Dylan Martin, Université de Lorraine; Georges El Haddad, Université de Lorraine; Guillaume Bagard, Université de Lorraine; Jordan Poulet, Université de Lorraine et Julien Grandjean, Université de Lorraine
Depuis la Renaissance, l’invention de l’imprimerie, la Réforme, les progrès scientifiques, la révolution industrielle et la division du travail ont entraîné une spécialisation constante, et une apparition d’un nombre croissant de disciplines universitaires au fil des siècles, notamment le XXe. L’Université française, qui englobait quatre disciplines (à savoir la théologie, le droit, la médecine et les arts), englobe aujourd’hui 75 « disciplines officielles » dans le Conseil National des Universités (CNU).
La pluridisciplinarité constitue une approche transversale entre les disciplines. Elle envisage un objet d’étude en juxtaposant les points de vue de chaque matière. L’interdisciplinarité quant à elle croise les démarches scientifiques de chaque discipline en vue d’étudier le même objet, mais dans une perspective plus globale. Enfin la transdisciplinarité veut déborder les champs disciplinaires afin d’envisager l’objet d’étude dans sa complexité et surtout dans son caractère absolu tel un système.
En France, la monodisciplinarité de la formation, du recrutement et de la progression des carrières des universitaires, ainsi que l’éloignement des campus les uns des autres n’encouragent pas l’échange entre les disciplines. Ces défauts potentiels s’expliquent par l’Histoire et l’organisation du système universitaire.
Le renouveau des universités
À la fin du XIXe siècle, la IIIe République dote la France d’universités modernes. Auparavant, l’enseignement supérieur reposait en France davantage sur une mosaïque de grandes écoles que sur l’Université impériale qui formait quant à elle les professeurs.
Ces grandes écoles, à l’instar des Ponts et Chaussées ou de Polytechnique, sont très centralisées ; elles offrent un enseignement pluridisciplinaire, et ont d’abord pour but de former des ingénieurs polyvalents qui sont embauchés par l’État à l’issue de leur formation.
Ces ingénieurs-savants travaillent dans de nombreux domaines, et montrent leurs limites comparativement aux universitaires allemands admirés dans le monde entier. De surcroît, le système français ne contribue pas à faire venir des savants étrangers pour effectuer des recherches en France. Et puis, les bonapartistes se méfient d’une multiplication de personnes trop savantes dans les mêmes lieux et préfèrent « parcellariser les savoirs et séparer les savants ».
L’absence de véritables universités modernes est rendue en partie responsable de la défaite de 1870, et la IIIe République souhaite s’inspirer du modèle universitaire allemand avec ses campus en effervescence et ses professeurs à la pointe dans chaque discipline. Une répartition des rôles s’opère alors : aux écoles, la formation des élites ; aux facultés, l’enseignement et la recherche.
Les universités vont ainsi renaître sur le territoire et s’administrer de façon autonome. En 1885, elles disposent d’une personnalité morale et le ministre René Goblet crée un « conseil des facultés » dans chaque académie. Les facultés obtiennent en 1890 le contrôle de leur budget, et enfin la loi de 1896 présentée par Raymond Poincaré érige les conseils des facultés en de nouvelles universités. Seulement, les gouvernements républicains ne parviendront pas à rassembler les facultés en des lieux communs, comme le souhaitait pourtant Léon Bourgeois.
Le CNU, gardien des disciplines ?
La spécificité disciplinaire se retrouve aujourd’hui au cœur du fonctionnement universitaire français et notamment au niveau du Conseil national des universités (CNU), instance consultative et décisionnaire française chargée en particulier de la gestion des carrières des enseignants-chercheurs. Si historiquement le fonctionnement de cette institution pousse de jure les enseignants-chercheurs à travailler dans un cadre monodisciplinaire, nous allons voir que de facto, ces derniers devraient accepter d’injecter une dose de pluridisciplinarité dans leurs travaux, notamment pour des causes financières.
• Une monodisciplinarité de jure…
Les principes de liberté des enseignants du supérieur et d’indépendance scientifique (Article L.952-2 du Code de l’éducation) ont conduit à accorder aux enseignants-chercheurs des garanties statutaires spécifiques et notamment une forme d’autogestion collective en matière de carrière, qui se traduit par l’action du CNU. Celui-ci est divisé en groupes et en autant de sections qu’il y a de disciplines « officielles », à savoir 75 (même si le numérotage des sections atteint 77, mais les sections 38 et 75 n’existent pas). Chaque groupe rassemble plusieurs sections. Par exemple, le groupe droit, économie et gestion regroupe les sections 01 « droit privé et sciences criminelles », 02 « droit public », 03 « histoire du droit et des institutions », 04 « science politique », 05 « sciences économiques » et 06 « sciences de gestion ».
Chaque section est une instance de consultation et de prise de décisions. Elle a pour fonction de se prononcer sur la qualification des docteurs et la carrière des enseignants-chercheurs. Notons que chaque section dispose d’une manière propre de traiter les dossiers, ce qui peut donner lieu à de très grandes disparités en matière de taux de qualification.
Les sections sont imperméables les unes aux autres. À aucun moment celles-ci ne communiquent. S’il existait dans le passé la possibilité de réunir au même moment plusieurs sections de façon à traiter des dossiers interdisciplinaires, cette possibilité n’existe plus depuis 2004 et l’instauration d’une conférence permanente des CNU (la CP-CNU), mise en place sous forme d’association, pour coordonner les actions des sections. Celle-ci a été remplacée en 2009 par une commission permanente. Depuis 2004, les réunions par « intersection », composées paritairement de représentants de deux sous-sections, d’une sous-section et d’une section ou de deux sections n’existent plus. Soulignons que la réunion par groupes est présidée par le ministre chargé de l’Enseignement supérieur et ne traite pas, par exemple, la qualification d’une thèse interdisciplinaire.
Ainsi, les chercheurs en quête d’une qualification ou les enseignants-chercheurs qui souhaitent pérenniser leurs carrières sont amenés à se cantonner à des recherches monodisciplinaires de sorte à correspondre aux exigences de leur section au CNU. Cependant, cette situation de jure peut parfois laisser place de facto à une obligation de travail coordonné avec des chercheurs d’autres disciplines.
• … qui pourrait laisser place à une pluridisciplinarité de facto
Si les enseignants-chercheurs sont recrutés en fonction de leurs sections CNU et donc principalement sur une base monodisciplinaire, ils peuvent ensuite être appelés à s’ouvrir à d’autres disciplines. À l’Université de Lorraine par exemple, chaque laboratoire de recherche disciplinaire est attaché à un pôle qui englobe plusieurs laboratoires. Les pôles sont tous rattachés au Conseil scientifique (CS) de l’université. Les pôles, recevant des fonds monétaires du CS, ont la charge de les allouer aux différents laboratoires qui les composent ; le CS et les pôles négocient aussi des contrats avec des partenaires externes tels que la Région. Les masses budgétaires permettent le recrutement de nouveaux personnels, de fonds liés à l’organisation de manifestations scientifiques ou encore d’aides financières à la publication ou à la traduction d’ouvrages.
Il arrive cependant – notons que cette pratique est courante notamment dans les universités de province – que, les fonds étant restreints, certains laboratoires aient à s’entendre pour organiser des événements en commun ou pour inviter des représentants des autres laboratoires à leurs propres manifestations, de sorte à réduire les frais. Des travaux inter- ou transdisciplinaires apparaissent de ce fait. Ainsi, si chaque laboratoire et par là même chaque chercheur doit défendre son intérêt propre et l’avancement de sa carrière sur une base monodisciplinaire de façon à satisfaire les exigences du CNU, il doit également apprendre à travailler en bonne intelligence avec les chercheurs d’autres disciplines et à ouvrir ses recherches en leurs directions. En revanche, cette pratique reste limitée aux chercheurs d’un même pôle, comme les manifestations scientifiques communes entre des chercheurs en droit, économie et gestion au pôle SJPEG de l’Université de Lorraine.
L’exemple que nous avons développé ci-dessus montre que même les chercheurs attachés à la monodisciplinarité sont amenés à s’ouvrir aux autres disciplines. En revanche, il y a d’autres enseignants-chercheurs pour lesquels cette recherche de pluridisciplinarité est voulue, mais elle n’est pas valorisée pour leurs carrières. De cette deuxième catégorie d’enseignants-chercheurs naissent des controverses visant le fonctionnement disciplinaire de l’Université et du CNU ; l’essai de créer une « section de criminologie » au CNU, les divisions entre sociologues, la rivalité entre les facultés de droit et Sciences Po en sont des exemples.
Entre université et « école de droit »
Les facultés de droit et de médecine, n’ont jamais réellement correspondu aux standards des nouvelles universités de la IIIe République, parce qu’historiquement elles fonctionnent davantage sur le modèle d’une grande école que d’une université.
En effet, la faculté de droit avait le monopole de la formation professionnelle des avocats, des notaires, des huissiers et de diverses catégories de fonctionnaires. Et à l’instar des grandes écoles, il y avait en droit une pluridisciplinarité qui n’existait pas dans les autres facultés : en plus du droit, on y étudiait dans le même parcours de l’histoire, des sciences économiques et politiques, de la gestion et de l’administration, ou encore de la sociologie politique.
Cette vocation professionnelle va peu à peu s’estomper. En effet, à partir de 1941, les premières formes des certificats d’aptitude à la profession d’avocat (CAPA) puis des écoles d’avocats (EDA) sont apparues, instaurant une nouvelle répartition des rôles entre facultés et écoles de droit, et en 1945 l’Ecole nationale d’administration (ENA) est chargée de former les futurs hauts fonctionnaires. Paradoxalement, quand à la fin des années 1960 et ensuite dans les années 1980, l’université se démocratise et intègre la formation professionnelle dans ses priorités, la faculté de droit n’est plus l’école professionnelle qu’elle fut, mais elle garde cette réputation d’école professionnelle qui fait de la faculté de droit, une des formations universitaires les plus plébiscités par les néobacheliers.
Un dépassement des disciplines limité aux « sciences dures » ?
Dans les facultés de sciences et technologies en revanche, après mai 1968 et la crise économique des années 1970, certaines formations deviennent de plus en plus professionnelles. La recherche académique crée de plus en plus de liens avec les services de recherche et développement des entreprises.
En 2007, la loi LRU autorise la création de fondations permettant de financer les recherches universitaires. Cette ouverture des universités vers le secteur privé se traduit par plus de relation entre les chercheurs de quelques disciplines en « sciences dures » et le monde professionnel.
C’est donc cet aspect professionnel et la quête permanente de financements qui incitent les universitaires de la faculté des Sciences à développer des projets transversaux, et plutôt appliqués, de plus en plus ambitieux. En revanche, la faculté de droit est de moins en moins pluridisciplinaire ; elle offre divers parcours et diplômes dont chacun est de plus en plus monodisciplinaire.
Aujourd’hui, le déclin des disciplines minoritaires à la faculté de droit telles que l’histoire du droit ou les sciences politiques marquerait la fin de ce système hybride entre université et École de droit. En 2008, Sciences Po et sa formation pluridisciplinaire ont quant à eux obtenu le droit de passer l’examen d’entrée aux écoles d’avocats, tout un symbole.
Cet article est issu d’un travail scientifique à la base de l’organisation de la dixième journée d’étude des doctorants de l’École Doctorale SJPEG de l’Université de Lorraine. Cette dernière s’est tenue à la faculté de droit, sciences économiques et gestion de Nancy le mercredi 6 juin 2018 sur le thème « Inter, pluri, trans… quelles approches disciplinaires dans les recherches en SJPEG ? ».
Dylan Martin, Doctorant en économie du droit de la santé, Université de Lorraine; Georges El Haddad, Doctorant en Sciences Economiques et Attaché d’Enseignement et de Recherche à la Faculté de Droit, Sciences Economiques et Gestion de Nancy et à l’Institut Supérieur d’Administration et de Management. Membre du Conseil Scientifique de l’Université, Université de Lorraine; Guillaume Bagard, Doctorant contractuel en Histoire du droit chargé d’enseignement, Université de Lorraine; Jordan Poulet, Doctorant contractuel en Histoire du Droit, Université de Lorraine et Julien Grandjean, Doctorant en Sciences économiques au Bureau d’économie théorique et appliquée (BETA) – Chargé d’enseignement à la faculté de Droit, Sciences économiques et Gestion de Nancy, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.