Tom Phillips, University of East Anglia
Le lancement du jeu de réalité augmentée Pokémon Go est un succès retentissant pour Nintendo comme pour Niantic, la société qui l’a développé. C’est peut-être même le jeu pour smartphone le plus populaire des États-Unis, avec un nombre d’utilisateurs quotidien qui dépasse parfois Twitter, Facebook et Tinder. Pourtant, l’une de ses fonctionnalités les plus intéressantes est invisible.
Le but de cette franchise du jeu Pokémon pour Game Boy – sorti il y a 20 ans – consiste à se balader dans le monde réel en quête de Pokémon « sauvages » générés par l’application. En activant l’appareil photo de son smartphone, le joueur voit apparaître des Pokémon dans des espaces bien réels, qu’il doit à la fois trouver et capturer.
Le jeu définit aussi des « Pokéstops », à savoir des étapes géographiques prédéfinies par le jeu : en se géolocalisant sur ces « Pokéstops », le joueur remporte des indices pour les « attraper tous », comme dit le slogan du jeu.
Redécouvrir des lieux familiers
En jouant moi-même à Pokémon Go, j’ai été surpris par la dimension d’exploration urbaine que le jeu suscite via les « Pokéstops » qui confèrent une nouvelle fonction aux lieux les plus familiers.
Comme le dit Wendy Joy Darby dans son livre Landscape and Identity (Paysage et Identité) : « les lieux sont indubitablement associés à l’expérience personnelle ». J’ai vécu à Norwich toute ma vie, et je croyais bien connaître ma ville. Pourtant, j’ai découvert certains lieux grâce au jeu, qui les considère comme dignes d’intérêt d’un point de vue culturel ou social.
En me baladant et en regardant ma ville à travers le prisme de la réalité augmentée, je l’ai véritablement redécouverte. Je me suis arrêté pour examiner des choses que j’avais déjà vues d’un œil distrait, mais que je n’avais jamais pris la peine d’observer : des pavés décorés de cupcakes, des sculptures devant lesquelles je suis souvent passé sans jamais les regarder. Mais aussi des plaques commémoratives et des détails architecturaux que je n’aurais jamais remarqué sans les détours imposés par ma quête de Pokémon.
C’est le développeur du jeu, Niantic, qui détermine si tel ou tel lieu présente un intérêt. Cette société, ex-filiale de Google, avait déjà sorti Ingress, un autre jeu de réalité augmentée fondé sur la géolocalisation, dans lequel les joueurs devaient capturer des « portails » dans le monde réel.
Au départ, ces lieux étaient sélectionnés par Niantic en fonction de leur intérêt historique ou culturel, mais au fil des évolutions du jeu, la base de données s’est enrichie, à la fois grâce aux suggestions des joueurs et aux balises de géolocalisation Google. Pokémon Go utilise la même technologie, et certains commerçants ont saisi la balle au bond : ils paient pour attirer les Pokémon – et les joueurs – dans leur boutique, histoire de profiter de l’aubaine.
Un espace urbain remodelé par le jeu
Quelles que soient les récompenses que ces « Pokéstops » me permettent d’obtenir dans le jeu, ils sont aussi l’occasion de voir ma ville d’un œil neuf, un peu comme un touriste : tous ces lieux que je crois si bien connaître m’apparaissent soudain sous un nouvel angle.
En 1977, le géographe humaniste Yi-Fu Tan disait que :
« ce qui nous apparaît d’abord comme un lieu indifférencié ne devient un lieu véritable que lorsque nous commençons à mieux le connaître et donc à lui accorder de la valeur ».
Grâce à Pokémon Go, les joueurs peuvent immédiatement assigner une valeur à un lieu donné. Le jeu nimbe les lieux du quotidien d’une aura exotique et transforme les lieux banals en lieux porteurs de sens. Un coin de rue lambda peut désormais abriter un Pokémon rarissime, et devenir du même coup un lieu de pèlerinage pour les accros du jeu.
Quand le joueur ouvre l’application Pokémon Go sur son smartphone, un message l’incite à rester vigilant, de rester attentif à ce qui l’environne. C’est évidemment un appel à la prudence, pour éviter qu’il se blesse ou blesse les autres ; mais c’est aussi une façon de l’inviter à apprécier d’un œil neuf les lieux bien réels, au-delà du jeu lui-même.
C’est ainsi qu’un « Pokéstop » sur un trajet quotidien permet au joueur d’attraper un insaisissable « Charizard » et lui offre dans le même temps l’occasion de mieux connaître un lieu familier… dans la vraie vie.
Tom Phillips, Lecturer in Humanities, University of East Anglia
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.