Mélanie Boissonneau, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3 – USPC
« C’est un talent extraordinaire et pour moi, Isabelle fait le film, dirige le film dans un niveau supérieur », affirmait fin novembre Paul Verhoeven, réalisateur de Elle, qui a permis à Isabelle Huppert de recevoir un Golden Globe en janvier dernier.
Aujourd’hui en lice pour l’Oscar de la meilleure actrice, Isabelle Huppert « fait » effectivement le film.
Elle y est certes magistrale et déploie ses talents d’actrice dans une composition à la fois cérébrale et sensuelle. Mais la véritable force de Huppert, sa spécificité d’actrice est à chercher, me semble-t-il, dans sa capacité à mobiliser les discours les plus opposés.
Une actrice sur le fil, entre crime et désir
Un bref retour sur sa riche carrière permet de comprendre que cette composante de sa persona n’est pas une nouveauté qui aurait émergé de ses collaborations avec Haneke (La pianiste) ou Verhoeven, mais bien une constante, depuis ses premiers pas derrière la caméra de Yves Boisset (Dupont Lajoie) ou de Blier dans Les valseuses.
Bertrand Blier, revenant sur son film, se souvient d’ailleurs des affrontements qu’il a suscité, entre ceux qui y voyaient liberté et érotisme, et celles et ceux pour qui Les valseuses était, avant tout, pure misogynie. Isabelle Huppert, dans un de ses premiers rôles, y incarne la jeune et vierge Jacqueline, qui fuit ses parents le temps de perdre sa virginité avec le trio Miou-Miou/Dewaere/Depardieu.
Le consentement n’y est pas explicite, au contraire de la sensualité et du désir de Jacqueline. Cette juxtaposition du crime et du désir est au cœur de la filmographie de Huppert, et son interprétation « sur le fil » laisse la porte ouverte à toutes les interprétations.
Et c’est bien cela qui fait la force de Huppert, cette ambiguïté, qu’elle cultive et qui autorise tous les points de vue. Autour de son dernier film, Elle, on peut ainsi trouver trois types de discours. Le premier, le plus bruyant, est celui d’une critique unanime et enthousiaste, qui souligne l’audace du film, son caractère sulfureux, se réjouissant de ce qui leur apparaît comme une provocation, une remise en cause de l’ordre moral, et qui voit dans le personnage de Michèle (Huppert), une femme fatale et vengeresse.
À l’autre bout du spectre, quelques voix, qui portent moins mais développent de solides arguments en faveur d’une lecture critique et féministe du film. On y trouve la critique de l’universitaire Ginette Vincendeau pour le site Genre-Ecran ou de Delphine Aslan sur le Huffington Post. Au milieu naviguent les spectateurs, tantôt aussi enthousiastes que les institutions cinéphiles, tantôt décontenancés (qualifiant le film de « grotesque », « glauque », « petit-bourgeois », sonnant « faux »…), quand ils ne sont pas affligés (« saleté misogyne », le film « glamourise le viol, c’est aberrant »…).
Le « perverse spectactor »
Ainsi, quoi que l’on pense du film, Huppert, par son interprétation ouverte et subtile, fait surgir l’instabilité du sens. En ce sens, elle « fait le film » pour reprendre les termes de Verhoeven. Surtout, elle nous autorise, par la qualité de ses interprétations, à nous laisser aller à notre condition de « perverse spectator ». Ce concept, à l’appellation ironique, est théorisé par Janet Staiger. La chercheuse met en avant la capacité du spectateur à produire du sens, à souvent « lire » le film en dehors d’une lecture préférentielle. Ses travaux étudient la variété des interprétations d’un même film, en considérant certes l’esthétique, mais aussi le contexte social et historique de la réception. En d’autres termes, Janet Staiger et son « perverse spectator » permettent de comprendre pourquoi, parfois, nous avons l’impression de ne pas avoir vu le même film que notre voisin, ou que celui décrit par tel ou tel critique.
Faire du spectateur le co-créateur du film, voilà bien l’une des nombreuses qualités de Isabelle Huppert, et cela mérite certainement un Oscar !
Mélanie Boissonneau, Docteure en études cinématographiques et audiovisuelles, chargée de cours en cinéma, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3 – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.