Aurélia Troupel, Université de Montpellier
La contestation politique peut prendre plusieurs visages et agrège une pluralité de messages. Figure emblématique, l’abstention – avec son détournement du politique – est la plus visible. Dimanche 11 juin, avec plus d’un électeur sur deux n’ayant pas participé à la désignation de son député, elle a atteint un nouveau pic. Avec 51,3 % d’abstentionnistes au premier tour, elle a en effet été bien plus importante qu’à la présidentielle mais s’aligne sur les sommets déjà atteints en 2015 lors des régionales (1er tour) et des départementales et reste bien moins forte que pour les dernières européennes (57,6 %).
Ce flux et reflux de l’abstention, selon les élections, s’explique par les nombreux facteurs entrant en jeu.
Une pluralité de facteurs
L’importance accordée par les électeurs au scrutin, l’intensité et la qualité de la campagne sont les premiers éléments pouvant être à l’origine de cette variation. Les élections présidentielles sont ainsi plus mobilisatrices que les législatives.
Bien que la campagne ait été en partie éclipsée par les premiers pas suivant l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, les enjeux pour ce premier tour étaient d’autant plus importants qu’il y avait cette idée de revanche à prendre dans les urnes pour les deux grands partis éliminés comme pour La France insoumise (FI) ou le FN qui cherchaient à obtenir le maximum d’élus. Mais les intentions de vote donnant très largement LREM vainqueur, la « gueule de bois » des électeurs et militants et, dans une moindre mesure, « l’usure électorale » (il s’agit de la sixième élection en trois ans) semblent avoir alimenté la démobilisation électorale.
Au-delà de ces effets conjoncturels, existe aussi ce que certains appellent l’abstention sociologique. Les jeunes, les moins diplômés, les classes populaires sont souvent les plus nombreux à ne pas fréquenter les isoloirs. La mal inscription c’est-à-dire le fait de ne pas voter dans son bureau de vote mais dans celui correspondant à son ancienne adresse ou à une autre résidence (parentale, secondaire) rend plus « coûteux » l’acte électoral, quand il n’est pas impossible (cf. le bug sur les listes électorales).
Sujet à variations, même si la tendance générale est plutôt à la hausse, le taux d’abstention est souvent analysé comme un marqueur de l’état de la démocratie. Particulièrement commenté au moment de la proclamation des résultats, il sombre ensuite dans l’oubli jusqu’à constituer, à son tour, un nouveau repère quant à la participation électorale. Pourtant, dans le cas de ce premier tour des législatives, cette abstention record a des répercussions importantes sur la suite du processus démocratique.
Un choix restreint par l’abstention pour le 2e tour
Choisie par une petite minorité d’électeurs, la légitimité de la future Assemblée fait – par avance – l’objet de nombreuses critiques, auxquelles s’ajoute sa teinte presque monochrome d’après les projections et le grand nombre de novices entrant au Palais Bourbon.
Pourtant, dès à présent, entre le 1er et le 2e tour, ce pourcentage élevé d’abstentionnistes a, étant donné le mode de scrutin en vigueur pour les législatives, déjà eu une incidence. Pour la première fois, l’exception est largement devenue la règle.
Pour se qualifier au second tour, les candidats doivent recueillir au moins 12,5 % des inscrits. Avec les départementales (ex-cantonales), ce sont les seuls scrutins à se baser sur les inscrits et non sur les suffrages exprimés. Lorsque le score est calculé en fonction des inscrits, il tient compte de l’ensemble des électeurs effectivement appelés à voter ; inversement, lorsqu’il l’est à partir des suffrages exprimés, les abstentionnistes (comme les votes blancs) sont sortis de l’équation. En ce sens, les élections basées sur les inscrits seraient donc plus représentatives que celles reposant sur les suffrages exprimés. Elles sont aussi, de fait, plus difficiles pour les candidats dans la mesure où, en fonction de l’abstention, le score à réaliser pour atteindre le seuil de 12,5 % des inscrits, est élevé.
Par exemple en Moselle, Mathilde Huchot, a obtenu 12,52 % des inscrits équivalents à 27,3 % des suffrages exprimés une fois écartés 52,8 % d’abstentionnistes et les 1,3 % de votes blancs et nuls. À ces conditions, le nombre de candidats qualifiés pour le second tour peut s’avérer restreint. Afin d’assurer la présence d’au moins deux candidats au second tour, pour garantir le pluralisme politique et laisser du choix aux électeurs, un dispositif de secours a été prévu : le repêchage. Ainsi, s’il n’y a qu’un candidat qualifié, celui qui arrive en seconde position est automatiquement assuré d’être présent au tour suivant.
Le taux particulièrement élevé d’abstention au 1er tour a multiplié cette configuration : dans 68 % des circonscriptions, un seul candidat a franchi le seuil de 12,5 % et l’autre a été repêché. Dans 14 % des circonscriptions, ce sont même les deux candidats qui ont dû être repêchés. Au final, la qualification pour les deux candidats n’a été acquise normalement que dans 18 % des circonscriptions. Lors de ce premier tour, l’exception – le repêchage – est donc devenue la règle.
Si les candidats LREM ont le plus souvent obtenu le sésame pour le second tour, les autres formations politiques ont largement bénéficié de ce dispositif : près des deux tiers des candidats LR ou UDI ont ainsi été repêchés, 80 % des candidats socialistes et 88,3 % des candidats FN et 97 % de la FI. Sans qu’elle soit précisément explicitée auprès des électeurs, cette voie d’accès au second tour favorise les candidats les plus populaires, c’est-à-dire ceux rassemblant un vote d’adhésion mais aussi de contestation, comme c’est le cas du FN.
Bien qu’étant a priori hors du jeu politique, ce nombre important d’abstentionnistes, combiné à un seuil de qualification élevé et un nombre de concurrents important, a un impact significatif sur la suite du scrutin. À court terme, sur la sélection des candidats ; à long terme, parce qu’il en va de la crédibilité du scrutin.
Redonner du sens et du poids au bulletin de vote
Pour enrayer l’abstention, plusieurs pistes pourraient être envisagées. Si les débats actuels portent sur un changement du mode de scrutin avec l’introduction d’une « dose » de proportionnelle, il semblerait pourtant plus utile de conférer davantage de pouvoir aux électeurs en redonnant du sens à l’acte électoral et surtout du poids à leur bulletin.
Réfléchir aux outils à donner aux citoyens pour qu’ils s’y retrouvent au moment du choix pour qu’ils se réapproprient les élections pourrait être une première piste à explorer pour lutter contre l’abstention. Savoir pourquoi on vote mais aussi dans quel cadre, en explicitant le rôle et les fonctions des différentes assemblées, en présentant ce qu’il se passerait s’il n’y avait pas de majorité ou au contraire une majorité trop hégémonique, permettrait de clarifier le débat. Comprendre et connaître les tenants et les aboutissants d’un scrutin permet de susciter l’intérêt et donc de mobiliser les électeurs.
Mais le vote est aussi un acte inclusif. Pour insister sur l’appartenance à la « communauté » citoyenne, différents dispositifs pourraient être inventés. Pour les jeunes par exemple, plutôt que de procéder à l’inscription automatique, désincarnée, celle-ci pourrait avoir lieu dans le cadre d’une journée de la citoyenneté organisée dans les lycées. Adossé à un cours sur l’histoire du droit de vote, ce moment républicain pourrait être un moyen de donner de la solennité à leur entrée dans la citoyenneté active. De même, quelques bureaux de vote pourraient être délocalisés et placés au cœur de grandes cités pour favoriser l’intégration des catégories plus populaires. De nouveaux rituels républicains, plus ciblés, pourraient ainsi être imaginés afin d’amener l’ensemble des citoyens à jouir pleinement de leurs droits.
À cette première dimension s’ajoute nécessairement la seconde : (re)faire du vote un acte décisif, ayant un impact. Lorsque les deux candidats ont été repêchés, l’élection devrait être annulée ; en deçà d’un certain seuil (10 % des inscrits par ex.), les candidats devraient être éliminés ; le vote blanc devrait être considéré comme un suffrage exprimé.
Plutôt que de changer le mode de scrutin, c’est le calendrier électoral qu’il faudrait corriger. Non pas en mettant les présidentielles et les législatives le même jour, ni ces dernières avant les présidentielles mais plus simplement en supprimant le quinquennat. Depuis que le mandat présidentiel a été réduit à cinq ans, les législatives ont été éclipsées par les présidentielles et les séquences électorales sont beaucoup trop intenses et presque permanentes.
Si la procédure d’inscription électorale vient d’être révisée pour réduire l’abstention, il est urgent d’aller plus loin et d’adopter conjointement des pistes institutionnelles et plus pratiques. Car ce dimanche, le record de 51,3 % pourrait bien être encore battu.
Aurélia Troupel, Maître de conférences en Science Politique, Université de Montpellier
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.