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Harcèlement à l’école : apprenons aux enfants à se défendre

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Les brimades, humiliations, intimidations répétées à l’école ou au collège sont source d’une grande souffrance.
jesus rodriguez/Unsplash

Nathalie Goujon, EM Lyon et Emmanuelle Piquet, Université de Bourgogne

Plus personne n’ignore, aujourd’hui, que le harcèlement existe dans les cours d’école. Ni que ces humiliations, intimidations ou agressions répétées engendrent une grande souffrance chez les élèves qui les subissent. La plupart des parents s’inquiètent à l’idée que leur enfant puisse être visé. En réponse, l’Éducation nationale a annoncé à la rentrée 2017 le « renforcement de la prévention et des sanctions » avec, en point d’orgue, le 9 novembre, la troisième édition de la journée nationale de lutte contre le harcèlement scolaire.

Et si, pour une fois, on regardait le problème sous un autre angle ? Si, au lieu de convoquer les harceleurs pour les punir, on cherchait à mieux armer les harcelés pour leur donner les moyens de se défendre eux-mêmes ? Cette démarche n’est jamais le premier réflexe des adultes qui, n’écoutant que leur bon cœur, volent au secours de l’enfant harcelé – ce qu’on ne saurait leur reprocher. Cependant, en intervenant tel Zorro pour sermonner le harceleur, le responsable d’établissement ou l’enseignant renforce bien souvent, sans le vouloir, l’image de victime de l’élève harcelé. La conviction s’installe, chez lui et chez les autres élèves, qu’il est incapable de s’en sortir tout seul. Une croyance qui alimente souvent un cercle vicieux engendrant de nouvelles situations de harcèlement.

L’enfant ou l’adolescent harcelé a moins besoin, en réalité, de la protection des adultes que d’apprendre à se faire respecter. Ces compétences, il peut les acquérir s’il bénéficie, au bon moment, du soutien adéquat. C’est ce que propose la thérapie « brève et stratégique », développée en France par nos équipes depuis une dizaine d’années. Cette façon inédite d’aborder les situations de souffrance scolaire fait désormais l’objet d’un diplôme universitaire, Traiter les souffrances en milieu scolaire et péri-scolaire, à l’université de Bourgogne. Nous nous appuyons sur les travaux du Mental Research Institute (MRI), à Palo Alto (Etats-Unis), héritier de « l’école de Palo Alto », un courant fondé dans les années 1950 par le psychologue américain Gregory Bateson.

Une stratégie qui permet de résoudre 85 % des cas de harcèlement vus en consultation

Chaque année, les thérapeutes de notre réseau Chagrin scolaire reçoivent quelque 500 enfants et adolescents. Avec chacun, nous élaborons un plan d’action adapté à la situation, une sorte de scénario que l’enfant met ensuite en œuvre dans la cour de récréation au moment où le harcèlement se produit. Dans notre échantillon des enfants venus en consultation, cette stratégie permet de résoudre le problème dans 85 % des cas environ. Ces résultats sont discutés par Emmanuelle Piquet, à l’origine du réseau, dans le livre qu’elle vient de publier, Le harcèlement scolaire en 100 questions (Éditions Tallandier).

Des parents ou d’autres intervenants sur la question du harcèlement ont pu juger notre approche culpabilisante pour les enfants harcelés, au motif que leur proposer de l’aide reviendrait à rejeter la faute sur eux. À les considérer, en somme, comme incompétents et responsables de la situation. Il ne faut pas se tromper de camp, s’offusquent certains parents : nos enfants ne sont pas coupables de ce qui leur arrive, ce sont les victimes ! L’école de Palo Alto, en fait, nous pousse à sortir du registre moral, celui qui désigne des méchants et des gentils. Elle nous amène à réfléchir à la manière dont l’interaction fonctionne, ou plutôt dysfonctionne, entre les personnes. L’un des penseurs et thérapeutes de l’école de Palo Alto, Paul Watzlawick, le formulait ainsi : « On ne soigne pas les personnes mais les relations ».

Car au fond, qu’est-ce qui est le plus accusateur : laisser entendre à un enfant harcelé, donc déjà terriblement blessé, qu’il est incapable de faire quoi que ce soit pour s’en sortir ? C’est en effet le message implicite qu’on lui envoie en cherchant à résoudre le problème à sa place. Ou bien est-ce de lui dire, comme nous le faisons, qu’il est vulnérable pour l’instant mais que nous croyons qu’il possède les ressources pour faire cesser le harcèlement ?

Notre approche s’inscrit à contre-courant sur un deuxième point. La stratégie actuelle de prévention du harcèlement inclut l’incitation à la tolérance entre élèves. Ainsi, la séquence d’enseignement moral et civique destinée à ceux de 6ᵉ précise : « À travers la connaissance des mécanismes du harcèlement scolaire et ses conséquences, les élèves appréhendent la nécessité de respecter autrui et d’accepter les différences des autres à l’école ». De même, certains chercheurs font l’hypothèse que la situation de harcèlement découle d’une différence sur le plan physique ou de la personnalité chez un individu, perçue par le groupe.

Les enfants harcelés, pas plus roux ni plus gros que les autres

Nous constatons, au contraire, que les enfants reçus dans nos consultations ne sont pas plus roux, gros ou « différents » que les autres. Ils ont même souvent une coiffure très étudiée, des dents blanches et alignées, un jean troué-mais-neuf de la marque à la mode et des Stan Smith aux pieds. Nous faisons l’hypothèse qu’un enfant est harcelé parce qu’il présente une vulnérabilité, une faille, à un instant t. Et que d’autres l’ont repérée et s’y sont engouffrés, souvent pour accroître à ses dépens leur popularité – cette forme de reconnaissance absolue à l’école primaire et, plus encore, au collège.

Les enfants harcelés ne sont pas plus roux, gros ou « différents » que les autres.
chuttersnap/unsplash

L’appel au « respect de la différence » entre les élèves nous paraît donc vain pour résoudre le problème de harcèlement. Ce qui fonctionne mieux, en revanche, c’est d’amener les harcelés à modifier leur réaction. Au lieu d’un timide « Arrête ! » qui laisse entendre au harceleur qu’il n’y aura aucune conséquence à ses actes, nous les amenons à envoyer le message : « Continue et tu vas t’en mordre les doigts, notamment en ce qui concerne ta popularité ».

Prenons l’exemple de Paul (le prénom a été changé), rapporté dans le livre Médecine sans souffrance ajoutée, publié par Nathalie Goujon aux éditions Enrick B.

Des brutes dans son collège

Paul m’est adressé par l’hôpital, écrit l’auteure, car l’équipe qui le suit depuis qu’on a diagnostiqué son hémophilie, est inquiète pour lui. Il vient de plus en plus souvent pour recevoir une injection suite à des coups ou des accidents divers afin d’éviter une hémorragie. Mais, régulièrement, son niveau de douleur exprimé semble au-dessus de ce que l’équipe constate au niveau clinique. En questionnant Paul, la pédiatre se rend compte qu’il n’apprécie guère ses congénères et trouve qu’il y a des brutes dans son collège.

Lorsque je rencontre Paul, il m’explique qu’il aime assez l’école, mais est très souvent absent. Très vite, nous entrons dans le vif du sujet :

« Donc toi, tu aimes bien l’école et tu es très bon élève, si je comprends bien ?
– Oui, ça va.
– Sinon, comment ça se passe, dans la cour ? Tu as des pénibles dans ton collège, ou pas ?
– Oui, il y a un groupe de populaires qui veulent trop se donner une image.
– Qui est le chef ?
– Définitivement Yassine. Il se déplace tout le temps avec son groupe et son but est de ridiculiser ou de taper les autres pour les rabaisser. J’en ai marre de lui et mes amis aussi.
– Tu as qui comme copains, toi ?
– Alors j’ai Djibril, Tom et Philippe. On est trop pareils : on a les mêmes passions. On fait des vidéos de gaming sur YouTube et puis, on parle de pas mal de trucs de science ensemble.
– Et donc Yassine et son groupe de fidèles te pourrissent la vie, c’est ça ?
– Oui, j’aimerais bien qu’ils arrêtent de venir nous voir.
– Qu’est-ce que tu as essayé ?
– Mes amis et moi, souvent, on tente de les ignorer. En général, on se met en cercle quand ils débarquent et on leur tourne le dos.
– Ça marche ?
– Bof, moyen : on dirait plutôt que ça les excite. Quand on se tourne, souvent, ils partent en mitraillette d’insultes et parfois, ils nous bousculent en mettant des coups de coude. L’autre jour, Yassine s’est mis à nous injurier les uns après les autres : “intello, t’es moche, tu pues”, on a tous eu notre tour.
– Et pourquoi tu ne réponds pas quelque chose ? Il fait peur ?
– Oui, il est super baraqué et j’ai pas envie de me battre, moi.
– Il pourrait te frapper, tu crois, si on répondait quelque chose ?
– Ouais, carrément, c’est une grosse brute.
– Je me dis que l’idéal pour le calmer serait de faire l’inverse de ce que vous faites actuellement.
– Heu… genre ?
– Genre, vous essayez de le virer et de le faire taire, alors il se défoule encore plus sur vous, non ?
– Si, mais bon, tu veux faire quoi ?
– Je me dis que la prochaine fois qu’il vient t’attaquer alors que tu es avec tes amis, ce serait vraiment bien que tu dises haut et fort : “Attention, voilà Yassine et ses fidèles, laissez-le parler, vas-y Yassine, on t’écoute !” S’il dit : “t’es un intello de merde”, il faudra que tu continues le même mouvement en répondant : “Oui et tu as oublié que je suis con et que je pue !” Il faudrait même que vous puissiez ouvrir le cercle, avec une révérence, pour lui donner la parole.
– Ouais, c’est pas mal. Mais bon, ça fait flipper.
– C’est pour ça que je voulais te demander : tu crois qu’il pourrait te taper où, en premier ?
– Ben, j’espère pas qu’il me tapera.
– Oui, mais moi, j’aimerais bien qu’on regarde ta peur en face, parce que si on la regarde, elle va diminuer, comme si elle se dégonflait, tu vois ? »

Ici, je choisis de lui faire imaginer le pire s’il répond quelque chose à Yassine-la-brute, car d’une part, cela peut arriver et d’autre part, tant qu’il se rassure et tergiverse, sa peur grandit. On dit souvent aux enfants que faire taire la peur revient à mettre de l’engrais dessus, contrairement à ce qu’ils croient. Pour l’instant, Paul ne dit rien à Yassine car il a trop peur. Si je parviens à lui faire baisser sa peur, alors il sera à même de réguler différemment.

« Alors, il pourrait te frapper d’abord au visage, ou dans le ventre, à ton avis ?
– À mon avis, dans le ventre et je tomberais au sol.
– Oui et ensuite, il continuerait à t’asséner des coups alors que tu serais sans défense, par terre ? Tu crois qu’il pourrait te tuer en provoquant une hémorragie, ou pas ?
– Ben, c’est possible. Par exemple, il me taperait derrière la nuque et là, je mourrais lentement en me vidant de mon sang à l’intérieur. Comme une hémorragie globale, quoi.
– Ah oui, horrible ! D’autant plus que personne ne suspecterait la gravité de la situation, puisque ça se passerait à l’intérieur de ton corps. Et tu mourrais dans un coin de la cour, derrière l’arbre, où personne ne voit jamais rien. Affreux. On dirait ensuite : “Pauvre Paul, il est mort sous les coups de Yassine parce qu’il était hémophile… ” Ou alors quelqu’un te verrait et on appellerait les pompiers, mais ce serait trop tard : l’hémorragie interne serait impossible à arrêter et on entendrait les pompiers crier : “On le perd, on le perd !” Quelle horrible fin, surtout à cause d’un débile brutal !
– Ouais, voilà.
– Bon, donc je comprends parfaitement que tu n’aies pas envie de lui répondre à lui (je sais que nous avons traversé le pire à cet instant et je ne le rassure donc évidemment pas). Cela dit, si jamais tu décidais de le faire, je pense que ce serait bien d’en parler à tes amis pour qu’ils puissent écarter le cercle et regarder en souriant Yassine et ses fidèles quand ils viendront. Il faut qu’ils comprennent que l’objectif est de faire croire aux brutes que ça ne vous fait plus rien et même que vous pouvez en rajouter, tellement vous vous en moquez. Je te propose d’y réfléchir tranquillement, on n’est plus à un jour près. L’autre option, c’est de continuer à subir leurs attaques. Après tout, c’est peut-être plus supportable que de risquer sa vie pour un con.
– Non, mais je vais en parler à mes amis et notamment à Tom, pour voir ce qu’ils pensent de ta stratégie. Ils nous pourrissent la vie depuis trop longtemps, sans déconner. Dire à Yassine ce que tu as proposé, ça peut le clasher grave devant son groupe et le calmer. »

Tous d’accord pour qu’on les clashe une bonne fois

Paul est revenu me voir, quinze jours plus tard.

« Alors, qu’as-tu décidé ? C’était dur, non ?
– Oui, c’est vrai, mais bon, le lendemain, j’ai parlé avec mes amis et ils étaient tous d’accord pour qu’on les clashe une bonne fois. Yassine est venu comme d’habitude avec sa tête du gars qui va dire des horreurs et là, j’ai dit : “Écartez-vous : Yassine et ses fidèles arrivent, il veut dire quelque chose. La semaine dernière c’était : ‘tu pues, t’es con’, alors aujourd’hui ? Vas-y !” Et j’ai ajouté, vu leurs têtes : “Attendez, ça vous gêne si je prends une photo ?”
– Excellent ! Et alors ?
– Il a dit : “Vous êtes trop bizarres, aujourd’hui !” Sa copine Juliette, qui est une vraie pourrie aussi, a dit : “Ouais, on se casse, ils sont trop chelous !” J’étais vraiment content !
– C’est super, je suis fière de toi, il fallait un sacré courage.
– L’après-midi, il a retenté une action, alors j’ai dit : “Ah, tu t’es décidé ?” Il a répondu : “Vous voulez pas coopérer, je m’en vais.”
– C’est dingue, c’est vraiment comme ça que fonctionnait la situation, en fait : tant que vous montriez que ça vous affectait, il était comme encouragé à vous insulter et là, d’un coup, ça n’a plus d’intérêt. Bravo, Paul, c’est la classe internationale ! »

The ConversationAinsi, les adolescents constatant, comme Paul, qu’ils peuvent eux-mêmes renverser la situation et mettre fin au harcèlement vivent une « expérience émotionnelle correctrice », de nature à dissiper leur sentiment d’impuissance. Les actions individualisées que nous mettons en place auprès des enfants qui souffrent les aident à restaurer leur confiance en eux et les amènent à savoir se défendre. Ils peuvent alors se faire respecter lorsqu’ils rencontrent, par la suite, des situations similaires. N’est-ce pas notre rôle d’adulte de les amener à agir par eux-mêmes, plutôt que d’intervenir à leur place ?

Nathalie Goujon, Psychopraticienne, EM Lyon et Emmanuelle Piquet, Psychopraticienne, intervenante à l’Ecole supérieure du professorat et de l’éducation, Université de Bourgogne

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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