Claude Patriat, Université de Bourgogne
« Le temps a fait un pas et la terre a été renouvelée. »
Chateaubriand
« Le presbytère n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat », déclarait Rouletabille en guise de sésame autorisant à pénétrer dans le domaine du Glandier dans le livre de Gaston Leroux. La formule risque fort d’être inopérante pour les partis traditionnels face à la nouvelle Assemblée nationale qui se profile à l’horizon du 18 juin : ce n’est plus de l’alternance, c’est une énorme transhumance. Une manière de grand remplacement. Un seul Président est élu et tout est transformé. Le sol électoral est jonché des victimes du scrutin. Ce terrible spectacle servira-t-il de leçon ? Rien n’est moins sûr.
Après le séisme, la réplique
On s’obstine, ici et là, à tenter de lire la situation présente avec les lunettes d’hier. On en appelle chez le citoyen à la fidélité partisane et au capital-expérience accumulé, réflexes pourtant devenus à l’évidence obsolètes : ne voit-on pas, par exemple, dans ces terres granitiques morvandelles bénies du mitterrandisme, un Christian Paul briguant un cinquième mandat se trouver relégué en position critique par un nouveau venu macronien ?
Au prix de la déprime des sortants, les électeurs ont confirmé implacablement leur vote de la présidentielle : en finir avec le monde des vieux partis, rompre avec leurs jeux stériles, donner sa chance à un homme nouveau. Ils l’ont fait par action, en plaçant en tête des soldats d’En Marche ! dans l’écrasante majorité des circonscriptions. Ils l’ont fait aussi par abstention, en se lavant les mains du sang des vaincus. Le message du 7 mai s’en voit amplifié, écrit parfois à l’encre sympathique. L’onde de choc s’est expansée dans le vide du système traditionnel, servi par un parcours sans faute du nouveau Président, qui a su démontrer que jeunesse n’était pas antinomique d’autorité ni de compétence.
Or, rien de ce qui s’est passé le 11 juin, hormis l’ampleur phénoménale du raz-de-marée, n’était imprévisible. Et pourtant, rien n’avait été anticipé par les responsables politiques. Au contraire. Voici qu’on accuse les électeurs de non-assistance à partis en danger. Déboussolés par la rupture, ceux-ci tentent de masquer leur désarroi à rebours de leur propre logique politique. Ainsi, il y a moins de deux mois, leur argument essentiel pour ne pas soutenir Macron consistait à dénoncer par avance son incapacité à pouvoir gouverner : ils allaient répétant que jamais le Président ne pourrait disposer d’une majorité à l’Assemblée nationale, qu’il serait condamné à n’être qu’un soliveau, un arbitre impuissant !
Puis les partisans d’un exécutif fort se sont soudainement mués en apôtres d’une cohabitation qu’ils avaient tout fait pour rendre impossible. Et voilà que la brève campagne des législatives a résonné du même cri d’alarme : « Peuple, garde-toi de donner une trop forte majorité au Président ! ». Et de plaider pour une opposition constructive qui l’aiderait plus qu’une majorité godillot. En vain. Le verdict tombé, au soir du 11 juin, le ton monte : « Il va se passer des choses graves », tonne une sortante socialiste menacée dans son fief ; plus ou moins explicitement, on insinue un déni de démocratie, un risque d’abus de pouvoir, une dérive absolutiste.
Bref, la question du fonctionnement des institutions dont les uns et les autres n’ont pas hésité à abuser quand ils le pouvaient devient un préalable au vote… Faible défense pour des acteurs politiques incapables de maîtriser une machine qu’ils avaient jusque-là verrouillée à l’outrance, qui dissimule mal l’extrême faiblesse de leur position dans ce combat sans espoir.
Dépression sur terrain miné
Tout était réuni pour une sévère défaite : une droite décapitée, une gauche explosée et en voie d’évaporation accélérée, une parole politique inaudible faute de programmes identifiés. La référence au Mystère de la chambre jaune prend ici tout son sens. On se souvient de la manière dont Gaston Leroux dénoue l’intrigue de cette victime trouvée dans une chambre hermétiquement close, interdisant toute sortie à son agresseur. En fait, elle s’y était enfermée elle-même et blessée en heurtant le montant du lit.
Tout indique que les partis traditionnels se sont eux-mêmes enfermés dans l’espace fatal où ils se voient confinés aujourd’hui. Et de longue date. La droite a constamment construit son discours sur la prééminence de l’autorité présidentielle. Les socialistes ont poussé encore plus loin le bouchon : François Mitterrand en inaugurant la pratique de dissolution de l’Assemblée au lendemain de chacune de ses élections ; Lionel Jospin surtout, en instaurant le quinquennat et en inversant le calendrier électoral. Tout était fait désormais pour placer les élections législatives sous le boisseau de la présidentielle. Tel est pris qui croyait prendre et Jospin en fit le premier la douloureuse expérience.
L’élection troublante d’Emmanuel Macron a cassé les codes d’un système dont la rigidité avait accéléré l’usure, et dont l’illusion des alternances avait altéré la crédibilité. Le Président a battu puis redistribué les cartes, ouvrant la voie à une recomposition politique qui ne peut, dans un premier temps, s’effectuer qu’en dehors des formes partisanes traditionnelles. Il a logiquement, mécaniquement profité d’une offre politique transgressive, ne laissant à ses challengers qu’un faible choix entre opposition radicale et consentement tacite.
Entre adhésion et laisser-faire
Reste l’élément préoccupant de ce scrutin : le niveau très faible de la participation, qui n’atteint que 48,7 % des inscrits, signant un sinistre record pour la Ve République. C’est donc moins d’un Français sur deux qui s’est déplacé pour choisir son représentant. Sur ce constat s’est immédiatement ouverte, souvent à des fins électoralistes, une querelle en forme de controverse de légitimité.
Au premier rang des locuteurs, Jean‑Luc Mélenchon, qui n’hésite pas à contester les bases mêmes de la future Assemblée. En s’appuyant sur le fait que la majorité parlementaire n’aurait pas sa source dans une mobilisation de la majorité du corps électoral, le voici qui réfute purement et simplement toute légitimité aux nouveaux élus : la majorité parlementaire n’étant pas l’expression de la majorité des inscrits, elle n’est pas une majorité !
La question est trop grave pour la réduire à une caricature ignorant la distinction entre le relatif et l’absolu. Il convient d’y regarder de plus près et de préciser les éléments de ce phénomène inquiétant qui concerne l’ensemble des forces politiques.
On notera que sur huit des quinze échéances législatives, le taux d’abstention atteint ou dépasse les 30 %, soit bien au-delà de celui atteint pour les présidentielles. L’écart devient net à partir de 1988, où il est toujours supérieur à ce chiffre. Il est en croissance continue et nette depuis 2002 : cela confirme, a contrario, le poids décisif de l’élection présidentielle et son incidence négative sur la participation aux législatives lorsqu’elles interviennent dans la foulée, phénomène qui apparaît nettement dès 1981 et 1988. 2012, avec un taux de 42,8 % établissait un nouveau record. Le pic de 2017 s’inscrit donc dans un processus qui suit une courbe ascendante, surlignant l’affaiblissement du caractère clivant du scrutin législatif depuis l’inversion du calendrier.
Reste que la hausse spectaculaire de plus de huit points interroge au-delà des observations antérieures. Elle a des incidences immédiates sur certains résultats : seuls quatre députés sont élus dès le premier tour, contre 36 en 2012 ; et une seule triangulaire est possible, au lieu de 34 en 2012. Il faut de plus massivement recourir au repêchage pour assurer la présence de deux candidats au second tour, faute de candidats franchissant le seuil des 12,5 % des inscrits. Plus profondément, tout se passe comme si une part notable des électeurs, en ne se dérangeant pas, avaient voulu confirmer leur volonté de rompre avec l’ancien système des partis tout en laissant ses chances d’agir au nouveau Président.
Disparition massive d’électeurs
Si l’on regarde les mouvements de flux et de reflux entre le premier tour des deux élections nationales, on voit se dessiner comme une épure à la pointe sèche, respectant les grandes proportions de la présidentielle mais allégeant les masses. 13 833 510 électeurs ont disparu des bureaux de vote entre le 23 avril et le 11 juin. La brutale contraction concerne l’ensemble de l’échiquier.
Cependant, le rétrécissement affecte très inégalement les différentes forces. Les deux plus touchées sont aux deux extrêmes : le Front national d’abord, qui accuse un déficit impressionnant, avec 4 687 899 voix – soit 61 % de l’électorat de Marine Le Pen. Il est suivi de près par France insoumise, avec une régression de 4 562 290 suffrages (64,6 %). À eux seuls, ces deux partis marqués par la radicalité des positions et le poids personnel du leader entraînent dans le sillage de leur déflation l’équivalent des deux tiers des abstentionnistes. Voilà qui devrait faire réfléchir Jean‑Luc Mélenchon quant aux limites du vote d’adhésion aux idées et au programme. D’autant qu’il s’agit, pour une large part, de la frange jeune de son électorat.
Les Républicains, eux aussi, régressent sensiblement avec une perte de 3 639 629 voix (soit 50,5 % ; 40,9 % si l’on inclut le vote pour les candidats UDI aux législatives). Si ce parti demeure la deuxième force politique, il est largement distancé par LREM qui confirme sa position dominante et résiste mieux à l’érosion générale : son recul est de 2 265 549 voix (26,2 %). Si l’on combine à ce chiffre celui de son allié du Modem qui s’est individualisé pour l’occasion, le déficit est ramené à 15,4 %.
Quant au PS, victime principale du siphonnage de la présidentielle, il régresse encore de 605 515 voix (26,43 %). Chiffre qu’il convient de corriger par l’autonomisation des Écologistes et du PRG, aux termes d’accords à géométrie variable qui redorent le blason de la gauche de gouvernement.
Un mariage, deux enterrements
Très clairement, le dimanche 11 juin marque le naufrage du rêve de revanche. Non seulement il n’a pas été la troisième manche rêvée par certains, mais il a confirmé sèchement la rupture du jeu politique classique : le résultat signe l’effacement du face-à-face droite-gauche et marque l’affaissement, voire l’effondrement des deux principales formations de gouvernement.
Les chiffres donnent le vertige, où les pertes se comptent en millions de voix ! Rapporté aux législatives de 2012, le scrutin de 2017 révèle un spectaculaire recul de la gauche, qui perd 5 898 944 suffrages. La victime expiatoire de cette régression étant le PS avec un déficit de 5 932 553 voix, soit plus des trois-quarts de son capital (77,9 %).
La droite qui, il y a peu, se mettait en lice pour une marche triomphale, accuse quant à elle un recul de 3 686 910 voix. Si l’on ajoute à ce chiffre celui des pertes de 2012 par rapport à 2007, le déficit cumulé atteint 8 690 294. LR est logiquement le grand perdant de cette rétraction, avec un solde négatif de 3 463 902 (par rapport à l’UMP de 2007 : 6 716 371).
En contrepoint, LREM réussit, pour l’heure, un mariage troublant et emporte une mise considérable, dont tout invite à penser qu’elle sera confirmée le 18 juin. Cette majorité, pour absolue qu’elle sera très probablement, diffère profondément par sa texture des exemples antérieurs : forgée dans un alliage d’un type nouveau, elle n’efface pas les différents métaux qui la composent. Son hétérogénéité, au fil du temps, nourrira sans doute une fermentation susceptible de contribuer, si elle est maîtrisée, à une vie parlementaire renforcée.
D’autant que les autres forces politiques, pour l’heure réduites à une situation de satellisation, vont devoir se réorganiser afin de provoquer un nouveau système d’attraction. Une fois le choc encaissé, car la chute violemment symbolique du patron du PS invite à méditer la phrase terrible d’Aloysius Bertrand, dans Gaspard de la nuit : « Hélas, nous avons tous dans le passé un jour qui nous désenchante l’avenir. »
Claude Patriat, Professeur émérite de Science politique, Université de Bourgogne
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.