Sylvie Morel, Université Rennes 2
Un ambulancier privé qui prend la parole dans les médias, le fait est assez rare pour être souligné. Tandis qu’éclate le scandale de la mort de Naomi Musenga, la jeune femme dont l’appel n’avait pas été pris au sérieux par le SAMU à Strasbourg, ce professionnel choisit de témoigner, sous couvert d’anonymat.
Dans une interview publiée le 13 mai dans les Dernières nouvelles d’Alsace, il explique avoir été envoyé ce jour là vers 15h, avec son collègue, au domicile de Naomi Musenga. Missionné par le SAMU, il s’étonne que celui-ci n’ait pas envoyé une ambulance privée comme la sienne dès le premier appel de la jeune femme, à 11 h le matin. « On se déplace souvent de nuit pour des douleurs abdominales », remarque-t-il.
Deux mois plus tôt, un autre ambulancier était monté en première ligne pour alerter, lui, sur l’engorgement des urgences. Au CHU de Reims, le 6 mars, une femme était décédée d’une crise cardiaque sur son brancard, après avoir attendu pendant 2h20 dans un service sous tension dans cette période d’épidémie de grippe.
Le lendemain, Dominique Mauroy avait alerté les médias. « On avait précisé à l’accueil qu’on avait quand même une dame avec des marbrures aux jambes, qui après sont montées progressivement au niveau du corps », dénonçait-il sur France 3.
Ces dernières décennies, le gouvernement a régulièrement été interpellé sur l’allongement des délais aux urgences. Mais jamais par des ambulanciers, qui ont joué pour la toute première fois un rôle de « lanceurs d’alerte ». On les voyait jusqu’ici comme des transporteurs, on les découvre aujourd’hui en professionnels de l’urgence.
L’arrivée d’une ambulance privée après appel du 15
Vous avez composé le 15 ? Vous pourriez bien voir arriver, non le véhicule jaune et blanc du SAMU, non le véhicule rouge des pompiers, mais une ambulance privée et ses ambulanciers et ambulancières. Cela surprend encore. Dans l’imaginaire collectif, en effet, l’ambulancier est encore davantage associé à la figure du « transporteur » ou du « brancardier » qu’à celle du soignant qu’il est pourtant.
Ils sont 48 600 à exercer cette profession en France, selon le dernier recensement réalisé en 2011 par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques. La majorité sont salariés d’entreprises privées de transport sanitaire – beaucoup plus rarement d’associations comme la Croix-Rouge Française, l’Ordre de Malte France ou encore l’Association Nationale de la Protection civile. Une minorité exerce dans les établissements de santé publics.
Les ambulanciers interviennent toujours sur prescription d’un médecin. Ils assurent différents types de transports : transport sanitaire assis (avec un véhicule sanitaire léger) ou allongé (ambulance), transport sanitaire pédiatrique et néonatal, rapatriements sanitaires pour des compagnies d’assurances. Et aussi, transport sanitaire urgent (ambulance de secours et de soins d’urgence) en collaboration avec le SAMU Centre 15, SOS médecins, les médecins généralistes ainsi que les hôpitaux ou les cliniques.
Transporteur et soignant à la fois
Les ambulanciers sont placés sous la double tutelle des ministères du Transport et de la Santé, un entre-deux juridique qui se traduit par une double identité.
Les tâches physiques de manutention, de conduite, d’entretien du véhicule et le suivi administratif du transport renvoient à l’identité de « transporteur ».
Quant à celle de soignant, elle se traduit par des tâches de soin technique ou cure : la pose d’une attelle, l’administration d’oxygène, la prise de la tension, du pouls ou de la saturation (taux d’oxygène dans le sang). S’y ajoutent celles du « prendre soin » ou care : écouter le patient, le rassurer, le conseiller, l’aider à remplir les formulaires d’hospitalisation.
Avec la création, en 2006, d’un diplôme d’État d’ambulancier en substitution du simple certificat de capacité, les pouvoirs publics ont renforcé le rôle de ces professionnels dans le champ de la santé. La formation est passée de 160 heures de cours à 455 heures, dont 105 consacrées à la prise en charge des urgences.
Les médias mettent l’accent sur les fraudes à la sécurité sociale
Plus de dix ans ont passé, et les rares articles sur les ambulanciers dans la presse diffusent encore, le plus souvent, l’image d’un ambulancier réduit à la fonction de conducteur et/ou de « tranporteur commercial ». Et ce sont surtout les condamnations de certains pour fraude à la sécurité sociale qui mobilisent les médias. Dans ce contexte, les citoyens connaissent bien mal leur fonction de soignant. Plus étonnant, les professionnels de santé ne sont pas toujours mieux renseignés…
Les entretiens menés auprès d’ambulanciers au cours d’une enquête en immersion dans une entreprise privée de transport sanitaire de 2005 à 2011, attestent de cette méconnaissance de leur rôle de soignant.
« Certains médecins et infirmiers nous prennent pour des moins que rien, des transporteurs », déplore l’un. « On aimerait que notre travail soit reconnu parce qu’on est perçus comme des livreurs », regrette l’autre. « Quand on arrive aux urgences et que l’infirmière de tri n’écoute pas mon bilan, ma transmission [informations utiles sur le pouls, la tension et la saturation du patient, gestes pratiqués par l’ambulancier] ça a le don de m’agacer. Ils nous voient comme de simples transporteurs. Combien de fois on m’a dit : “les ambulanciers font tout ça ? Ils font aussi de l’urgence ?” »
Ces plaintes récurrentes témoignent du « manque de considération » – pour reprendre leurs termes – ressenti par les ambulanciers et les ambulancières.
Des actes de soins réalisés à l’abri des regards
L’enquête de terrain révèle qu’ils et elles réalisent pourtant au quotidien de multiples actes relevant à la fois du care et du cure. À l’instar des autres professionnels de santé, ils réalisent ce travail à l’abri des regards : dans la chambre du patient à son domicile ou à l’hôpital, ou dans le huis clos de l’ambulance. Ce qui rend ces tâches invisibles.
Il ressort de nos observations que cette négation de leurs compétences sanitaires est présente quasi quotidiennement dans les discours et pratiques des professionnels de santé. Ainsi, bien que les ambulanciers soient juridiquement responsables de la surveillance de l’état de santé du patient pendant le transport, il n’est pas rare qu’une infirmière ou un médecin refuse de leur donner les informations au moment de la prise en charge. Cela se manifeste par des réponses catégoriques du type « ça ne vous regarde pas », ou par l’interdiction de lire le courrier médical. Or, les ambulanciers sont tenus de s’enquérir systématiquement des raisons de la prise en charge du patient (fractures, escarres, difficultés respiratoires, etc.), ainsi que de la présence éventuelle d’appareils médicaux (prothèses, sondes urinaire, etc.). La rétention de ces informations peut se révéler délétère en termes de qualité des soins apportés durant le transport.
La transmission du bilan médical au SAMU
À leur arrivée sur les lieux d’une intervention d’urgence, les ambulanciers privés réalisent, à l’instar des sapeurs-pompiers, les premiers gestes de secours et transmettent un bilan médical au SAMU qui, le cas échéant, les oriente vers les urgences d’un hôpital ou d’une clinique. Cela est si peu connu que certains professionnels de santé, témoins de leur intervention, s’étonnent même des techniques mobilisées par les ambulanciers.
« Ils ne savent même pas quel est notre rôle, témoigne l’un d’eux. Un jour, j’ai fait une intervention d’urgence avec les SMUR (services mobiles d’urgence et de réanimation) devant un hôpital. Plus tard, un aide-soignant m’a dit : “Je ne savais pas que vous faisiez cela vous aussi, les ambulanciers !” Avant cette intervention, l’aide-soignant ne me disait jamais bonjour, il ne me calculait même pas et depuis il me salue à chaque fois » ».
La surprise des autres soignants est parfois telle qu’ils reprochent à ces professionnels d’outrepasser leurs compétences. Ainsi cette infirmière dans un établissement pour personnes âgées (Ehpad), refusant que l’ambulancier, intervenant en urgence à la demande du SAMU, réalise un bilan du patient sur place : « Mais les ambulanciers ne font pas de bilan ! Je n’ai jamais vu ça ! ». Un cas pas si rare…
Des formations à l’étranger financées par l’entreprise
Au regard de cette méconnaissance et des réactions qu’elle suscite, un nombre de plus en plus important d’ambulanciers lutte depuis quelques années pour, disent-ils, « changer l’image de la profession ». C’est dans ce contexte que fut créé, en 2013, le Collectif Ambulanciers des transports sanitaires et d’urgences de France (CATSUF). Cette instance signe un tournant dans l’évolution de ce groupe professionnel qui, pour la première fois, s’organise pour « la défense, la reconnaissance et la revalorisation de l’image de la profession ».
Salariés ou chefs d’entreprise, ces ambulanciers orientés vers la figure du soignant sont, pour la plupart, entrés dans le métier par vocation. Ils ont, pour certains d’entre eux, suivi de multiples formations aux soins d’urgence à l’étranger financées par l’entreprise ou sur leurs propres deniers. Ils s’inspirent des méthodes des ambulanciers ayant un statut paramédical au Canada, en Suisse ou en Allemagne. Dans ces pays, une formation plus poussée permet en effet à ces professionnels de réaliser des actes tels que perfuser un patient, administrer certains médicaments ou encore, sécuriser les voies respiratoires au moyen de l’installation d’un tube. Ces gestes restent aujourd’hui interdits à leurs homologues français.
Les ambulanciers qui luttent pour faire reconnaître leur place dans l’urgence rencontrent toutefois des résistances de la part du milieu médical, paramédical et même… dans leurs propres rangs. En effet, l’enquête sociologique fait apparaître des divergences au sein de la profession : certains ambulanciers ne souhaitent ni élargir leurs compétences de soins ni s’investir dans l’urgence. Ils préfèrent s’engager dans une facette du métier, les transports sanitaires classiques (pour consultations, hospitalisations, dialyses, radiothérapie, chimiothérapie, etc.), nouant bien souvent des liens privilégiés avec les patients au fil du temps. Sur le terrain, ils sont complémentaires des ambulanciers passionnés par l’urgence dont certains ont investi récemment le domaine des ambulances connectées.
Les expérimentations d’ambulances connectées
Dans un contexte politique favorable à la télémédecine, une poignée de chefs d’entreprises ont initié, depuis 2016, en collaboration avec des médecins régulateurs SAMU, des expérimentations d’ambulances dites connectées en Vienne, Loire-Atlantique, Haute-Marne et Dordogne. Equipés de tablettes et/ou de lunettes connectées, les ambulanciers se voient ainsi parfois déléguer certains gestes réservés pour le moment aux médecins et aux infirmiers, tels que la réalisation d’un électrocardiogramme.
Si ces évolutions peuvent paraître révolutionnaires en France, un coup d’œil jeté sur la Suisse, l’Allemagne, le Canada ou encore l’Ecosse, révèle que sous différents noms, les ambulances connectées, les telestroke ambulances ou ambulances connectées pour les accidents vasculaires cérébraux ou encore, les téléambulances), y sont testées depuis déjà plusieurs années.
Dans ces pays, les ambulanciers et les ambulancières jouissent d’ailleurs d’une meilleure reconnaissance de leur rôle dans le champ de la santé. Dans la ville de Québec, le collège des médecins a même décidé en mars dernier d’élargir encore les compétences des techniciens ambulanciers paramedics. Un mouvement de reconfiguration des compétences qui n’est toutefois pas spécifique aux ambulanciers.
Certains actes délégués aux sages-femmes et aux infirmiers
En France, ces derniers temps, des actes auparavant considérés comme strictement médicaux ont été délégué à des professionnels non médecins – suscitant chaque fois la controverse. Les sages-femmes sont ainsi dotées depuis deux ans de nouvelles compétences. En revanche, la publication du décret sur la pratique avancée infirmière ne cesse d’être repoussé.
Les ambulanciers français, quant à eux, pourraient voir leurs compétences élargies à la faveur du développement de la télémédecine et ainsi participer à l’amélioration de l’accès aux soins d’urgence, notamment en milieu rural.
Sylvie Morel, Sociologue, post doctorante associée université de Nantes, post doctorante CNRS, Université Rennes 2
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.