Eric Dor, IÉSEG School of Management
Après avoir mesuré les difficultés à lutter contre les tendances déflationnistes, la BCE mène une politique monétaire exceptionnelle qui a pour objectif de diminuer fortement les taux d’intérêt dans la zone euro. La BCE est très critiquée en Allemagne, accusée de ruiner les épargnants et les retraités. Face à ces critiques, la BCE a déployé plusieurs arguments de défense. Il convient d’en examiner la validité, aussi bien du point de vue empirique que de celui de la cohérence du raisonnement économique concerné. Les détails de cette recherche sont publiés sur un document de travail disponible ici et sur le site de l’IESEG.
Les taux très bas sont-ils justifiés par la croissance et l’inflation ?
Mario Draghi, président de la BCE, a affirmé récemment que « les taux d’intérêt bas sont un symptôme de croissance basse et d’inflation basse. Ce n’est pas la conséquence de la politique monétaire ». Il a également dit que « les taux d’intérêt sont bas parce que la croissance est basse et l’inflation est basse ».
Toutefois, l’examen de séries longues de données du passé ne confirme pas l’idée qu’au vu des valeurs contemporaines de la croissance réelle et de l’inflation, les taux d’intérêt nominaux et réels devraient être aussi bas qu’ils le sont maintenant. Il est donc clair que les taux d’intérêt réels dans la zone euro n’auraient pas convergé spontanément vers leurs valeurs contemporaines très basses, en réponse à la croissance réelle basse et à l’inflation basse, sans l’intervention de la BCE.
Les thèses économiques controversées sur lesquelles la BCE se base
Les affirmations de la BCE doivent donc être interprétées autrement. La BCE voudrait dire que les perspectives contemporaines de croissance réelle et d’inflation sont si basses que la banque centrale est obligée de contraindre les taux d’intérêt réels à diminuer vers des valeurs basses atypiques, pour respecter son mandat. Ce serait donc dans ce sens, d’après la BCE, que les taux d’intérêt réels et nominaux bas seraient une simple conséquence de la faible croissance réelle.
Pour justifier une telle conception, la BCE s’appuie explicitement sur des arguments économiques qui sont dérivés de théories très controversées.
La BCE s’appuie sur la théorie des fonds prêtables, qui a pourtant été largement réfutée pour une économie monétaire en sous-emploi, et sur sa version récente qui est la thèse de l’excès d’épargne. L’idée initiale était que les taux d’intérêt des pays industrialisés seraient déprimés par l’afflux d’épargne en provenance des pays émergents. Ceux-ci cherchaient en effet à dégager des surplus de balance commerciale, puis à investir l’excès d’épargne qui en résultait en actifs sûrs émis par les pays occidentaux.
Ensuite, le raisonnement a été étendu à un excès d’épargne qui serait la contrepartie de l’énorme surplus commercial de l’Allemagne et d’une partie du reste de la zone euro. D’une part, la BCE utilise cet argument pour encore affirmer que même sans son intervention, les taux à long terme seraient naturellement orientés à la baisse. D’autre part, la BCE use de cette argumentation pour expliquer que l’excès d’épargne de la zone euro doit être corrigé par une relance de l’investissement que la banque centrale doit provoquer par des taux très bas.
Des recherches récentes à la Banque des règlements internationaux et d’autres au Levy Economics Institute réfutent toutefois la thèse de l’excès d’épargne et proposent une autre interprétation convaincante des événements macroéconomiques récents des économies avancées, y compris la tendance baissière des taux d’intérêt à long terme. Leur raisonnement est que les politiques trop accommodantes des banques centrales provoquent des bulles financières qui éclateraient régulièrement. En réaction aux récessions ainsi provoquées, les banques centrales diminueraient encore davantage les taux d’intérêt.
La BCE s’appuie également sur plusieurs aspects de la thèse de la stagnation séculaire, d’après laquelle les innovations technologiques et la croissance de la productivité décéléreraient, et le taux de rendement réel de l’investissement se serait fortement réduit. Le taux d’intérêt réel d’équilibre, qui permettrait d’obtenir une demande assez élevée pour atteindre le plein emploi et relancer l’inflation, serait alors extrêmement bas ou même négatif. La mission de la banque centrale serait de baisser le taux d’intérêt réel du marché jusqu’à cette valeur d’équilibre. La thèse de la stagnation séculaire est cependant critiquée de plusieurs points de vue.
Des recherches de la Federal Reserve Bank de Saint-Louis ont établi que, contrairement à ce que suggère la thèse de la stagnation séculaire, le taux de rendement réel du capital n’a pas décliné. C’est le taux d’intérêt réel sur les obligations publiques sans risque qui a diminué, mais c’est très différent du rendement réel de l’investissement.
Des recherches menées à l’Université d’Harvard ont conclu que contrairement à ce que la thèse de la stagnation séculaire avance, les causes de la croissance réelle contemporaine relativement limitée et des pressions déflationnistes sont la conséquence d’une accumulation excessive de dettes dans le passé. L’idée que les innovations et les progrès de productivité auraient décéléré est également contestée. Il a été montré qu’une partie des gains de production permis par les nouvelles technologies sont inadéquatement mesurés par les comptes nationaux.
Les taux réels aussi bas sont-ils loin d’être exceptionnels ?
Une autre défense de la BCE consiste à affirmer que les taux d’intérêt réels ne sont pas si anormalement bas par rapport au passé. Toutefois, les données allemandes ne confirment cette affirmation que très partiellement. Les taux d’intérêt réels sur les obligations publiques allemandes n’ont jamais été aussi faibles. Les taux d’intérêt réels sur les comptes d’épargne ont parfois été inférieurs à leurs valeurs contemporaines durant de très courtes périodes, mais c’était dans des circonstances exceptionnelles très différentes de celles de maintenant : après les chocs pétroliers et après la réunification allemande. Dans tous ces cas, c’était dû à une hausse inattendue de l’inflation, si bien que les taux d’intérêt nominaux sur les comptes d’épargne réagirent avec retard.
Les ménages pourraient-ils obtenir un meilleur rendement de leur épargne ?
La BCE affirme que les ménages allemands pourraient encore avoir un bon rendement sur leur épargne à condition de mieux diversifier leurs investissements et d’acheter des actions. Ce conseil est surprenant. Les actions sont des actifs risqués que les retraités préfèrent éviter car ils ont besoin d’un rendement certain et d’un revenu régulier. De toute manière, investir en actions est loin d’avoir produit un bon rendement récemment.
Les ménages regagneraient comme emprunteurs ce qu’ils perdent comme prêteurs
La BCE affirme que les ménages allemands sont aussi des emprunteurs qui bénéficient de taux très réduits. La diminution des intérêts reçus par les ménages est en effet compensée globalement par une réduction des intérêts payés, d’après les données. Évidemment, ce sont des ménages différents qui prêtent et qui empruntent. La politique monétaire de la BCE a donc provoqué une immense redistribution de revenus entre les ménages qui épargnent et les emprunteurs.
Les débats sur la politique monétaire de la BCE
Il est largement reconnu que la BCE a très bien géré les crises successives des « subprimes » et des dettes publiques. Elle a même évité un éclatement désordonné de la zone euro. La situation présente, où la BCE lutte contre la déflation, est différente. L’action de la banque centrale est sujette à questions puisqu’il y a des débats sur les causes des pressions déflationnistes et l’efficacité de la BCE pour y remédier. Il y a de bonnes raisons de penser que ces pressions sont causées par des facteurs hors du contrôle des banques centrales. Il est incertain que des taux d’intérêt réels négatifs soient l’instrument approprié pour relancer la demande et l’inflation.
Eric Dor, Director of Economic Studies, IÉSEG School of Management
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.