Romain Espinosa, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Les récentes discussions autour de la proposition de réforme de la carte judiciaire portée par la Garde des Sceaux, Nicole Belloubet, reflètent la difficulté de concilier deux objectifs politiques intrinsèquement contradictoires : assurer d’une part la plus grande accessibilité au droit pour les justiciables, tout en rationalisant d’autre part les moyens mis à disposition à la justice. La réforme actuellement discutée au Parlement propose une spécialisation des Cours au niveau départemental.
Une telle stratégie de spécialisation peut conduire à une accélération des durées de traitement des litiges, ainsi qu’à un accès au droit plus limité : les justiciables courront le risque de devoir aller plus loin pour résoudre leur litige devant la cour. Si les effets d’une telle réforme sur l’activité économique et sur l’accessibilité pour les justiciables sont difficiles à prédire a priori, il est néanmoins possible de discuter des effets d’accessibilité en s’inspirant des effets produits par la précédente réforme de la carte judiciaire de 2008.
Les effets de la suppression de 62 des 271 Conseils de Prud’hommes en 2008 ont été étudiés par deux travaux empiriques en économie du droit (Espinosa, Desrieux et Wan 2017 ; Espinosa, Desrieux et Ferracci, 2018). Ces travaux ont cherché à comprendre les facteurs ayant déterminé le choix des cours à supprimer, et les effets de cette suppression sur l’accès au droit et sur l’activité économique.
Les arguments soulevés à l’époque de la réforme se retrouvent dans les débats actuels : alors que le gouvernement, représenté par la Garde des Sceaux Rachida Dati, prônait une réduction des dépenses publiques, ses détracteurs y voyaient une réduction de l’accessibilité à la justice et, ainsi, une inégalité territoriale dommageable.
Traitement des dossiers et accessibilité
Un premier travail, intitulé « Fewer Courts, Less Justice », s’est ainsi intéressé aux déterminants du choix de suppressions des conseils de prud’hommes, ainsi qu’aux conséquences en termes d’accessibilité. Ce travail souligne, tout d’abord, que les objectifs de rationalisation mis en avant par le gouvernement de l’époque semblent avoir été respectés.
La réforme de la carte judiciaire a certes supprimé 23 % des Conseils de prud’hommes, mais ces derniers ne représentaient que 5,8 % du volume total des litiges prud’homaux en 2007 : une cour avec 10 % de volume de litiges en plus avait en effet 2,7 % de chances en moins d’être supprimée…
De plus, il ressort que la réforme a ciblé en priorité les régions à forte concentration en cours. D’une part, le gouvernement a respecté son objectif de maintenir au moins un Conseil de Prud’hommes par département. D’autre part, une cour avait davantage de chance d’être supprimée qu’elle était proche d’une autre cour : une cour plus proche de 10 kilomètres d’un autre Conseil de prud’hommes avait 1,7 % de chances en plus d’être supprimée.
Ce premier travail met également en lumière les effets de la réforme de la carte judiciaire sur l’accès au droit et sur la durée de résolution des litiges jusqu’en 2012. Cette étude constate, à première vue, que la réforme a diminué de manière modérée mais significative le nombre de cas portés devant les Conseils de prud’hommes, et ce dès 2009.
Cette contraction de la demande de résolution de litige a été plus prononcée pour les petites cours se faisant absorber par des Conseils gérant davantage d’affaires. En ce qui concerne les durées de traitement, l’article met également en évidence une augmentation de la durée de traitement, sensible seulement à partir de 2011. Cette augmentation de la durée de résolution de litige a été d’autant plus forte que les Conseils de prud’hommes qui ont étendu leurs compétences étaient « petits » (i.e, géraient peu de cas) comparativement aux cours dont ils ont repris la compétence.
Un impact économique limité mais significatif
Fort de ces premiers constats, une seconde étude a cherché à évaluer l’impact de la suppression de ces 62 Conseils de prud’hommes sur l’activité économique. Dans « Labor Market and Access to Justice », les auteurs discutent en effet des effets de cette suppression sur quatre dimensions économiques :
- la création d’emplois
- la destruction d’emplois
- la création d’entreprises
- le nombre de chômeurs.
Ce travail montre que la suppression du quart des Conseils de prud’hommes a eu des impacts modérés mais significatifs sur l’activité économique des villes dont la distance aux cours du travail s’est accrue. Si le nombre de chômeurs ne semble pas affecté par la réforme, on observe cependant une fragilisation du marché du travail, avec une diminution du nombre de destructions et de créations d’emplois, et une diminution du nombre de créations d’entreprise.
Ainsi, les villes ayant connu une augmentation de la distance à leur conseil de prud’hommes ont connu une évolution du nombre de créations d’emploi 4,6 % plus faible que si la réforme n’avait pas eu lieu. On observe une tendance similaire pour les destructions d’emplois (évolution 4 % plus faible). La réduction simultanée des créations et destructions d’emplois ont, certes, permis de ne pas affecter le taux de chômage, mais reflète néanmoins une dégradation de l’activité économique, qui est confirmée par la diminution du nombre de créations d’entreprises.
L’étude conclut en effet que les villes affectées par la suppression de leur Conseil de prud’hommes ont connu une évolution du nombre de créations d’entreprises 6,3 % plus faible que si la réforme n’avait pas eu lieu.
Le risque d’un accès au droit plus limité
Les discussions actuelles autour de la réforme de la carte judiciaire proposée par la Garde des Sceaux Nicole Belloubet concentrent des arguments similaires à ceux avancés pour la précédente réforme de 2008. Les études sur l’analyse d’impact de la suppression des Conseils de prud’hommes montrent, comme nous l’avons vu, que les objectifs de rationalisation ont a priori été bien ciblés, mais que les conséquences en termes d’accessibilité au droit et d’activité économique sont également bien réelles. Une analyse coût-bénéfice complète est difficile à mener, car les objectifs de réduction de dépenses publiques peuvent avoir été atteints.
La proposition de réforme actuelle visant à spécialiser les cours est certes susceptible d’augmenter l’efficacité du système judiciaire, mais présente également les risques d’un accès au droit plus limité. Le gain d’efficacité dû à la spécialisation des juges peut permettre de réduire les délais de procédure, ce qui serait bénéfique pour les justiciables. Mais la spécialisation géographique porte le risque d’une réduction de l’accessibilité au droit, qui serait ici plutôt dommageable pour les justiciables.
Romain Espinosa, Chargé de recherche en économie, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.