Eric Vernier, Université de Lille et L’Hocine Houanti, Excelia Group – UGEI
Les vacances approchent et vous vous apprêtez, comme de nombreux Français, à prendre la route. Et, qui sait, peut-être allez-vous vous-même emprunter les nationales pour éviter le coût trop élevé des péages ? Sauf que votre tactique risque de devenir inutile dans les mois à venir. En effet, les nationales pourraient bien être à leur tour, privatisées.
Ainsi d’après La Lettre A du 5 juin 2019
« des amendements au texte de loi d’orientation des mobilités, actuellement examiné à l’Assemblée nationale, vont autoriser l’État à faire entrer des dizaines de kilomètres de routes nationales dans le régime concessif, à la grande satisfaction des groupes autoroutiers ».
Une idée fait donc son chemin depuis au moins 2015, portée par les sociétés d’autoroutes et reprise depuis par des députés LREM et le gouvernement : privatiser les routes nationales et installer des péages.
Ce projet est notamment relayé dans les médias et au niveau politique par l’Institut européen de recherche militant pour la liberté économique et la concurrence fiscale (IREF), un think tank français. Or, plusieurs écueils apparaissent, mettant en avant des contradictions inhérentes à la construction sociale même de la France.
La construction du modèle français
Sur un plan politique, la France s’est construite au lendemain de la Seconde Guerre mondiale à partir du programme du Conseil national de la résistance (CNR), sur une philosophie remarquable : la démocratie globale, c’est-à-dire politique, mais aussi économique et sociale.
Dans cet esprit, les routes sont là pour relier les hommes entre eux, afin de faciliter l’élévation culturelle, intellectuelle et sociale en permettant à tous de se déplacer facilement, librement et gratuitement vers les centres de pouvoir, les musées, les lycées ou les hôpitaux. C’est l’essence même du contrat social rousseauiste. Ainsi, l’impôt devient dès lors la contribution de chacun, en fonction de ses capacités financières, au bien commun dont il peut user à sa guise. Or, faire payer les routes en fonction de son usage revient à faire payer à tout le monde la même chose quel que soit son revenu.
Rémunérer tout service rendu
Les défenseurs de la privatisation des routes incluent le député Joël Giraud (LREM) à l’initiative des amendements révélés début juin, l’IREF et l’Association des sociétés françaises d’autoroutes (ASFA). Tous partent de l’hypothèse qu’il ne faut payer que ce que l’on utilise, qu’il faut rémunérer tout service rendu, proposition moquée par l’ingénieur et consultant Jean‑Claude Jancovici.
Ferghane Azihari, chargé d’études à l’IREF et « entrepreneur intellectuel libertarien » (sic), défend le principe de l’usager-payeur :
« Cette pratique courante à travers le monde a de nombreux avantages. En liant le financement des infrastructures à leur utilisation, elle réduit les incitations des pouvoirs publics et des concessionnaires au gaspillage. »
Cela reviendrait donc à ne payer l’école que si on a des enfants, et ce uniquement durant la période scolaire et jusqu’à la sortie du parcours d’études. Ce devrait être alors aussi, comme certains le soulignaient avec un raisonnement par l’absurde, faire payer le trottoir aux piétons. Jacques Attali allait jusqu’à ironiser que « celui qui n’est pas malade ne devrait pas payer les hôpitaux ».
Par ailleurs, quand on se fait livrer parce que l’on ne possède pas de voiture, le client ne paiera pas le péage directement. C’est le livreur qui réglera, le coût se répercutant donc sur le prix de la marchandise livrée, avec une incidence additive sur la TVA… Ce sera donc le consommateur le payeur final, et non l’usager de la route. Soit une contradiction évidente avec le sens affiché du projet.
Un argumentaire en faveur des privatisations
Deux théories principales sont mobilisées pour analyser la privatisation : les théories néo-institutionnelles des organisations et l’économie institutionnelle de la réglementation. Elles développent un argumentaire en faveur des privatisations construites sur deux idées complémentaires.
La gouvernance classique notamment par le contrôle par le marché des capitaux ou encore la menace de liquidation faisant défaut aux entreprises publiques.
Dans le même sens, la théorie de l’agence stipule que l’actionnariat privé dispose de plus d’outils de contrôle de la gouvernance que l’actionnariat public qui n’est pas engagé financièrement.
L’efficacité des politiques de privatisation reste mitigée.
Certes, certains auteurs ont démontré une amélioration de la performance des entreprises à la suite de leur privatisation comme au Mexique ou sur l’emploi.
Cependant, des chercheurs, comme Joel T. Harper qui a travaillé sur des entreprises tchèques en 2001, ont pu conclure que l’amélioration des résultats est plus expliquée par le secteur d’activité et le degré de concurrence que le changement du statut de l’entreprise.
Des échecs cinglants ailleurs
L’expérience des pays africains, notamment avec les fameux plans d’ajustement structurel, est très parlante. Les conséquences socio-économiques sont importantes et se traduisent par des fermetures d’entreprises et des licenciements massifs mettant des familles entières sans revenu de survie. Dans le cas algérien, entre 1994 et 1998, 1 010 entreprises publiques ont dû fermer et plus de 500 000 emplois ont été supprimés.
Dans nombre de ces pays africains le secteur privé compétitif n’a pas pu émerger à cause notamment des spécificités sociopolitiques lourdes : bureaucratie, corruption généralisée, monopole de la « mafia » politico-financière sur les secteurs stratégiques, prédominance du marché parallèle.
Certains pays africains ont même fait un retour vers les nationalisations dans les grands services publics comme l’eau, l’électricité, les télécommunications ou encore les chemins de fer ou la sidérurgie (Tanzanie, Namibie…)
Sur un autre continent, la privatisation de l’électricité au Chili a entraîné des coupures d’approvisionnement pendant plusieurs mois, ce qui a affecté les entreprises elles-mêmes
En Grande-Bretagne, la privatisation de l’électricité a été accompagnée d’une hausse en quatre ans de 20 % des factures en défaveur des consommateurs.
Les raisons, au-delà de la recherche de la rentabilité optimale pour financer les dividendes des actionnaires, se trouvent dans la philosophie même des entreprises privées qui gèrent les biens et services publics comme des biens privés. L’autre problème posé par la privatisation concerne les salariés. Ces derniers sont perçus comme un simple facteur de production qu’il faut payer le moins cher possible et qui demeure facilement licenciable et flexible à tous les niveaux.
Le lien entre d’une part privatisation des routes, d’autre part efficacité et rentabilité n’est donc pas si clair.
Les autoroutes, sources de disputes
Les profits des sociétés d’autoroute sont très élevés, autour de 17 % du chiffre d’affaires, un rendement exceptionnel.
Et ces bénéfices ne cessent d’augmenter : 20 % en dix ans. Cette augmentation sera encore plus importante sous l’effet du rattrapage accordé par l’État entre 2019 à 2023 suite au gel des tarifs décidé en 2015 par Ségolène Royale, ministre de l’Écologie et signé par Emmanuel Macron, ministre de l’Économie.
Cette manne financière ne présage pourtant pas en contrepartie d’un bon entretien des réseaux, à l’exemple du reste du continent.
L’Europe dispose de 80 000 km d’autoroutes dont une minorité est privatisée : l’Italie, l’Espagne, la Grèce, le Portugal et partiellement la Croatie. Les résultats sont plus qu’édifiants. En Italie, le réseau est vieillissant et manque cruellement d’investissement et d’entretien. En quatre ans, une dizaine de ponts dont celui de Gênes se sont écroulés dans le pays.
Les Portugais se détournent des autoroutes considérées trop chères et inaccessibles.
D’autres pays européens disposent d’autoroutes gratuites à l’exemple de l’Allemagne. Dans ce modèle, c’est l’impôt acquitté par l’ensemble des citoyens qui assume indirectement les coûts des autoroutes.
Tenir compte des bénéfices extra-monétaires
La théorie des parties prenantes intègre la notion d’externalités (retombées positives ou négatives d’une action).
Or la libre circulation gratuite dégage de nombreuses externalités positives qu’il ne faut pas négliger : bien-être des personnes favorable à la productivité, élargissement du bassin d’emploi permettant de trouver la bonne personne pour le bon poste, élévation du niveau de connaissances…
L’enjeu économique primordial des privatisations, du point de vue de l’intérêt général, est l’efficience dans la gestion des actifs en assurant leur transfert du secteur public marchand vers la sphère privée.
Or la justification d’un interventionnisme de l’État dans la sphère économique et industrielle, voire la propriété publique d’entreprise trouve son essence dans les défaillances du marché déjà démontrées notamment en 1929 et en 2007.
Certaines situations comme les monopoles naturels (activités à coûts fixes importants à l’exemple du rail, de l’électricité, des routes..), sont autant de scénarii qui favorisent le rôle économique des États.
Les coûts fixes importants et l’accumulation des différentes charges (entretien des rails et des routes par exemple) font qu’un opérateur privé qui opterait pour une tarification optimale est condamné à la faillite. L’équation est très simple pour l’opérateur privé, soit il fixe lui-même ses prix au détriment du bien-être collectif, soit il sera dans l’incapacité de couvrir ses frais. Ce constat ne justifie pas toutes les nationalisations notamment celles d’entreprises qui opèrent dans des marchés concurrentiels.
C’est la somme des intérêts contradictoires de toutes ces parties prenantes qui doit être mesurée pour une véritable évaluation de l’efficacité des politiques de privatisation.
Et le modèle français a toujours porté l’attention sur cet équilibre entre toutes les parties.
Une provocation
Cependant, le « paiement à l’usage » généralisé mettrait fin au contrat social pour un unique contrat : le contrat marchand.
Dans une période socialement et économiquement difficile, notamment avec le mouvement des « gilets jaunes » qui est né du sentiment d’injustice fiscale et de l’excès du coût des trajets en voiture, vouloir faire payer encore plus le trajet domicile-travail relève de la provocation.
Nous voyons ici l’incohérence d’un tel concept. Car la privatisation des routes amènerait irrémédiablement l’État à devoir subventionner ces trajets pour alléger le budget des Français les plus modestes. Une nouvelle usine à gaz, plus coûteuse que le bénéfice de la privatisation, serait créée et enrichirait un peu plus les sociétés d’autoroutes par une compensation payée par le contribuable. Nous tomberions une fois de plus dans le principe de la socialisation des pertes et de la privatisation des profits. Apparaît donc la question de la compatibilité républicaine et de l’acceptabilité citoyenne du prix.
Et, au-delà, celle d’un monde où tout deviendrait marchand.
Eric Vernier, Directeur de la Chaire Commerce, Echanges & Risques internationaux – ISCID-CO, Université du Littoral Côte d’Opale, Chercheur au LEM (UMR 9221), Université de Lille et L’Hocine Houanti, Professeur d’économie, Excelia Group – UGEI
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.