Michel Villette, Agro ParisTech – Université Paris-Saclay
Le 14 octobre 1415, à Azincourt, 18 000 Français se font massacrer par les 8 000 hommes d’Henry V d’Angleterre. Rendue moins efficace par un terrain boueux, la cavalerie lourde des Français est transpercée par les flèches des archers gallois, habilement retranchés et équipés de grands arcs à très longue portée. Cette bataille, où la chevalerie française est battue par des soldats anglais inférieurs en nombre mais beaucoup plus efficaces, peut être considérée comme la fin de l’ère de la chevalerie et le début de la suprématie des armes à distance sur la mêlée.
Pourquoi développer aujourd’hui une analogie entre cette bataille et le mouvement français des start-up ? Mon hypothèse principale sera que ce que fit la chevalerie à Azincourt trouve son équivalent aujourd’hui dans ce que prétend faire la jeunesse de nos grandes écoles d’ingénieurs et de management. Quant à l’erreur stratégique commise en 1415 par le connétable de France, Charles 1ᵉʳ d’Albret, elle pourrait avoir son équivalent dans le vaste dispositif mis en place par les pouvoirs publics pour inciter des jeunes sans expériences à créer les entreprises qui feront d’eux des millionnaires et des héros de l’économie nationale.
Ce que fut le panache des chevaliers d’autrefois se retrouve aujourd’hui dans les cafés parisiens ou de jeunes gens se vantent d’être en train de « monter leur boîte ». Se présenter comme un entrepreneur est devenu un élément indispensable de la panoplie de la séduction. Un sondage Opinion Way de janvier 2017 affirme que 6 jeunes Français sur 10 envisagent d’entreprendre ou de se mettre à leur compte. L’engouement est général.
La start-up, une passion française
Cette passion française pour les start-up commence en janvier 2000, au Palais des Congrès de Paris, lorsque le premier « Salon des Entrepreneurs » reçoit plus de 40 000 visiteurs et accueille 150 conférences. Les sponsors de l’évènement sont le Ministère de l’Économie et des Finances, la Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris, l’Apec, le Medef, la Banque de Développement des PME, la Mairie de Paris, l’APCE (Agence pour la création d’entreprises), la Chambre des Notaires, la Région Île de France, L’ANPE, et l’ANVAR (Agence Nationale pour la valorisation de la Recherche). Sur le carton d’invitation on peut lire le slogan : « Il a créé son entreprise, pourquoi pas vous ? »
Deux ans plus tôt, en 1998, Christian Pierret constatait le faible développement de la création d’entreprise en France et remettait au ministre de l’Industrie un rapport intitulé « La formation entrepreneuriale des ingénieurs » :
« Il imputait le retard français en la matière à des lourdeurs administratives et au désintérêt des universités et des grandes écoles pour l’entrepreneuriat. Son rapport suggérait que toutes ces écoles “insèrent comme une matière de base dans leur enseignement de tronc commun les finalités et techniques de la création d’activité”, et qu’elles développent une option “création d’entreprise”. » (Les Échos, 21 Décembre 1998)
Le premier congrès de l’« Académie de l’Entrepreneuriat » se tient à Lille, avec, comme principaux sponsors, la FNEGE et l’Agence Régionale de Développement de la Région Nord-Pas-de-Calais. On peut y assister à des interventions de Michel Delebarre, président du Conseil Régional Nord-Pas de Calais et de Claude Allègre, ministre de l’Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie. Quelques expériences d’établissements d’enseignement supérieur sont alors mises en avant : ESC Lille, CERAM à Sophia-Antipolis, Université d’Artois, HEC, Université Catholique de Lille, Ecole des Mines de Douai, l’EM Lyon, l’IUT de Quimper, l’ESC Troyes.
Dès 1999, Le Ministère de l’Éducation nationale de la Recherche et de la Technologie lance le 1er Concours national d’aide à la création d’entreprise de technologie innovante doté d’un prix de 50 000 francs pour le premier et de 25 000 francs pour quatre autres candidats. La Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris n’est pas en reste. Elle organise le 29 novembre au Palais des Congrès de la Porte Maillot les « Premiers etats généraux des jeunes entrepreneurs européens du 3e millénaire ». Parallèlement, de nombreuses émissions de radio et de télévision vantent les success stories d’étudiants faisant fortune avant même leur sortie de l’école.
La mode des start-up en France est donc le résultat d’une politique d’état lancée en 1998, qui vise à imiter avec trente ou quarante ans de retard ce qui s’est passé dans la Silicon Valley et à projeter la France dans ce qui fut appelé au début du XXIe siècle la « nouvelle économie ».
Vingt ans plus tard, quel bilan ?
Difficile à savoir car, dans le système statistique français, la start-up n’a pas de définition qui la distingue de la masse des autres entreprises. La Banque de France fournit des chiffres sur les défaillances d’entreprises, mais sans qu’on puisse isoler la catégorie start-up.
Le Baromètre d’EY 2017 publié par BFM Business et réalisé auprès de 317 start-up fait un bilan positif de leur activité, mais n’aborde pas la question d’éventuels échecs.
Dans l’étude enthousiaste publiée en 2016 par l’AFIC (Association française des investisseurs pour la croissance) et réalisée par Grant Thornton on ne trouve pas d’indications précises sur ce que serait les échecs ou les coûts cachés du mouvement des start-up à la Française.
En outre, l’enquête se concentre sur les seules 1 900 start-up financées par les investisseurs en capital. Il n’est donc pas étonnant que pour ce panel, le taux de rentabilité pour les investisseurs en capital du secteur privé soit de l’ordre de 10 %. Quid de la performance financière pour les fondateurs et de leurs équipes ? Quid des financements publics et institutionnels qui permettent aux investisseurs privés d’obtenir une rentabilité satisfaisante ? Quid du rapport coût/bénéfice pour la collectivité et des réductions d’impôts sur le revenu et sur la fortune consenties aux personnes privées qui investissent dans les start-up ?
Un article publié par Etienne Krieger et Karim Medjad dans Les Echos du 15 décembre 2005 indique que les acteurs privés du capital-investissement répugnent à investir dans les entreprises en phase d’amorçage parce que le taux de rentabilité interne (TRI) sur 10 ans serait seulement de l’ordre de 1 %. Les auteurs concluent avec humour que le contribuable est, de fait, l’acteur majeur du financement des start-up.
L’évaluation de la politique publique de promotion des start-up supposerait que l’on évalue les pertes avec la même rigueur que les gains, pour toutes les parties en présence, comme ont tenté de le faire Ali Smida et Nahl Khelil dans un article de 2010.
Ces auteurs repèrent différentes formes et différents degrés de l’échec, la « sortie positive » n’étant qu’ un cas de figure parmi d’autres et certainement pas le plus probable. Ils recommandent de réaliser l’étude d’une population d’entreprises en émergence afin de repérer (au bout de trois, cinq ou dix ans) le nombre d’entreprises qui ont survécu en tant qu’entité juridique ; celles qui sont devenues rentables ; celles dont les ressources se sont appréciées (et qui ont donc une valeur à la revente). En application de la Goal Achievement Gap Theory, ils proposent aussi mesurer l’écart entre les aspirations des créateurs (et des premiers investisseurs) et les réalisations à l’échéance.
En attendant que des études de ce type soient disponibles, on peut rappeler quelques évidences. Dans une entreprise normalement constituée, le chiffre d’affaires doit excéder le total des coûts pour permettre de dégager une marge bénéficiaire. Or, la start-up consomme du capital, elle « brûle du cash », comme on dit. Une entreprise vit de la vente à des clients de biens ou de services solvables, or, la start-up vit au dépend des investisseurs. Une entreprise peut se résumer à un résultat comptable, or, la start-up se résume à une promesse qui sera tenue ou non et, dans un nombre de cas qu’on aimerait bien connaître avec précision, cette promesse ne sera pas tenue.
Mais alors, pourquoi un tel engouement ?
Serait-ce une affaire de passion, plus que de raison ? La mode actuelle des start-up en France pourrait être la continuation de certaines des « passions françaises » repérée sur la longue durée par Théodore Zeldin, le célèbre historien d’Oxford auteur de l’Histoire des passions françaises.
Les créateurs de start-up font preuve d’audace, voire d’inconscience. C’est bien dans la tradition d’Azincourt. Les start-up sont petites. Elles flattent donc la propension des Français à soutenir le faible contre le fort. Elles ne font que des pertes. Elles échappent donc à l’hostilité traditionnelle de tout un pan de la société française à l’égard du profit. Elles semblent défier les lois ordinaires de l’économie ce qui les rend sympathique à ceux qui communient avec Vivianne Forester dans le culte de l’Horreur économique.
Les start-up mettent en avant leur technologie dans un pays où l’on célèbre traditionnellement les ingénieurs, alors que l’on se défie des commerçants. Quant au goût des jeunes entrepreneurs pour les concours d’entreprise et les interventions médiatiques, il fait irrésistiblement penser à ces tournois chevaleresques où l’élite de la jeunesse féodale s’engageait dans des joutes pour le plaisir et la gloire.
Lorsque des fondateurs de start-up promettent que la technologie qu’ils développent sera « avancée », « haute », « de pointe » ou encore « innovante », ces qualificatifs ajoutent une note de distinction qui rend leur projet éligible à des subventions publiques.
Noblesse, distinction, élégance réthorique et panache : le secret de la start-up est là. Ce secret n’a pas grand chose à voir avec la laborieuse création d’entreprise d’un plombier ou d’un garagiste. D’ailleurs, selon l’enquête de BFM citée, 95 % des dirigeants de start-up ont un niveau bac+5, tandis que les enquêtes de l’Insee montrent que la grande majorité des créateurs d’entreprise ont un niveau d’étude bien plus modeste.
Sachant que la mode des start-up en France est une politique publique. Sachant que notre lourd système administratif centralisé fait que nous sommes souvent en retard d’une guerre, il conviendrait de se demander si la formule à succès efficace dans la Silicon Valley au XXe siècle est le modèle adéquat pour assurer la prospérité de l’économie française du XXIe siècle ?
Ne s’agit-il pas plutôt d’une nouvelle manière pour nos institutions de célébrer les exploits de la jeunesse de nos écoles d’élite et de prolonger la longue histoire d’une passion française : la justification de l’élitisme par le culte du sacrifice, parfaitement résumée par la devise de l’École Polytechnique : « Pour la patrie, les sciences et la gloire » ?
Michel Villette, Enseignant chercheur en Sociologie, Chercheur au Centre Maurice Halbwachs ENS/EHESS/CNRS , professeur de sociologie, Agro ParisTech – Université Paris-Saclay
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.