Nassira Hedjerassi, Sorbonne Université
Cet article est publié en partenariat avec la revue « Le magazine de l’éducation » du laboratoire EMA-TechEduLab de l’Université de Cergy-Pontoise.
Alors que la philosophe Simone de Beauvoir avait de manière pionnière mis en lumière dans Deuxième sexe (publié en 1949), l’importance de l’éducation dans le devenir femme (et donc homme), il faudra attendre les années 1990 pour que les dimensions sexuées soient prises en compte en France, et dans les statistiques produites par l’institution et dans les travaux sur l’école. Après ce très lent démarrage, on dispose aujourd’hui d’un corpus conséquent de savoirs issus des recherches.
Sur le plan des politiques publiques, on observe également le développement d’actions, notamment au travers de la convention interministérielle pour l’égalité entre les femmes et les hommes, signée la première fois en 2000 (puis en 2006, 2012 et en voie de l’être). Cette préoccupation est particulièrement marquée dans la Loi pour la refondation de l’école de la République de 2013, qui place au cœur la culture de l’égalité, avec l’exigence de son inscription dans la formation des personnels enseignants et éducatifs. Le président Emmanuel Macron a également fait de l’égalité femmes/hommes la « grande cause nationale du quinquennat ».
Où en sommes-nous aujourd’hui en termes d’égalité femmes/hommes dans l’éducation ?
La brochure statistique « Filles et garçons sur le chemin de l’égalité, de l’école à l’enseignement supérieur », éditée par le Ministère de l’Éducation nationale chaque année depuis 2007, nous permet de mesurer les avancées sur le plan des objectifs de mixité et d’égalité. On note la présence des filles à tous les étages, voire même une supériorité numérique en certains endroits. Elles accumulent moins de retard scolaire, elles obtiennent de meilleurs résultats scolaires, un diplôme en plus grand nombre. On observerait donc plutôt une inégalité du côté des garçons qui réussiraient moins bien que les filles à l’école. D’après tous ces éléments, l’égalité semblerait être une affaire réglée pour les filles.
Mais qu’en est-il sur le plan professionnel et salarial ? En effet, si les femmes ont dépassé leurs homologues masculins en termes de niveau d’éducation, si elles obtiennent de meilleurs résultats qu’eux, cela devrait avoir logiquement des conséquences sur leur accès aux différentes catégories socioprofessionnelles et sur leur salaire. Or, cette révolution silencieuse, pour reprendre les termes du sous-titre donné par Christian Baudelot et Roger Establet à la version mise à jour de leur essai « Allez les filles ! », ne se retraduit pas en positions socioprofessionnelles. Bien plus, cette révolution en matière scolaire va de pair avec un conservatisme certain de la structure sociale. Le diplôme des femmes correspond toujours à des niveaux socioprofessionnels moins favorables, relativement aux hommes, et encore moins bien rétribués d’un point de vue salarial.
De même que, pour la sociologue Michèle Ferrand, les hirondelles de la mixité (sexuée) ne font pas le printemps de l’égalité (cf Les Cahiers du Mage, 1/95 p. 33-35), nous pouvons parler des « faux-semblants » (en référence à Nicole Mosconi) de cette meilleure réussite scolaire des filles, insuffisante à rendre effective l’égalité.
Comment comprendre ce paradoxe et la persistance des inégalités ?
Notons d’abord une non-retraduction des résultats de recherche sur le plan des contenus d’enseignement. Songeons qu’il aura fallu une pétition adressée à la ministre de l’Éducation nationale en 2016 pour qu’enfin une écrivaine soit inscrite au programme de littérature en terminale L de 2018. De même, aucune femme philosophe n’a jamais figuré à ce jour au programme de l’agrégation de philosophie.
Quant à l’appel à rendre obligatoire une formation à cette question dans les Écoles Supérieures du Professorat et de l’Éducation (ESPE), il s’est traduit par des effets très mitigés. C’est ce que montrent Jacques Gleyse dans son article, « L’inachèvement de la formation à l’égalité des femmes et des hommes dans les ESPE » comme le rapport (n°2016-12-12-STER-025) Formation à l’égalité filles-garçons : Faire des personnels enseignants et d’éducation les moteurs de l’apprentissage et de l’expérience de l’égalité, réalisé par le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes, ainsi que la cartographie des enseignements à l’égalité femmes-hommes proposés dans les ESPE dans le cadre du master Métiers de l’Enseignement, de l’Éducation et de la Formation (MEEF) préparant au professorat des écoles, réalisée par l’Association de recherche sur le genre en éducation et formation (ARGEF), sous l’impulsion du Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (MESRI).
Les différenciations se faisant à l’insu des personnels, une formation s’avère indispensable pour escompter transformer les pratiques. Elle est d’autant plus nécessaire qu’on devrait prendre en compte toute la complexité de ce qui se joue à l’école. En effet, non seulement l’institution, ses agent·e·s (re)produisent les inégalités sur le plan social, sexué, mais aussi sur celui des origines comme l’enquête Trajectoires et origines réalisée par l’INED et l’Insee le met en lumière.
L’apport de bell hooks
L’enjeu, de taille, est de combattre ce système imbriqué de dominations comme la féministe africaine-américaine bell hooks nous y invite par ses pratiques et ses réflexions. Cette dernière était relativement méconnue en France jusqu’aux traductions en français de ses deux premiers essais, « Ne suis-je pas une femme ? », « Femmes noires et féminisme » (2015) et « De la marge au centre : théorie féministe » (2017) par la collection « Sorcières » des éditions Cambourakis.
Même si son domaine de spécialité était celui des études littéraires, des études féministes, la question de la pédagogie, notamment universitaire, s’est imposée à elle dès lors qu’elle a occupé une position académique. À Oberlin College, avec sa collègue, la féministe d’origine indienne chercheuse en éducation, Chandra Talpape Mohandy, internationalement (re)connue aujourd’hui pour son texte canonique « Under Western Eyes : Feminist Scholarship and Colonial Discourses » (Feminist Review, n°30, 1988, p.61-88, traduit en français : « Sous les yeux de l’Occident : recherche féministe et discours colonial »), elles ont essayé de transformer les pratiques pédagogiques de leurs collègues, de les conscientiser sur les biais sexistes, racistes, classistes qui pouvaient, à leur insu ou non, travailler leur pratique, leur curriculum.
Les travaux du pédagogue et philosophe brésilien Paulo Freire ont inspiré sa conception et praxis pédagogique, et les titres de sa propre trilogie dans le domaine éducatif : Teaching to Transgress : Education as the Practice of Freedom (Routledge, 1994) ; Teaching Community : A Pedagogy of Hope (Routledge, 2003) ; Teaching Critical Thinking : Practical Wisdom (Routledge, 2010). Dans cette trilogie, bell hooks jette les bases d’une pédagogie « engagée », selon ses propres termes, qui repose sur la conscientisation des oppressions à l’œuvre, pour se libérer de cette culture de domination. J’écrivais en 2016 :
« Parce qu’elle ne s’est pas contentée de penser une éducation de la libération, qu’elle a développé cette praxis, elle gagnerait à être (mieux) connue dans l’espace francophone. »
Cet appel à une meilleure connaissance de cette figure et de sa pensée dans le champ des études féministes, comme dans celui de l’éducation, est fort heureusement en passe d’être entendu. Après la traduction du premier chapitre de Teaching to Transgress (« La pédagogie engagée », Tracés. Revue de Sciences humaines, n°25, 2013, pp. 179-190), l’ouvrage collectif coordonné par Nacira Guénif, Tal Dor et Manal Altamimi (Identités en dialogue : vers une pédagogie féministe décoloniale. Cambourakis, coll. Sorcières, 2018) offre une traduction de quatre textes de bell hooks issus de cette trilogie.
Le projet d’une anthologie de textes de bell hooks, tirée essentiellement de sa trilogie éducative, que nous portons avec Mireille Baurens (université de Grenoble) depuis quelques années maintenant, est en cours de finalisation.
Enfin, la récente création de l’Institut bell hooks, Paulo Freire, dont l’un des objectifs est de « faire connaître dans les aires francophones les productions des pédagogues féministes et critiques, plus spécifiquement les œuvres pédagogiques de bell hooks et de Paulo Freire, par leur traduction, diffusion et publication (essentiellement en ligne) et l’organisation d’événements », devrait contribuer à une connaissance plus large de ces courants qui visent à des transformations sociales radiales et à une plus grande justice sociale.
Nassira Hedjerassi, Professeure des Universités en sciences de l’éducation, chargée de mission Egalité, Espe de l’académie de Paris, Sorbonne Université
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.