Christophe Benzitoun, Université de Lorraine
En commençant la lecture de cet article, vous vous demandez sans doute comment un simple mortel ose poser une question comme celle formulée en guise de titre. Car vous pensez que l’évolution des règles encadrant l’usage du français est du seul ressort des immortels abrités sous la coupole de l’Académie française. Mais, comme le rappelle à juste titre l’Académie dans la préface de la première édition de son dictionnaire, en 1694 :
« il faut reconnoistre l’usage pour le Maistre de l’Orthographe aussi bien que du choix des mots. C’est l’usage qui nous mène insensiblement d’une manière d’escrire à l’autre, & qui seul a le pouvoir de le faire ».
De plus, depuis sa création, l’Académie met un point d’honneur à rappeler régulièrement qu’elle ne crée pas l’usage. C’était le cas, par exemple, en 2016 quand elle a pris une position vigoureuse contre les rectifications orthographiques :
« L’Académie a réaffirmé qu’il n’appartient ni au pouvoir politique ni à l’administration de légiférer ou de réglementer en matière de langage, l’usage, législateur suprême, rendant seul compte des évolutions naturelles de la langue, qui attestent sa vitalité propre ».
D’ailleurs, un rapide coup d’œil sur ces deux citations provenant de la même illustre institution montre bien une nette évolution des normes graphiques entre 1694 et 2016. On remarque, par exemple, l’ajout d’accents et la disparition de la lettre s modifiant la prononciation de e comme dans escrire (à prononcer écrire). Ces évolutions sont notamment dues aux habitudes de lecture, les s de ce type ayant commencé à se prononcer. C’est ce qui explique pourquoi aujourd’hui nous avons des doublets tels que fenêtre/défenestrer et hôpital/hospitalier. De même pour oi se prononçant è et ayant évolué vers la graphie ai.
L’enjeu de la prononciation
On le voit bien ici, la prononciation est l’un des moteurs du changement graphique. Et ça tombe bien car les résultats de la recherche montrent que la correspondance graphie-prononciation facilite l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. G. Thorstad montrait en 1991 qu’il faut un an à un enfant italien pour s’approprier la lecture et l’orthographe, là où il faut entre trois et cinq ans pour un enfant anglais. En italien, la correspondance entre graphie et prononciation est justement plus régulière qu’en anglais ou en français.
Les deux moteurs principaux de l’évolution seraient donc d’une part l’usage des locuteurs et d’autre part la prononciation. Qu’en est-il de l’accord du participe passé à la lumière de ces deux paramètres ?
Si l’accord du participe passé avec l’auxiliaire être est encore bien vivant, il n’en va pas de même avec l’auxiliaire avoir. Il existe de très nombreuses études en français contemporain qui l’attestent, tant à l’oral qu’à l’écrit. Tout d’abord, remarquons qu’il existe peu de contextes où celui-ci est susceptible d’être audible. D. Gaucher, dans un article de 2013, n’en a trouvé que 330 exemples dans près de 6 millions de mots à l’oral (soit 536 heures d’enregistrements). Et sur ces 330 exemples, un peu plus de la moitié ne sont pas accordés.
Des règles sources de confusion
Du côté de l’écrit, les contextes où une marque d’accord est attendue sont plus fréquents. Pour autant, les études montrent qu’elle est souvent absente ou incorrecte. Dans une étude parue en 2008, C. Brissaud et D. Cogis proposent le graphique suivant :
On voit bien ici que l’accord correct est systématiquement minoritaire du CM2 à la classe de troisième. Mais pire : les règles entourant le participe passé seraient source de confusion, parasitant l’apprentissage d’autres règles. Et il ne faut pas sous-estimer le nombre de règles à connaître pour le seul participe passé : une trentaine de pages dans le Bon Usage de M. Grevisse lui sont consacrées !
En français, l’accord sujet-verbe est déjà difficile à maîtriser. Mais en plus, les locuteurs doivent se demander s’il n’y a pas un COD quelque part, celui-ci contrôlant alors l’accord du verbe. Et comme l’illustre parfaitement le graphique ci-dessus, il est hypocrite de considérer que cet accord est maîtrisé à la fin du collège.
De plus, ces règles sont contraires à la manière dont on apprend une langue, à savoir en automatisant des opérations. Or, ces règles sont quasiment impossibles à automatiser. Cela explique pourquoi un grand nombre de locuteurs ne les maîtrisent pas (ou de manière superficielle) et pourquoi nous créons spontanément à l’oral d’autres règles ressemblant fortement à celles que l’on trouvait dans des grammaires anciennes.
Un débat ancien
À ce moment-là de l’article, vous devez vous demander pourquoi on n’a pas essayé de changer ces règles plus tôt. En fait, ce débat existe depuis que l’accord du participe passé est utilisé en français. Pour ne parler que de tentatives plus ou moins récentes, en 1900 un arrêté prônant l’absence d’accord quand il y a l’auxiliaire avoir est publié. Il sera supprimé et remplacé en 1901.
En 1976, un texte, toujours en vigueur, demande de ne pas compter comme erreurs une partie des accords s’ils ne sont pas faits. Mais sans en réformer son enseignement et sans que cette circulaire soit réellement appliquée ou juste connue. Et les rectifications orthographiques de 1990 introduisent une modification mineure. La conscience que l’accord du participe passé pose problème est donc ancienne, mais comme toute évolution de la norme à enseigner, elle se heurte à l’hostilité d’une partie de la population.
Deux anciens professeurs de français en Belgique ont décidé de relancer ce débat. Espérons que les propositions qu’ils défendent pourront enfin être débattues sereinement, en tenant compte des connaissances scientifiques sur la question. Ces propositions sont soutenues par le conseil de la langue française et de la politique linguistique de la fédération Wallonie Bruxelles, le conseil international de la langue française et la fédération internationale des professeurs de français.
La langue évolue. La norme et son enseignement doivent en faire de même.
Christophe Benzitoun, Maître de conférences en linguistique française, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.