Michel Wieviorka, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH) – USPC
Le « rapport sur les inégalités mondiales » du World Wealth and Income Database (WID.world), publié en décembre 2017, rend compte de travaux menés sur un mode collaboratif par une centaine d’économistes relevant de quelque 70 pays, dont pour la France Lucas Chancel et Thomas Piketty, l’auteur du best-seller « Le capital au XXIème siècle » (Seuil, 2013).
Les chiffres et graphiques que propose cet important document sont éloquents : depuis les années 80, qu’il s’agisse du patrimoine ou des revenus, les inégalités n’ont cessé de croître à l’échelle de la planète, entre les plus riches et les plus pauvres, en même temps que les couches moyennes apparaissent comme la principale victime de cette évolution. La dynamique varie certes d’une région du monde et d’un pays à un autre, et l’Europe occidentale semble susceptible, sous certaines conditions, d’enrayer les tendances les plus inquiétantes.
Acceptons ces données. Il faut maintenant les affronter, en notant que ce ne sont pas des sociologues, des philosophes politiques ni des politologues qui jouent un rôle pionnier dans la production des connaissances relatives aux inégalités, mais des économistes – ce qui redonne tout son poids à l’idée que l’économie doit être politique.
Et interrogeons-nous : comment se fait-il qu’à l’échelle de la planète, sous des régimes politiques différents, et tout particulièrement dans des démocraties, la hausse spectaculaire des inégalités revête une telle ampleur ? Qu’il en soit ainsi là où un régime autoritaire contrôle les ressources par la violence et la répression au service de quelques-uns n’a rien de très surprenant. Mais en démocratie ?
Des explications insuffisantes
Alors même que dans les démocraties le niveau d’éducation s’élève, et que les informations sur les inégalités sont produites et diffusées bien mieux et plus qu’auparavant, que la critique de ce que Viviane Forrester, il y a déjà 20 ans, avait appelé « l’horreur économique » peut circuler dans les médias classiques, mais aussi grâce à Internet dans toute sorte de réseaux, alors même que les premières victimes de l’accroissement des inégalités sont précisément des classes moyennes éduquées et bien informées, cette hausse des inégalités semble s’effectuer sans rencontrer d’obstacle majeur.
Il y a là un défi qui suggère que l’on inverse, au moins provisoirement, la fameuse onzième thèse de Karl Marx sur Feuerbach (1845), selon laquelle « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, il s’agit maintenant de le transformer » : avec le rapport du WID.world, les économistes ont fait leur travail, et de belle manière, à eux, mais aussi aux sociologues, philosophes et autres penseurs et chercheurs en sciences sociales de relever le défi intellectuel qu’il lance, et d’analyser ce qui est en jeu. Car avant de parler de transformer le monde, ne convient-il pas de répondre à la question lancinante : pourquoi les inégalités peuvent-elles ainsi prospérer et se renforcer en démocratie, sur la longue durée – au moins, donc, durant une trentaine d’années?
Une première explication laisse pantois : elle consiste à affirmer que les forces de l’économie néo-libérale sont toutes puissantes, au point qu’aucun obstacle ne peut leur résister – ni les États nationaux, ni les systèmes politiques, ni éventuellement des institutions supra ou transnationales, internationales ou régionales, comme les Nations unies ou l’Union européenne. Mais cette toute-puissance est-elle vraiment irrésistible ? Elle ne l’est que dans la complicité, l’accord ou l’acceptation plus ou moins passive des peuples et de leurs gouvernements. On le voit bien chaque fois que progresse l’extrême droite et les populismes, y compris de gauche : il existe des réponses possibles, la leur consistant à fermer les frontières, à promouvoir des dispositifs protectionnistes. Mais n’existe-t-il pas d’autres réponses politiques ?
Une deuxième explication prolonge la précédente en renouant avec le discours de la servitude volontaire, et autres théories de l’aliénation : les peuples, finalement, seraient disposés à accepter des formes de domination, même autoritaires (La Boétie avait en vue l’absolutisme, et non pas les forces de l’économie). Ils collaborent avec les détenteurs du pouvoir et contribuent – plus ou moins activement – aux maux qu’ils endurent. De ce point de vue, ce ne sont pas tant les détenteurs du pouvoir économique qui dominent et aliènent les peuples, que ces derniers eux-mêmes qui délaissent leur capacité à être maîtres de leur destin, ce que Horkheimer et Adorno appelaient la «mystification des masses».
Mais dans ce cas, comment se fait-il que les mêmes peuples aujourd’hui asservis et aliénés, ne l’étaient pas, ou moins, il y a quarante ou cinquante ans, au moment des Trente Glorieuses ? La voie ouverte par La Boétie est intéressante et féconde, mais elle ne suffit certainement pas si elle devient un principe explicatif général et universel, a-historique, alors qu’il s’agit d’envisager les processus concrets à travers lesquels chemine l’histoire et, en l’occurrence, l’histoire économique et sociale.
Mais bien d’autres pistes méritent examen. En voici deux, complémentaires.
Critique de la sociologie des inégalités
La première implique de prendre quelque distance avec les approches sociologiques classiques qui procèdent à partir de données du type de celles que viennent de produire les économistes du WID.world : rendre compte d’inégalités sociales, c’est alors – quelle que soit la démarche adoptée – produire une connaissance de la société à partir de catégories qui distinguent et situent les groupes au sein d’une société les uns par rapport aux autres en les hiérarchisant. La société est faite dans cette perspective de groupes ou de strates plus ou moins riches, ou dont la progéniture s’élève socialement ou non, plus ou moins éduquées, ayant un accès plus ou moins favorable à la santé, etc.
La sociologie des inégalités est aussi une sociologie de la stratification sociale, elle débouche aisément sur des probabilités, par exemple de mobilité ascendante, ou descendante, pour certains individus, ou pour leur progéniture. Elle peut être envisagée sur un mode géographique, en distinguant des territoires chacun caractérisé par ses formes de stratification et de mobilité sociales.
Le propre de cette famille d’approches est qu’elle ne dit pas grand-chose des relations sociales qui sont en cause, elle ne parle pas des formes de domination ou d’exploitation, ou autres, qui relient et opposent les individus et les groupes, réduits à un positionnement sur une échelle de revenu ou d’accès à des ressources. Elle n‘apporte pas, en elle-même, d’instruments pour penser le changement, la transformation de ces rapports.
Ici, une démarche socio-historique peut introduire les premiers outils de cette compréhension. On constate en effet aisément que la dynamique décrite par le rapport du WID.world s’est comme emballée dans le contexte historique de la sortie de l’ère industrielle, et ce d’ailleurs aussi bien en démocratie qu’ailleurs, dans l’univers en passe de devenir post-soviétique par exemple.
Les sociétés industrielles se sont caractérisées non pas tant ou seulement par la pauvreté, ou la paupérisation des masses – une paupérisation « relative » a dit le Parti communiste aux temps de sa splendeur –, et donc par des inégalités sociales, mais par l’existence de débats que structuraient un conflit central opposant les maîtres du travail et le mouvement ouvrier. Ce conflit, comme l’a montré Alain Touraine dès les années 60, avec notamment son livre sur La conscience ouvrière (Seuil, 1966), s’enracinait dans l’usine, dans l’atelier, et mettait en cause les principales orientations de la vie collective, il était au cœur de ses transformations. Les inégalités sociales pouvaient être lues à travers la grille qu’il offrait, et le débat politique et intellectuel s’organisait assez largement à partir de lui.
Ce qui ouvre la voie d’une analyse sociologique s’intéressant au sens et à la perte de sens qui se sont joués dans ce conflit, puis avec sa disparition: les inégalités ont pu se creuser à la sortie de l‘ère industrielle, avec la décomposition de son conflit structurel et des repères de sens qu’il offrait. Dans cette perspective, si nous souhaitons que régressent les inégalités, nous devons réfléchir à la formation possible de nouveaux débats et de nouveaux conflits. Plus s’étofferont des rapports conflictuels où s’affrontent des acteurs, sociaux ou culturels, pour le contrôle des orientations générales de la vie collective, et plus la question des inégalités sera encapsulée dans ces conflits et, dès lors, certainement régulée.
D’une certaine façon, là réside le sens de la réplique cinglante de Kark Marx à Pierre-Joseph Proudhon, qui venait de publier Philosophie de la misère (1846) et à qui il répond en 1847 : Misère de la philosophie. La question pour Marx n’est pas la misère, mais la capacité du prolétariat à se mobiliser, à se constituer en acteur conflictuel. Ce n’est pas, autrement dit, les inégalités, dont les plus extrêmes prennent l’allure de la misère, mais la conflictualisation des problèmes sociaux, la cristallisation des rapports (ou les ruptures) entre groupes sociaux que les images de la stratification et de la mobilité sociale invitent à penser, mais ne permettent pas à elles seules d’analyser.
La crise à gauche
Une deuxième famille d’explication est plus directement politique. En même temps que bien des pays sortaient de l’ère industrielle classique, un autre phénomène, en effet, a commencé à se développer : la crise des systèmes politiques et, plus précisément, le déclin des différentes modalités concrètes par lesquelles se traduit l’idée de gauche. C’est d’abord le communisme qui a décliné, au point qu’en 1989 déjà le politologue Francis Fukuyama pouvait proclamer la fin de l’Histoire et annoncer le triomphe généralisé du marché et de la démocratie. Puis c’est la social-démocratie qui s’est affaiblie, et aujourd’hui, rares à l’échelle de la planète sont les pays où l’idée de gauche fait sens réellement et de façon significative.
Dans ces conditions, envisager de transformer la question des inégalités en débats et conflits susceptibles d’irriguer le champ politique devient une chimère. Car comment pourraient être traitées politiquement des demandes, des attentes, elles-mêmes déjà peu faciles à constater, s’il n’existe aucune force politique en mesure de les institutionnaliser et d’en être l’opérateur ? En mesure de mobiliser des intellectuels, des penseurs, des chercheurs pour construire des visions, des conceptions du progrès et du changement social et culturel, et produire des connaissances sur les acteurs, dominants et dirigeants, comme dominés voire exclus, et sur leurs relations ?
Il ne suffit pas de faire des propositions gestionnaires, par exemple pour une fiscalité plus juste, d’argumenter techniquement pour une certaine redistribution, de tenter d’exercer une influence sur les grandes organisations internationales, comme le FMI : il y faut un poids politique, des partis capables de s’appuyer sur le mouvement de la société, de l’entendre et le faire entendre – si tant est qu’il existe ou puisse exister.
Le « rapport sur les inégalités mondiales » risque sinon de n’être qu’un cri de plus dans l’univers de sociétés comme la nôtre, qui ne sait ou ne veut plus débattre, sinon sous la forme de polémiques médiocres. Pour qu’il en aille autrement, il est urgent que se déploient des analyses complémentaires, aidant à la compréhension de conflits encore faibles et naissants, avec tous leurs acteurs, et contribuant au renouveau de l’idée de gauche, comme d’ailleurs aussi celle de droite.
Michel Wieviorka, Sociologue, Président de la FMSH, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH) – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.