Az-Eddine Bennani, Neoma Business School
Le terme digital est partout. Y compris dans les publications des revues scientifiques, où il est cité sous une forme ou une autre, sans réelle rigueur scientifique. C’est ce qu’il ressort de notre analyse d’un grand nombre de ces publications dans plusieurs disciplines. Il n’est nullement question ici ni de dévaloriser ni de dénigrer ces publications, mais d’informer, d’alerter sur les risques de dérapage et de rendre compte à la communauté scientifique d’une certaine réalité.
Le digital suscite aujourd’hui un intérêt croissant dans toutes les composantes de la société, mais il ne faut pas oublier d’où il vient. À l’origine de l’abondance sur le marché de divers dispositifs digitaux, il y a les progrès constants réalisés par les recherches fondamentales et appliquées en Science de l’informatique depuis plus d’un demi-siècle. Les innovations ont ensuite connu un coup d’accélérateur au début des années 1990 avec l’avènement d’Internet, grâce au web développé par le CERN (Conseil européen pour la recherche nucléaire) sis à Meyrin, un canton de Genève.
Vocable mal défini
Jadis, la dénomination « économie digitale » désignait les activités et modèles économiques s’inscrivant dans le secteur de la technologie de l’information uniquement. Désormais, elle se réfère à toutes les activités économiques, sociétales et même politiques. Dans le même temps, on a vu se généraliser dans le langage l’usage du néologisme désigné par un vocable mal défini, « le digital ».
Bien sûr, l’utilisation massive de ces dispositifs digitaux a provoqué la disruption de nombreux secteurs d’activités. Les processus des entreprises se sont transformés par leurs déploiements. Cela a entraîné une mutation des systèmes des valeurs économiques, sociétales, culturelles, comportementales, relationnelles, politiques… Dans ce contexte, de nouvelles pratiques et comportements ont émergé, et les différentes parties prenantes ont été contraintes de redéfinir la manière de considérer « le digital » en termes d’investissement, de stratégie, d’organisation, de fonctionnement et d’usage.
Intentions marketing et commerciales
Cela a conduit à l’émergence de nouvelles formes d’affaires, de business models, qualifiées à tort de modèles digitaux puisqu’ils ne correspondent pas à un objet bien défini. Le terme a néanmoins rapidement séduit aussi bien les académiques que les professionnels, si bien que de nombreux chercheurs, ingénieurs, consultants, directeurs, ou encore chefs d’entreprise n’ont pas tardé à le décliner sous d’autres formes : le management digital, le marketing digital, l’usage digital, le service digital, la gouvernance digitale, la banque digitale, la pédagogie digitale, l’enseignement digital, l’approvisionnement digital, etc.
Pourtant, il n’y a toujours pas eu d’études, ni théoriques ni empiriques, permettant d’appréhender convenablement ce terme de « digital ». Le néologisme a davantage été utilisé pour exprimer des intentions marketing et commerciales. Il a ainsi engendré, durant cette dernière décennie, des pseudo-concepts tels que « l’entreprise digitale », « l’usine digitale », « l’organisation digitale », « la santé digitale », « la fracture digitale », « l’art digital », « le territoire digital », « l’université digitale », « France digitale », « Maroc digital », etc. ; alors que même la désignation « transformation digitale » reste, pour le moment, indéfinissable de façon claire et concrète.
Il est à noter aussi que, la plupart des domaines d’activités économiques, sociétaux et politiques prétendent se digitaliser. Victime de son succès, le terme « digital » est ainsi devenu de plus en plus galvaudé. Il est utilisé à tort et à travers, souvent sans signification réelle et concrète. Serait-il un objet utilisable non identifié, un OUNI ? Et ce OUNI désignerait-il un phénomène que certains professionnels et académiques non avisés qualifieraient de « révolution digitale » ?
Az-Eddine Bennani, Professeur en digital, stratégie, management, économie, Neoma Business School
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.