Isabelle Collombat, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3 – USPC
Pendant l’été 2017, le Palais de Tokyo a présenté une exposition intitulée « Le rêve des formes », qui réunissait les regards croisés d’artistes et de chercheurs explorant de façon novatrice – et salutaire – une démarche commune de représentation du monde.
De fait, on antagonise très souvent l’art et la science, comme si on opposait la subjectivité humaine qui sous-tend l’acte de création à l’objectivité scientifique des règles qui régissent le monde dans lequel nous vivons. Comme s’il s’agissait de savoir qui a raison dans la quête de vérité qui fonde chacune de nos idées, chacune de nos décisions – chacune de nos perceptions. Comme si l’immédiateté des contingences du réel – le monde matériel, celui des sciences – allait à l’encontre de l’immanence des errances de l’imaginaire – le monde perçu, recréé, interprété par l’humain, où celui-ci trouve le sens à son existence.
La poésie comme action
L’étymologie, déjà, peut introduire certaines nuances : le mot poésie provient du verbe grec poïeïn, qui signifie « faire » : la poésie est donc une forme d’action, pas seulement de contemplation. Et par un simple processus heuristique, ce que fait le poète transforme sa vision du monde – et celle de ses lecteurs. Quant au mot technique, il est dérivé du mot grec technè, qui désignait en grec autant l’art que la technique. C’est dire que les aspects concrets de la création, de la production de l’œuvre d’art, sont soumis à des connaissances techniques, voire scientifiques. C’est dire aussi qu’il y a une esthétique de la technique : le geste technique du pianiste n’est pas sans rappeler une chorégraphie, et la langue de la science, dans sa recherche de précision et de clarté, présente une harmonie et un équilibre aptes à susciter un sentiment de plénitude tout esthétique.
Poètes, scientifiques et philosophes, nombreux sont ceux qui se récrient contre cette dichotomie, laquelle repose sur la rupture du continuum entre le vivre et le penser. Dans son discours de réception du Prix Nobel de littérature en 1960, le poète Saint-John Perse exhortait l’assistance à ne plus considérer « le savant et le poète » comme des « frères ennemis », car ils poursuivent tous deux une même quête, dans laquelle « seuls les moyens d’investigation diffèrent ». Leurs outils ? Pour le savant, la « pensée discursive » et pour le poète, « l’ellipse poétique ».
Sans doute la pensée ensilée qui pose la science et l’art en rivaux est-elle le triste symptôme d’une société moderne où le progrès technique sert l’humain autant qu’il l’asservit, et où l’art subit plus souvent qu’à son tour un procès en inutilité, sinon en futilité, au nom d’une conception immédiatiste de la rentabilité et du profit.
Et pourtant, l’art, sous toutes ses formes, est essentiel à l’humain : les spécialistes des sciences de l’éducation ont par exemple mis en évidence les multiples bienfaits de l’enseignement de la littérature dès le primaire. Outre le simple plaisir de lire, la littérature contribue notamment au développement affectif, social et cognitif du jeune lecteur, qui y trouve réponse à sa quête de sens et qui, par la découverte de situations qu’il est susceptible de vivre, y apprend comment y faire face. Si l’on rapporte ces fonctions aux besoins fondamentaux exposés dans la pyramide de Maslow, on comprend que la littérature peut répondre aux trois types de besoins essentiels venant immédiatement après les exigences physiologiques et la recherche de sécurité : les relations sociales, l’estime de soi, la réalisation de soi. L’art, donc, ici, se fait l’écho des plus hautes aspirations de l’humain.
Science et créativité
Le préjugé de l’incompatibilité de l’art et de la science repose ainsi sur plusieurs idées préconçues qu’il convient de dénoncer : si l’art constitue, à l’instar de la science, un mode de construction et de description du monde, la science n’est quant à elle pas exempte de créativité. Cette créativité peut d’ailleurs se manifester dans la fulgurance d’une inspiration, à l’instar d’un Archimède ayant entraperçu les prémisses de l’hydrostatique dans son bain ou de Newton songeant à la gravitation en regardant une pomme tomber. Ces deux anecdotes sont certes souvent considérées comme des légendes urbaines : peu importe qu’elles soient vraies ou fausses, en réalité.
Elles illustrent à elles seules le fait que les milieux scientifiques reconnaissent – ou pas… – l’existence de ces éclairs de génie qui peuvent marquer le début d’une découverte fondamentale. Cette intuition scientifique, jumelle de l’inspiration artistique, a tout de la sérendipité, cette aptitude à faire des découvertes et surtout, à trouver par hasard… ce qu’on ne cherchait pas. La sérendipité, ou le lieu où se rencontrent subjectivité de l’artiste et génie du savant. La notion ne fait pas l’unanimité, pas seulement parce qu’elle permet un audacieux rapprochement entre le poète et le savant, mais aussi parce que d’aucuns considèrent que subjectivité et hasard ne font pas bon ménage avec la science. Le dogme, encore.
À l’inverse, même si, dans la vision traditionnelle de l’artiste héritée de l’Antiquité grecque, la production artistique est le fruit de l’inspiration divine, l’art repose bien évidemment sur la technique – les techniques –, et peut même être fondé sur la science. Le cas de l’illusionniste Luc Langevin est patent : son art, qui s’apparente à la magie en tant qu’art performatif traditionnel, repose essentiellement sur des lois de l’optique et de la photonique, sciences qu’il a étudiées à l’université. Là où sa pratique se situe à la limite de la transgression, c’est que son profil de scientifique est connu et reconnu, de sorte que, même émerveillé, son public sait qu’il assiste à la mise en scène de phénomènes scientifiques et non de magie.
Belle illustration du mariage de l’art et de la science, encore, l’OULIPO, « ouvroir de littérature potentiel » qui, dès l’origine, réunit « littérateurs et mathématiciens », « mathématiciens-littérateurs » ou « littérateurs-mathématiciens », unis dans une même quête d’invention poétique fondée sur la recherche de contraintes aussi savamment calculées que dissimulées.
Peut-être le vrai progrès de l’art comme de la science consisterait-il à transcender les faux-semblants. Car dans le jeu de cache-cache auquel se livrent savants et poètes, ceux-ci ne cherchent finalement pas à se dissimuler l’un à l’autre, mais à se masquer à eux-mêmes la part de l’autre qui vit en chacun d’eux.
Isabelle Collombat, Professeure, École supérieure d’interprètes et de traducteurs, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3 – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.