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Vers la fin du Centenaire : l’importance de la commémoration de la Grande Guerre pour les relations franco-allemandes

François Mitterrand et Helmut Kohl le 22 septembre 1984 à Douaumont, près de Verdun (capture archives Ina)
François Mitterrand et Helmut Kohl le 22 septembre 1984 à Douaumont, près de Verdun (capture archives Ina)

Reiner Marcowitz, Université de Lorraine

L’année 2018 marque la fin du Centenaire de la Première Guerre mondiale. Même si le cycle des actes commémoratifs se poursuit, nous pouvons tirer un premier bilan de ce que ce Centenaire a signifié pour les relations franco-allemandes. Dès le début des événements mémoriels, les responsables français ont eu l’ambition de commémorer l’évènement « main dans la main » avec leurs partenaires allemands. En témoigne le préprogramme du centenaire, le « rapport Zimet », qui date du mois de septembre 2011 et qui affiche cette volonté de manière exemplaire. Pour les deux pays, la Première Guerre mondiale est un événement d’une très grande importance, le seul bilan des morts en témoigne : 1,4 million côté français, 1,8 million côté allemand, sans parler des millions de blessés et mutilés dans les deux pays.

Pour les relations franco-allemandes, l’évènement a également été crucial : jusqu’au début des années 1950, cette guerre a perpétué le mythe d’une haine héréditaire en France et en Allemagne, née au XIXᵉ siècle.

Ce n’est que dans la deuxième moitié du XXe siècle que la commémoration de la Première Guerre mondiale s’est peu à peu transformée en un lieu de mémoire commun : les deux mémoires « concurrentes » se sont rapprochées afin de devenir enfin un symbole de la réconciliation franco-allemande. Le spécialiste des relations franco-allemandes Alfred Grosser l’a constaté il y a quelques années avec une certaine stupéfaction :

« Ce qui est étonnant, c’est que beaucoup de grandes fêtes – Charles de Gaulle et Konrad Adenauer dans la cathédrale de Reims en 1962, François Mitterrand et Helmut Kohl à Douaumont en 1984, Nicolas Sarkozy et Angela Merkel le 11 novembre 2009 à l’Arc de triomphe – sont des symboles de la Première Guerre mondiale »

De la « haine héréditaire » à l’« amitié héréditaire »

Commençons par la visite d’État de Konrad Adenauer en France au début du mois de juillet 1962. Celle-ci a été parfaitement organisée par le protocole français dans le cadre d’une politique de communication qui visait notamment à préparer les Français à l’aboutissement de la réconciliation. C’est là le fil directeur du programme de la visite d’Adenauer, qui marque également l’étape la plus connue de cette visite : la participation commune du chancelier et du président de la République à une messe célébrée dans la cathédrale de Reims. La photo des deux hommes d’État, debout, côte à côte, unis par leur âge et leur confession catholique est devenue emblématique, non seulement du rapport personnel entre Adenauer et De Gaulle, mais également de la réconciliation franco-allemande.

Le président François Mitterrand et le chancelier Helmut Kohl reprirent, après 1982, cette tradition, notamment via leur présence le 22 septembre 1984 à Douaumont, c’est-à-dire sur un champ de bataille emblématique de la Première Guerre mondiale.

Leur posture – debout pendant plusieurs minutes, main dans la main, devant un catafalque dressé sur le parvis de l’ossuaire de Douaumont recouvert des drapeaux des deux pays – rappelait pour la première fois les douleurs et les pertes des deux peuples. En transformant ainsi la commémoration de la Première Guerre mondiale en souvenir consensuel d’une terrible expérience partagée, cette politique mémorielle contribua définitivement et de manière décisive à passer du mythe de la « haine héréditaire » à celui de l’« amitié héréditaire ».

Lorsque Kohl et Mitterrand quittèrent la scène politique, entre 1995 et 1998, leur gestuelle mémorielle trouva des successeurs. Angela Merkel et Nicolas Sarkozy commémorèrent, en 2009, le 91e anniversaire de l’Armistice du 11 novembre 1918 en déposant ensemble une gerbe sur la tombe du Soldat inconnu, sous l’Arc de triomphe.

L’événement même était fortement symbolique : c’était la première fois qu’un dirigeant allemand y participait. En revanche, le protocole français et le président de la République firent de leur mieux pour ne pas compliquer l’affaire pour l’invitée allemande : tout d’abord en annonçant une « fête franco-allemande » dans la presse française ; ensuite, grâce à la mise en œuvre d’un rituel transnational avec l’exécution des deux hymnes et la présence des soldats des deux pays, y compris ceux de la brigade franco-allemande ; enfin, par un discours de Sarkozy qui, tout en se situant dans la tradition du geste de Kohl et de Mitterrand, évoquait avant tout, et cette fois explicitement, les victimes des deux camps et la douleur de leurs familles, et ne permettait aucune distinction ni même un calcul de compensation entre les morts des uns et ceux des autres : « Car, en ce 11 novembre, nous ne commémorerons pas la victoire d’un peuple contre un autre mais une épreuve qui fut aussi terrible pour l’un que pour l’autre ».

Sarkozy déclara également que les puissances victorieuses de la Première Guerre mondiale étaient également coresponsables du fait que la paix n’avait pas pu être rétablie après 1918, « non seulement parce que les vainqueurs manquèrent de générosité, mais aussi parce qu’ils refusèrent de voir le destin tragique qui les liait aux vaincus et que l’indicible horreur de la guerre venait de révéler ». Sans en parler explicitement, cet aveu mettait même la Deuxième Guerre mondiale dans une autre perspective et l’intégrait dans « l’engrenage fatal de la guerre civile européenne »

Dans la série des gestes commémoratifs emblématiques, la cérémonie du 9 novembre 2009 mise en scène par Merkel et Sarkozy, marque le point culminant de la commémoration commune de la Grande Guerre et, dans un certain sens, le point final d’un processus entamé en 1962 par De Gaulle et Adenauer : Sarkozy et Merkel en tiraient, en 2009, l’ultime conclusion en parlant pour la première fois explicitement d’une « guerre civile européenne ».

Un abus de commémorations ?

De plus, dans les trois cérémonies commémoratives que nous venons d’analyser se manifestait, de la part des deux pays, la fierté d’avoir réussi à surmonter un passé belliqueux en faveur de la création de « leur communauté de destin et leur solidarité dans la défense de leur existence et de leurs libertés ». Emmanuel Macron a repris ce fil commémoratif récemment, lorsqu’il a rencontré, le 11 novembre dernier, son homologue allemand, Frank-Walter Steinmeier, et a inauguré avec lui le nouvel Historial franco-allemand de la guerre 14-18 du Hartmannswillerkopf en appelant les Français et les Allemands à « faire œuvre de mémoire et d’histoire en conjuguant les regards ».

On peut tout de même se demander au début de cette dernière année du Centenaire de combien de commémorations les relations franco-allemandes ont besoin. En effet, une politique de mémoire excessive peut provoquer le dégoût, voire l’ennui de l’opinion publique. Une telle politique est aussi susceptible de perdre toute crédibilité en déformant le passé, à force de vouloir créer à tout prix une mémoire commune qui diminue, voire nie les anciens conflits ; ou en faisant de la conflagration de 14/18 le simple prélude de l’unification européenne.

Seule une commémoration authentique, tenant compte des traditions des deux pays, qui ne verse ni dans l’angélisme, ni dans des polémiques dépassées, peut contribuer à ancrer positivement la coopération franco-allemande dans l’épaisseur des deux cultures.

The ConversationLe rapprochement franco-allemand n’est pas seulement l’affaire des hommes et des femmes politiques des deux pays, il est aussi le fruit des échanges entre les citoyens des deux pays. De plus, la commémoration commune du passé ne saurait compenser les déficits actuels de la coopération entre les deux pays. Assurer l’équilibre entre la mémoire d’un passé conflictuel et la démonstration d’une vraie force politique commune est donc l’un des grands défis de l’agenda franco-allemand en 2018. Nous fêtons d’ailleurs ce 22 janvier le 55e anniversaire du traité de l’Élysée – un évènement qui démontre que les relations franco-allemandes d’aujourd’hui, sans oublier leur passé conflictuel, restent prometteuses et vivantes.

Reiner Marcowitz, Professeur – Centre d’études germaniques interculturel de Lorraine, Université de Lorraine

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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