Alexandre Hocquet, Université de Lorraine
Lorsque les médias parlent de jeux vidéo de football, ils mentionnent le plus souvent « EA Sports FIFA » et « Football Manager ». Ce sont après tout les meilleures ventes de leur catégorie, et ils ont beaucoup de points communs, à première vue. Pourtant, bien que FIFA et FM soient tous les deux des jeux vidéo de sport, ils appartiennent non seulement à des genres différents, mais aussi à des cultures différentes.
Une partie de cette différence réside dans le gameplay, mais il existe également des différences fondamentales dans la façon dont la conception du jeu interagit avec le monde réel. Pour FIFA, le gameplay et le game design sont influencés par un aspect bien précis du football : sa retransmission télévisuelle. Pour FM, l’influence se situe plutôt dans le monde du « big data » : la quantification du football et son économie.
FIFA et la télévision
Un simple regard à FIFA permet de se rendre compte que ce jeu cherche plus à simuler la diffusion télévisée d’un match de football plutôt qu’un match de football proprement dit. Les éléments du jeu comme les angles de caméra, les gros plans, les commentaires audio, les analyses avant et après match, et même les buts et leur « replay », font que le joueur ne s’immerge pas dans le jeu en tant que joueur ou entraîneur de football, ni même en tant que supporter, mais bien comme un téléspectateur.
Une telle esthétique n’était pas si dominante dans les années 90 quand de nombreux jeux vidéo de football étaient sur le marché. Certaines de ces premières simulations de football représentaient le terrain comme une vue de haut en deux dimensions, quelque chose de radicalement différent de ce qu’on voit à la télévision ; le gameplay était aussi très différent : l’accent n’était pas mis individuellement sur le joueur mais plutôt sur le jeu en équipe, avec une représentation quasi cartographique inspirée des wargames.
Dans la temporalité, le gameplay de FIFA ressemble aux « highlights », ces résumés d’un match de football, où les occasions de but sont compactées dans une vidéo de deux ou trois minutes. La conception du jeu et le moteur de match sont axés sur la production d’autant d’occasions de but en trois minutes de jeu que dans un match de quatre-vingt-dix minutes de la vie réelle. Et tout comme dans ces résumés télévisuels, les célébrations de but prennent une grande partie de ces quelques minutes, mettant en évidence les joueurs en liesse plus que les buts eux-mêmes (sans même parler de l’invisibilisation du reste du match).
Ce réalisme de télévision est cohérent avec une représentation héroïque du football. La surreprésentation des célébrations des joueurs amplifie l’impression que le football est un duel de stars, au détriment du jeu d’équipe tactique, qui nécessiterait des plans télévisuels plus larges et moins de gros plans intempestifs. Dans FIFA, les vedettes du football réel sont essentielles au jeu et leurs avatars sont les héros auxquels le joueur (et le téléspectateur) s’identifient. Dans cette logique, la simulation du jeu de football dépend en grande partie des caractéristiques individuelles des héros de football modélisés, plus que de l’esprit d’équipe collectif, une caractéristique largement négligée.
Cette influence de la télé sur FIFA est également parfois renversée. La célébration de but dite « dead fish » reprise par Jimmy Briand dans la vie réelle, devant les caméras de télévision, a fait le buzz car elle s’inspire directement du jeu FIFA. Les joueurs de football d’aujourd’hui appartiennent à une génération qui joue effectivement à FIFA depuis son plus jeune âge, ce qui influence en retour leur façon de jouer au football.
Football Manager et le big data
Le gameplay de FM ne repose pas du tout sur la diffusion télévisuelle. L’objectif avoué de FM est de simuler une carrière d’entraîneur. Son ambition est similaire à un modèle scientifique déterministe où les joueurs de football sont modélisés et quantifiés, les scores de matchs de football sont résolus par des systèmes d’équations impliquant le plus grand nombre possible de paramètres, ce qui rend d’ailleurs le jeu très exigeant en puissance de calcul. Pour construire une équipe de football qui réussit, le gamer doit ingurgiter beaucoup de chiffres, et son travail ressemble plus à celui d’un « data analyst » qu’à celui d’un entraîneur en survêtement sur le terrain.
Football Manager quantifie des centaines de milliers de vrais joueurs de football (dont certains jouent dans des championnats obscurs) et la fiabilité de cette base de données constamment mise à jour est essentielle pour le jeu. Les joueurs de football dans FM ne sont pas des avatars héroïques comme dans FIFA. Ce sont les innombrables représentations quantitatives anonymes et minuscules d’un monde entier de football, traduit en une base de données construite par la communauté des gamers eux-mêmes.
Ces dernières années, le succès de la base de données (parallèle au succès commercial de la série) a atteint le point où des exemples frappants de joueurs de football réels sont devenus des stars du football quelques années après que FM avait prédit leur succès. Ces success stories (Lionel Messi est souvent cité, mais il existe aussi des flops célèbres) suffisent à donner à FM une crédibilité qui va au-delà du monde du jeu et commence à être reconnue dans le monde réel du football. En quelques années, la qualité de la base de données a acquis dans la vie réelle une notoriété de prédictivité pour les futurs talents. C’est la première performativité du jeu. Au milieu des années 2000, on soupçonnait que les clubs de football dans la vie réelle engageaient des joueurs sur la base de renseignements pris dans la base de données FM. De nos jours, les clubs l’admettent ouvertement, et cette base de données est même vendue indépendamment du jeu vidéo.
Parallèlement à cela, la mode du « big data » se répand progressivement dans le football réel. Les sociétés qui proposent des mesures pour évaluer quantitativement les joueurs sur des données collectées pendant les matches sont florissantes. Un régime de « promesse techno scientifique » se met en place, lié à un marché : les transferts de joueurs de football dans la vie réelle sont chiffrés en dizaines de millions d’euros, et les recrutements habituels reposent sur une rationalité opaque. Les clubs deviennent de plus en plus friands de data dans l’espoir de rationaliser leurs investissements en joueurs. De plus, l’industrie florissante des paris sportifs accorde de plus en plus d’attention aux définitions de nouvelles métriques pour améliorer ses propres bénéfices calculés. Il y a là un énorme défi financier mondial en jeu, en termes de relations entre les métriques de football et les modèles d’affaires.
C’est dans ce contexte que les premiers succès performatifs de la base de données FM sont apparus. Les métriques de FM sont inspirées des analyses de données existantes dans les matches de football. La popularité des métriques du jeu est telle qu’elles influencent à leur tour la façon de définir les métriques des entreprises qui recueillent des données dans des matchs réels. Cela conduit à une situation où la frontière entre les statistiques de football et les mesures du jeu devient floue. C’est la deuxième performativité du jeu : le modèle déterministe FM s’inspire de l’analyse des données dans le football, mais ce modèle conçoit également des métriques qui, à leur tour, pénètrent dans l’analyse des données du monde réel. Comme la première performativité concernant les joueurs et leur quantification, cette deuxième performativité en termes de métriques est le résultat d’une influence mutuelle entre le monde du football et le monde de Football Manager.
Alexandre Hocquet, Professeur des Universités en Histoire des Sciences, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.