Les pratiques outre-atlantiques et européennes sur le port de signes religieux diffèrent dans le cadre professionnel.
Ingrid Barrentine/Wikimedia
Lionel Honoré, Université de la Polynésie Française
Quelle peut être la place de la religion au travail ? Quels comportements religieux peuvent être acceptés dans les entreprises ? Les salariés peuvent-ils afficher leurs croyances religieuses devant leurs collègues, leurs managers ou des clients ?
Les élections présidentielles françaises pourraient-elles faire évoluer cette question? Ce serait sans doute dans le sens de l’interdiction de tout signe religieux au travail si Marine Le Pen est élue. Avec Emmanuel Macron, on pencherait certainement plus vers un renforcement du rôle donné à la négociation avec les partenaires sociaux et au règlement intérieur.
Ces questions ne cessent en effet de revenir dans l’actualité comme si les arrêts des tribunaux ou des cours qui se sont succédé sur ce thème, particulièrement en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord, depuis une vingtaine d’années ne réussissaient pas à donner aux entreprises comme aux salariés des repères clairs pour articuler sereinement religion et travail.
La France plus restrictive sur les droits individuels ?
Des cas emblématiques ont jalonné ces deux dernières décennies. Dans le cas Nur aux USA en 2001 la Cour Suprême a fini par donner raison à cette salariée voilée, qui avait été licenciée après le 11 septembre 2001. Dans le cas Baby-Loup en France, en 2012, une salariée d’une crèche revenue voilée d’un congé de maternité a finalement perdu en justice et son licenciement a été confirmé.
En 2013, en Grande-Bretagne la Cour européenne des droits de l’homme a donné raison à une salariée de la British Airways (cas Eweida) qui portait une croix au travail mais pas à une infirmière d’un hôpital qui portait le même symbole (cas Chaplin). Toujours en Grande-Bretagne, en 2007, le cas Azmi a vu le licenciement d’une salariée portant un niquab cachant son visage être confirmé. Au Canada un salarié Sikh (cas Deepinder Loomba) qui, en 2005, refusait d’enlever son turban pour pouvoir porter un casque de chantier a obtenu gain de cause cinq ans plus tard. Au Costa Rica c’est un salarié adventiste qui a pu obtenir le droit de ne pas travailler le samedi (cas Nuñez). Nous pourrions poursuivre cette liste presque indéfiniment. Elle illustre deux points importants. D’une part les questions liées à la place de la religion au travail ne sont pas liées au contexte particulier d’un pays ni même d’un continent. D’autre part elles ne sont pas non plus liées à une religion particulière.
Une juridiction claire sur le comportement neutre
Récemment deux arrêts rendus par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et relatifs à des cas de licenciements de salariées voilées ont fait polémique.
La CJUE devait se prononcer sur l’existence de discrimination dans deux cas, en Belgique et en France, de licenciements de personnes ayant refusé d’ôter leur voile. La Cour a mis en avant deux arguments principaux pour justifier sa position qui ne reconnaît pas de caractère discriminatoire aux décisions des entreprises. Le premier est que l’interdiction de signes puisse être considéré comme un moyen efficace de préserver le bon fonctionnement organisationnel et commercial de l’entreprise. Le second est l’existence d’une règle qui invite les salariés à adopter un comportement neutre.
Ces arrêts ont donné lieu à des échanges d’éditoriaux entre deux grands journaux américain et français, le New York Times et Le Monde, qui illustrent bien la différence de perception de la manière dont la pratique religieuse et la pratique professionnelle peuvent s’accorder.
Accomodement raisonnable
En effet si l’éditorialiste américain regrettait les décisions de la CJUE parce qu’elles vont, selon lui, dans le sens d’une limitation de la liberté religieuse du salarié, le journal français les défendait au nom du principe de primauté des intérêts collectifs sur les intérêts individuels.
En France comme aux USA, le concept clef pour appréhender ces questions est celui d’accommodement raisonnable. Mais Il n’est pas mobilisé de la même manière des deux côtés de l’Atlantique. En France, l’idée dominante, et qui s’impose de plus en plus dans les textes juridiques, est qu’il convient de demander au salarié de s’accommoder des contraintes de l’entreprise et de sa pratique professionnelle en aménageant sa pratique religieuse.
À l’inverse, aux USA il est demandé à l’entreprise d’adapter son mode de fonctionnement pour prendre en compte la pratique religieuse des salariés. Dans les deux cas il s’agit de chercher une articulation entre les contraintes liées à l’exercice de la liberté religieuse et au bon fonctionnement de l’entreprise.
Il s’agit également d’accepter de part et d’autre des accommodements raisonnables qui ne remettent pas en cause cette liberté et ce bon fonctionnement. Toutefois dans un cas c’est l’organisation collective qui prime et c’est au salarié de faire l’effort de s’adapter, alors que dans l’autre c’est la liberté individuelle qui prime et c’est à l’organisation de lui laisser une place.
Au final, telle qu’elle se pose que ce soit en Amérique du Nord ou en Europe, cette question du fait religieux dans l’entreprise rejoint la question plus large de la place des religions dans les sociétés occidentales sécularisée dans lesquelles elles n’inspirent plus les principes fondamentaux d’organisation de la société et dans lesquelles la pratique religieuse est renvoyée à la sphère privée.
L’évolution des organisations du travail en Occident invite les individus à une implication de plus en plus personnelle. Il leur est de plus en plus demandé de s’approprier leur rôle professionnel, d’y investir leur sensibilité, leur créativité, même leurs émotions. Bref, d’investir dans la réalisation de leur travail ce qu’ils sont en tant que personne. Or lorsqu’ils sont croyants et pratiquants, leur engagement religieux, leur foi, fait partie de ce qui les définit en tant que personne. Dès lors il n’est pas surprenant que leur pratique religieuse et leur pratique professionnelle s’entrechoquent.
Lionel Honoré, Professeur des Universités, Université de la Polynésie Française
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.