Benoît Meyronin, Grenoble École de Management (GEM)
Les Rencontres photographiques d’Arles – qui se tiennent jusqu’au 25 septembre 2016 – construisent au fil des ans un maillage fin de lieux et d’institutions qui s’associent pour proposer au public une expérience unique de la photo contemporaine.
Si, pour cette 47e édition, l’abbaye de Montmajour a opté pour une exposition en marge des Rencontres dédiée à l’art contemporain et orchestrée par le peintre Gérard Traquandi, l’émergence progressive de la Fondation Luma – dont le bâtiment, conçu par Franck Gehry, sera inauguré en 2018 – ainsi que des expositions d’Avignon, de Marseille et de Nîmes composent un réseau dense qui permet de découvrir une large palette de talents.
On pourra seulement regretter que la Fondation Van Gogh, haut lieu de l’attractivité de la ville, n’entre pas davantage en synergie avec ces Rencontres. On pourrait, par exemple, imaginer une exposition sur la manière qu’ont (ou ont eue) les photographes de s’inspirer et de s’émanciper de l’art pictural ; ou encore, y présenter le travail de photographes néerlandais…
Toute la ville à l’heure de la photo
Le festival repose sur quelques piliers solides. Il y a, tout d’abord, le fait de distiller les expositions dans toute la ville (soit 22 sites !), depuis les anciens ateliers de la SNCF jusqu’aux églises et chapelles sécularisées, en passant par le musée Réattu, le musée Arles antique ou encore les éditions Actes Sud.
Le renouveau des Ateliers – vaste site où s’érige la Fondation Luma – participe tout à la fois d’un salutaire (et ambitieux) projet de rénovation urbaine où l’on fait « du neuf avec du vieux », en s’efforçant donc de conserver certains repères identitaires de cet espace jadis à vocation industrielle.
Ne doutons pas du fait que la future fondation deviendra très vite un landmark : le choix de Frank Gehry n’est pas un hasard. Et les églises désaffectées qui jalonnent le parcours des Rencontres figurent indéniablement dans l’imaginaire qu’elles ont développé : de l’église des Frères prêcheurs au somptueux (et récemment restauré) cloître de l’église Saint-Trophime, en passant par la chapelle des Trinitaires et tant d’autres encore, les Rencontres se sont aussi ancrées dans ces espaces autrefois consacrés, dont la pierre et la lumière si particulières contribuent tant à leur magie qu’à leur identité.
Il y a, ensuite, le fait de solliciter régulièrement les enfants prodiges de la cité rhodanienne, Lucien Clergue et Christian Lacroix, mais aussi l’un des cofondateurs des Rencontres, Michel Tournier, disparu cette année : cette 47e édition lui est ainsi dédiée.
Les Rencontres d’Arles, ce sont aussi ces petits (et si pratiques) programmes dépliants, que l’on peut collectionner année après année, et que l’on voit tenus partout en main ou sur les tables des cafés et des restaurants. Comme des cartes Michelin au destin plus modeste, valables pour quelques mois seulement, ils tissent d’une édition à l’autre, une trame chamarrée qui permet de conserver la mémoire des expositions.
L’éclectisme comme principe directeur
Mais les Rencontres, ce bien sûr ces dizaines d’expositions, workshops (introduits par Lucien Clergue), conférences, rencontres avec des auteurs d’ici et d’ailleurs.
Une activité fourmillante qui nous offre un incomparable portfolio de la création photographique dans tous les registres possibles – du paysage au portrait, de la photo de presse ou celle des pochettes de disque (édition 2015) à l’installation contemporaine, en passant par le nu, le photoreportage et les photomontages.
Là où d’autres festivals s’appuient sur un registre précis (le photojournalisme à Perpignan, le portrait à Vichy), les Rencontres d’Arles ont opté pour un formidable éclectisme qui les rend parfois moins lisibles, mais toujours passionnantes. Et, cette année encore, l’Europe, les Amériques, l’Afrique, l’Asie, et même la Camargue (grâce à la souriante exposition « Western camarguais »), y étaient dignement représentées.
Bref, le festival n’oublie jamais de convoquer ses racines. On pourra peut-être regretter à ce titre l’absence du graphiste Michel Bouvet qui signait les affiches de l’événement depuis 2002 ; son étrange et sympathique bestiaire coloré avait indéniablement aidé à façonner l’identité visuelle des Rencontres ces 15 dernières années.
Liberté chérie
La diversité des formes et les multiples auteurs sollicités font des Rencontres un témoin privilégié de notre temps. Cette année, la modeste mais troublante exposition de Maud Sulter, artiste écossaise prématurément décédée, a tout particulièrement retenu mon attention. Le travail présenté s’articulait autour d’une petite vingtaine de photomontages qui nous renvoyait à un magnifique poème pour nous conter l’histoire méconnue des « gens de couleur » assassinés par les nazis. Ces victimes oubliées méritaient cet éphémère et subtil mémorial.
Il y a aussi les merveilleuses images du photographe anglais Don MacCullin, l’une des stars de cette édition aux côtés, notamment, de Garry Winogrand et de Malick Sidibé. L’étendue de son œuvre laisse rêveur – du reportage social à la couverture des grands conflits de l’histoire récente, en passant par les paysages de l’Angleterre rurale (magiques images du Somerset) et les ruines antiques (de Volubilis à Palmyre). Ces dernières images – où de sublimes clichés en noir et blanc dialoguent avec des témoignages de destruction en couleur – constituent un des moments forts de cette édition.
Citons encore le travail remarquable d’Alexandre Guirkinger, engagé depuis plusieurs années à capturer les vestiges improbables et fantomatiques de la ligne Maginot. Ici, la vie, tant humaine – ces étonnantes maisons utilisées comme leurres antichars ! – que végétale, finit par resurgir.
Il faut encore souligner la réussite de la rétrospective – pour la première fois en France – de la plasticienne anglaise Katerina Jebb, présentée au musée Réattu (hors Rencontres à proprement parler, mais il s’agit bien de photos !). On y découvre son travail sur les « vestiges » (palettes, blouses, taille-crayons…) laissés par des artistes tels que le peintre Balthus, où un cendrier devient tout à la fois une icône postmoderne et cette empreinte du « sacré » que nous semblons quêter sans fin et que l’art paraît seul à même de satisfaire.
C’est en fait un tableau assez sombre du monde que nous présente cette 47e édition… Même la formidable exposition consacrée au journal satirique Hara Kiri a, derrière les sourires et les éclats de rire, un arrière-goût amer en ces temps de « Nous sommes Charlie ».
Reste cependant cette incroyable liberté, aussi trash que jouissive, un bien commun dont sont privés tant de peuples et que l’on tente de nous arracher aujourd’hui par des actes de violence intolérables… Une liberté sans entrave qui restera, pour moi, l’emblème d’une édition 2016 qui tient sa plus belle promesse : celle de nous raconter l’homme et le monde tels qu’ils sont.
Benoît Meyronin, Professeur titulaire de la Chaire BNP Paribas Cardif « Ingénierie & culture de service », Grenoble École de Management (GEM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.