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Calais, vu des deux côtés de la Manche

Olivier Clochard, Université de Poitiers and Heaven Crawley, Coventry University

Au moment où les autorités françaises démantèlent une énième fois près de Calais un lieu de regroupement de migrants désireux de travers la Manche, Conversation France et Conversation United Kingdom ont décidé d’unir leurs efforts pour analyser cet événement qui concerne directement nos deux pays. Afin de livrer à nos lecteurs, dans leurs langues respectives, une analyse qui ne soit pas unilatérale, manifestant du même coup l’une des raisons d’être de notre réseau : éclairer différemment, et sous un autre angle, l’actualité.

Vu de France : « Le grand raout des autorités continue »

Par Olivier Clochard (Migrinter, Université de Poitiers)

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La « jungle » de Calais (Photo credit: Javi S&M via Visualhunt.com / CC BY-SA)

L’histoire se répète. Le plus grand campement que la région de Calais a connu ces vingt dernières années va être démantelé ce 24 octobre, à l’image d’autres camps qui ont précédé celui-ci. Mais une fois de plus, la destruction de cet espace de vie ne résoudra nullement la situation migratoire.

Que ce soit au moment de la destruction du camp de Sangatte en 2002, d’une grande partie de « la jungle » en 2009 ou lors de l’épisode de la fermeture des squats et campements éparpillés dans la ville de Calais durant l’hiver 2015 ou du bidonville ce lundi, les gouvernements britannique et français persistent à faire croire à une partie de l’opinion publique qu’une fois ces opérations policières effectuées, la situation migratoire sera en grande partie réglée.

Or si les populations présentes à ces différentes périodes sont, à chaque fois, éloignées ou expulsées du Calaisis – vers d’autres régions françaises, des États membres de l’UE, voire vers leur pays d’origine – conduisant ainsi à une diminution temporaire de la pression migratoire, la région demeure un espace de transit pour de nombreuses personnes face à l’obsession du renforcement généralisé des contrôles migratoires, et à la recherche de meilleures conditions de vie. À Calais et dans ses environs, des femmes, des hommes et des enfants continueront donc à venir pour des raisons qu’ils – et les exilés qui les ont précédés – ne cessent de clamer, et que de nombreux rapports et études relaient.

Paris et Londres main dans la main

Les membres du gouvernement français, très critiques lorsqu’ils étaient dans l’opposition, reprennent les méthodes de leurs prédécesseurs, à savoir des mesures essentiellement restrictives. Ainsi, avec l’aide du Royaume-Uni, la France renforce ses contrôles migratoires avec divers dispositifs techniques, murs, chiens renifleurs, etc., conduisant à exacerber bien plus les tensions au sein de ce territoire – où la présence policière française est déjà très importante – qu’à empêcher les personnes de passer en Angleterre. Et ce, contrairement à la propagande que la préfecture et le ministère de l’Intérieur diffusent : « Depuis plusieurs mois, aucune intrusion n’a été détectée à l’intérieur du tunnel, et les autorités britanniques nous indiquent qu’elles ne constatent plus aucun passage irrégulier », a ainsi déclaré le ministre français de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, le 2 septembre 2016.

L’artifice ministériel se joue également avec le dispositif de prise en charge des migrants dans les Centres d’accueil et d’orientation (CAO), dispersés dans toute la France. Depuis le démantèlement d’une partie du bidonville actuel, l’expérience montre que l’engagement du gouvernement de ne pas leur appliquer le Règlement « Dublin » (expulsion dans le premier pays d’arrivée en Europe) – pris il y a un an pour inciter les exilés à quitter Calais – n’est pas respecté.

Rupture nette entre le gouvernement et les associations

Enfin la criminalisation de l’aide apportée aux exilés ne s’est jamais arrêtée, contrairement aux promesses du président de la République. Des bénévoles sont régulièrement l’objet de représailles : fouilles, procès-verbaux, gardes à vue, convocations devant les tribunaux alors que depuis plus le début des années 1990, une grande partie de l’aide alimentaire et juridique est portée par les membres de ces organisations. Des militants du mouvement « No Borders » – pour ne citer qu’eux – sont régulièrement incriminés alors que leur travail est reconnu par de nombreuses organisations calaisiennes et internationales ainsi que par des instances officielles comme le Défenseur des droits.

Ainsi la désinformation est à la démocratie ce que les agences d’informations officielles sont dans les États totalitaires. Face à ces manipulations gouvernementales, la rupture entre les associations ayant une bonne connaissance de la situation migratoire calaisienne et le gouvernement n’a jamais été aussi probante.

Comme de nombreuses organisations l’avaient rappelé, il y a deux ans, dans une « Lettre ouverte interassociative » au premier ministre, Manuel Valls, et au ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, le gouvernement manque de courage et refuse de prendre en compte ce que leur disent les exilés et les associations porteuses de solutions alternatives aux politiques migratoires actuelles. Des politiques indignes, violentes voire meurtrières.

Une caravane installée dans « la jungle », 22 octobre 2016.
François Lo Presti/AFP

Vu d’Angleterre : « Le jour d’après la « jungle », quelle solution à long terme ? »

Par Heaven Crawley (Université de Coventry)

En août 2002, je travaillais au ministère britannique de l’Intérieur. Le Parti travailliste était au pouvoir depuis peu et notre objectif était de conduire une politique pragmatique. Je venais d’achever ma thèse et, à l’instar des autres nouveaux venus au sein de la structure installée au 14e étage du Bâtiment Appollo à Croydon (Sud de Londres), nous étions persuadés de pouvoir changer le cours des choses. Nous devions être sûrs que les ministres concernés soient pleinement informés des raisons qui sous-tendaient une hausse sans précédent du nombre de demandeurs d’asile : plus de 84 000 cette année-là, un chiffre jamais atteint depuis.

Et c’est alors qu’émergea Sangatte, le Centre de la Croix-Rouge situé près de Calais. Il avait été créé en 1999, mais devint cet été-là le centre de l’attention des médias britanniques à la faveur d’une période creuse de l’actualité.

Tant de choses ont changé depuis lors, et finalement si peu.

Quinze ans plus tard, nous y revoilà

À cette époque, comme aujourd’hui, les images des candidats à la traversée de la Manche s’étalaient à la « une » des journaux, flanqués de titres-chocs évoquant des « torrents » et l’« invasion ». En vacance, les ministres concernés par ce dossier furent appelés en urgence pour discuter de cette « crise ». Il était clair que la plupart des personnes rassemblées à Sangatte fuyaient la guerre et les persécutions. Aussi, dans le calme, et sans agitation superflue, environ 2 000 réfugiés, principalement des Afghans et des Kurdes d’Irak, furent transférés au Royaume-Uni où ils bénéficièrent de permis de travail, et par la même d’une chance de refaire leur vie.

Le Centre de Sangatte fut démantelé, les enfants firent leur retour à l’école, la vie ordinaire reprit ses droits. Mais quelques mois plus tard, les réfugiés et les migrants de Sangatte avaient trouvé asile dans un camp de fortune tapi dans des bois jouxtant un site industriel, surnommé rapidement « la jungle ». À son tour, cette zone fut vidée en 2009, poussant les migrants à se réfugier dans des squats et des abris de fortune disséminés autour de Calais, ou encore à dormir dans les rues de la ville.

Et quinze ans plus tard, nous y revoilà.

Alors que les images de plus d’un million de réfugiés et migrants traversant dans des conditions désespérées la Méditerranée remplissaient nos journaux et les réseaux sociaux, durant l’été 2015, cette affaire devint pour l’opinion britannique le symbole patent de la crise profonde dont souffrait l’Europe. Le nombre de personnes présentes dans « la jungle » était mineur : il n’a jamais dépassé les 10 000, soit environ 0,07 % des personnes cherchant asile en Europe. Mais ce n’était pas là l’important. Durant des mois et des mois, l’opinion britannique fut bombardée de discours sur le thème de la « pointe émergée de l’iceberg ». Tous ceux qui parvenaient à rallier l’Europe, disait-on, n’avaient en réalité qu’un seul objectif – s’installer au Royaume-Uni – et ils avaient une chance sur deux d’y parvenir…

Il n’y avait pourtant aucune preuve que ce serait effectivement le cas.

L’inanité des barrières administratives

Retour en 2002, juste avant que Sangatte ne soit fermé. Le ministère britannique de l’Intérieur publia un rapport révélant que les demandeurs d’asile au Royaume-Uni étaient bien plus motivés par la présence de leur famille sur place, la maîtrise de la langue, la culture et l’histoire britanniques que par la perspective de trouver un emploi ou les bénéfices supposés du système de protection sociale. Cela ne changea rien à l’affaire. Quelques semaines plus tard, le même ministère abrogea le droit de travailler pour les postulants au droit d’asile durant la phase d’examen de leur dossier – une décision qui n’a eu aucun impact sur le nombre d’arrivées et qui, en revanche, a entamé de manière profonde la capacité des réfugiés à s’intégrer localement.

En 2010, cette fois pour le compte du Conseil des Réfugiés, j’examinais à nouveau les facteurs déterminant la décision de s’installer sur le territoire britannique. Et, une fois encore, nous arrivèrent à la conclusion, à savoir que l’existence de liens avec le Royaume-Uni comptait bien plus qu’aucune mesure administrative ne le ferait jamais.

Aujourdhui, en 2016, nos recherches montrent très clairement ce qui alimente les dynamiques migratoires à travers la Méditerranée : ce sont les conflits, les persécutions et violations des droits de l’Homme en Syrie, en Afghanistan, en Irak et en Érythrée, ainsi que la montée de la violence en Libye et l’affaiblissement de l’État de droit et le manque de perspectives en Turquie, au Liban et en Jordanie qui jettent les gens sur la route de l’exil en direction de l’Europe.

Très peu des 500 réfugiés et migrants avec lesquels nous avons pu nous entretenir affirment avoir eu une destination à l’esprit lorsqu’ils ont quitté leur domicile. Et sur ce petit nombre, seuls 6 % ont mentionné le Royaume-Uni – soit parce qu’ils avaient déjà de la famille sur place, soit parce qu’ils parlent anglais et, du coup, ont pensé qu’ils seraient plus facile pour eux de s’intégrer.

La solution à long terme est politique

Y aura-t-il demain une nouvelle « jungle » ? En un mot comme en mille, la réponse est oui, presque à coup sûr. Aussi longtemps que perdurent les facteurs qui conduisent les populations à fuir leur foyer et les obstacles les empêchant de reconstruire leur vie ailleurs, et aussi longtemps que les États de l’Union européenne, Royaume-Uni inclus, échouent à leur garantir des routes sûres et légales pour obtenir protection et de quoi vivre, les gens continueront de tracer leur propre route vers les pays où ils disposent d’amis, de parents et où ils pensent avoir la meilleure chance de refaire leur vie.

Il n’est écrit nulle part dans le droit international des réfugiés qu’une personne soit obligée de demander l’asile dans le premier pays dans lequel elle a mis le pied. Il s’agit uniquement d’un mécanisme instauré par les pays les plus puissants sur le plan politique et économique du nord de l’Europe visant à exploiter leur éloignement géographique de l’épicentre des conflits et de la violence qui frappent certaines zones.

Il n’y aura peut-être pas de nouvelle « jungle » demain à Calais, où l’imposante clôture déjà édifiée pour empêcher les gens de monter à bord des trains et des camions traversant la Manche est en train d’être consolidée et étendue à l’aide des fonds britanniques. Mais, à la lumière de quinze ans de recherches sur ces questions, il m’est possible d’affirmer que les personnes privées d’espérance ou désireuses de fuir à tout prix, qui n’ont aucune perspective ni d’option alternative, trouveront toujours une solution pour contourner quelque barrière que ce soit. S’il est possible, en y mettant le prix, d’édifier un mur autour d’un port, cela paraît beaucoup plus difficile de le faire autour d’un pays.

Y a-t-il une solution à long terme ? En un mot comme en mille, la réponse est là encore oui. L’Europe, et tous ses États membres, doivent admettre la réalité des facteurs qui mettent en mouvement des populations aussi nombreuses et y répondre par des solutions politiques, plutôt que dépenser des sommes et une énergie énormes à les maintenir à distance. Pour ce faire, l’UE dispose de toute une gamme d’instruments : le relogement des réfugiés, la réunification des familles, l’octroi de visas humanitaires, des permis de travail temporaires, des visas éducatifs… La plupart de ces outils sont maintenus hermétiquement dans leur boîte. Il est plus que temps, aujourd’hui, de les en sortir et de les utiliser.

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Olivier Clochard, Chargé de recherches à Migrinter (CNRS), Université de Poitiers and Heaven Crawley, Research Professor, Coventry University

This article was originally published on The Conversation. Read the original article.

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