le résultat. Les colonnes vertébrales s’étaient mises à briller comme des serpents de cristal, les orbites des crânes à fulgurer de rayons verdâtres et les cages de leur thorax à faire des prisons éclatantes aux rongeurs sylvestres. Tout cela leur avait conféré une plastique que la chair ne leur avait pas accordée.
Donc après que ce givre eût couvert ces squelettes et restes, ma population ovoïde, avide de distraction, avait été appelée à les admirer. Elle y avait vu une expression artistique voire un message. Il faut dire que l’œuvre alliait des formes inédites à l’évocation d’un triomphe. Ce charnier, chaque Ovoïde le trouvait digne de contemplation, étonnant et pour tout dire céleste. Qui plus est, ce spectacle se renforçait de la commémoration de la victoire sur ces dragons ailés. Mes Ovoïdes étaient fiers d’avoir terrassé ces monstres et ils célébraient l’événement avec les squelettes de leurs ennemis, un peu comme chez toi les Bulgares buvaient dans les crânes des vaincus. Dans le succès de cette Mostra, il fut difficile de faire la part des choses entre l’harmonie – que tu dénommerais esthétique – et la célébration d’une victoire qui avait sauvé ma planète d’une dévastation par ces pompes à feu funèbres.
Sais-tu que chez mes Ovoïdes, la beauté n’existe pas ? Ou du moins, elle n’est pas nommée comme une de mes qualités.
Ils peuvent appréhender un bien-être après la contemplation d’un objet, d’une œuvre, d’un paysage ; ou bien à l’audition d’une symphonie car nous avons aussi des orchestres. Ces formes, façons, manières, peuvent leur engendrer un affect positif, incalculable, qui se démarque du ressenti utilitaire de leurs pensées habituelles. Ces perceptions leur génèrent un sentiment de plénitude, de paix, voire d’extase. Mais quand ils ressentent cela, ils ne parlent pas de beauté. Ils disent que des images célestes les ont visités. Ces cieux dont tu fais partie, leur envoient des messages, déjà pour manifester leur existence, mais surtout pour animer, égayer, enjoliver leur vie sur ma terre un peu tristounette.
Tout cela pour dire bien sûr que l’origine de ce bonheur ne m’est en rien attribuable, alors que j’en suis forcément l’auteure.
Ils perçoivent, ils apprécient, ils s’enivrent d’une perception que tes petits êtres Charmants appelleraient Beauté. Tes Charmants ont au moins l’honnêteté de t’attribuer ce mérite quand tu en es la génitrice. Les miens me jalousent tellement qu’ils convoquent (ici il n’y a pas de dieu) notre ciel, cet universel bien commun que je partage avec toi, pour exprimer leur plaisir et rabrouer mes prétentions esthétiques. Ah, nulle population n’est parfaite ! Et ces formes célestes qui les charment, ils ne cherchent jamais à les reproduire par eux-mêmes. Cela leur dénierait tout pouvoir de séduction. Si fait que sur ma planète, sans qu’ils en prennent ombrage ni tristesse, tout est moche. Mes Ovoïdes vivent sans pouvoir séduire leurs congénères par leurs travaux ni leurs formes. Au vu des canons de l’art de ta planète, leur corps ne ressemble qu’à un œuf sans épaule ni bassin. Ils ne peuvent non plus se réjouir de la contemplation d’une œuvre de leurs semblables. Si bien qu’ils n’ont que peu de joie. Mais ils ne font pas la guerre par désir des biens d’un autre ou concupiscence pour la courbure des reins d’une femelle. Ils attendent que les astres leur dépêchent de célestes présents et s’en suffisent.
Tu les croirais sages, ils ne sont que dépourvus de passion.
J’ai commencé à faire lire tes lettres à l’une des trois dirigeantes d’un grand pays, le « Pays des Deux Lunes » duquel on aperçoit mes deux lunes plusieurs fois par révolution autour de mon astre le Grand Cygne. Ce pays continental possède dix-huit îles et s’étend dans une petite partie de la zone dite tempérée, c’est-à-dire des équateurs jusqu’au trois quarts de la distance qui les séparent des pôles. Sur un dixième de ma circonférence il est délimité par les orbites de mes deux lunes qui font que l’on peut les y voir six fois l’an. Ainsi s’est fait ce pays par la contemplation des astres et non par des guerres.
Cette dirigeante s’appelle Utula. Elle appartient à la génération montante des Ovoïdes dont le profil évolue dans le sens de la reconnaissance de mes bienfaits. Elle a beaucoup œuvré pour la libération reproductrice des femelles ovoïdes. À cet esprit moderne, elle allie un corps qui s’affine au niveau de la taille et la fait ressembler à un violoncelle. Cela ne serait pas encore un critère de beauté pour tes Charmants, mais comme je lui vois pousser de petites boursouflures devant sur le haut du corps et quelques filaments sur le sommet de la coquille et entre les jambes, je me demande si elle ne serait pas en train d’évoluer vers un modèle plus charmant. Je constate d’ailleurs que sa poche reproductrice est plus basse que celle de ses congénères et se trouve sous ladite taille. Bref, c’est une mutante mais elle n’est pas la seule à se transformer ainsi.
Dans son travail pour la libération des femelles, Utula a appris le combat et elle n’exclut pas de le pratiquer contre un voisin, le pays de Cocagne dont les habitants en prennent un peu trop à leur aise avec leurs femelles et exploitent toute leur nature jusqu’à lui faire saigner de l’or.
Utula est très intéressée par ton charmant peuple chinois, en particulier par son chef. Elle trouve qu’il sait gérer une énorme population avec de grands principes très simples qui suffisent à guider des millions, voire des milliards de sujets plus ou moins perdus par l’évolution qui les assaille. Utula a un désir bizarre. Elle voudrait absolument avoir une image de ce chef, mais comme tu ne m’en a pas envoyé, je ne sais si l’intrication quantique peut réaliser son souhait. Mais je te pose la question. Utula m’a confié qu’elle ne pensait qu’à ce Charmant et qu’il accaparait ses rêves. C’est un sentiment qu’ici les Ovoïdes ressentent pour les œuvres d’art qui viennent de l’espace et c’est peut-être la raison pour laquelle elle s’attache à ton leader.
Jusqu’à présent cette attirance pour un être vivant n’existait pas sur ma planète. Alors que sur ta terre je sais que chaque Charmant est mu par cela.
Utula est en plein culte du leader dénommé Xi. Elle lui voue une immense admiration et estime qu’il est un don venu des astres.
Cette façon de privilégier le peuple chinois sans aucune considération pour ses voisins l’a totalement séduite. Elle admire l’habileté, l’amalgame, le déni, la mauvaise foi, bref elle croit que Xi est porteur d’un message que le ciel, c’est-à-dire nos missives, lui a envoyé. Elle le considère comme un maître à penser. Elle a compris qu’il avait, pour t’épargner, grandement participé à, voire favorisé l’éclosion d’un fléau pour ta terre entière. Sans que cela fasse souffrir ses sujets autant que les autres peuples charmants moins disciplinés. Car lui savait qu’il saurait avec son aura juguler une épidémie très rapidement. Ce Xi a l’autorité qu’il faut pour tout régenter et quoi de plus efficace que des centaines de million de Charmants marchant main dans la main dans la même direction. Xi s’est donné les moyens de réaliser ses projets. Cette pandémie, Utula a compris qu’il en était l’auteur et le grand bénéficiaire : quel talent ! Bref je crains que Utula ne voue un culte un peu trop grand au dirigisme et qu’elle ne se mette en tête d’abandonner son triumvirat pour prendre seule le pouvoir sur le Pays des Deux Lunes. Mais si elle a l’intention de m’épargner les nouveaux délires de construction d’usines que mes Ovoïdes ont prévues pour fabriquer des engins de transport – car il y a saturation d’ondes pour la téléportation – je vais voir son projet d’un très bon œil.
Au fait Utula veut écrire à Xi. Je te transmettrai sa missive avec une petite photo. Tu feras suivre…
Ma chère Gaïa, je vais t’enlacer de mille rubans de pourpre sidérale. Je vais t’envoyer mille caresses de vents galactiques, mille rayons de mon astre béni. J’espère toujours que nous pourrons faire faire un grand chemin à nos peuples pour les rapprocher et les fortifier les uns les autres. La bonne nouvelle serait que ton Xi tombe sous le charme d’Utula. Mais que pourrait-il admirer chez elle ? Je ne pense pas que son physique quoique remarquable puisse vraiment le séduire. Et si l’on considère la soumission de la femelle en Chine – ce qu’Utula n’a pas encore discerné – il est peu probable qu’elle soit longtemps envoutée.
Ta sœur jumelle Aurore