Jacques Igalens, Université Toulouse 1 Capitole
Le Président Emmanuel Macron a accordé dimanche soir à TF1 et LCI sa première interview télévisée depuis son arrivée à l’Élysée. Parmi d’autres sujets, il a évoqué une prochaine réforme de la participation qualifiée « de belle invention gaulliste ». Lorsqu’il était ministre de l’Économie il a déjà retouché à la marge les modalités de l’intéressement et de la participation mais il semble que cette fois son ambition soit plus importante. Il l’a formulée ainsi : « Je veux qu’on réforme profondément la philosophie de ce qu’est l’entreprise. »
Si l’on essaie de décrypter l’intention du Président, notamment à la lumière de ce qu’il a déjà dit ou déjà fait, deux voies doivent être distinguées.
Une meilleure redistribution de la valeur ajoutée
La première est la plus évidente, elle consiste à mieux répartir ce qu’on appelait à l’époque gaulliste « les fruits de la croissance » et qui se traduit en comptabilité nationale par la part des salaires dans la valeur ajoutée. Comment assurer une meilleure redistribution aux salariés des richesses produites par l’économie tout en assurant un financement adéquat des entreprises ?
Le Président a évoqué à ce sujet la nécessité de revoir les mécanismes actuels notamment en période de prospérité : « Je veux aussi que tous les salariés aient leur juste part quand les choses vont mieux, par le dialogue » a-t-il dit. Le régime obligatoire de la participation et le régime facultatif de l’intéressement pourraient donc être revus pour aboutir à un partage des profits plus favorable aux salariés.
Intérêt des associés ou intérêt général ?
Il semble qu’une seconde voie, différente de la première, ait également été évoquée par le Président lorsqu’il a posé la question : « Qu’est-ce que l’entreprise ? ». Il n’a pas répondu directement à la question mais il est probable qu’il avait en tête l’article 1833 du code civil qui stipule que « Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés ».
Dans le projet de loi sur la croissance et l’activité qu’il avait porté en tant que ministre en 2015 figurait déjà l’idée de faire suivre cette définition par :
« Elle doit être gérée au mieux de son intérêt supérieur, dans le respect de l’intérêt général économique, social et environnemental. »
Cette disposition n’a finalement pas été retenue mais c’est bien elle qui porte en germe la réponse à la question posée sur la nature de l’entreprise.
Intérêts légitimes de toutes les parties prenantes
Dans la définition actuelle, il est difficile de considérer que l’entreprise serve d’autres intérêts que ceux de ses associés et il y a donc une confusion certainement préjudiciable entre les intérêts de l’entreprise et ceux de ses propriétaires. Il est cependant de plus en plus évident que l’entreprise est au centre des attentes de différents groupes de parties prenantes et que nombre d’entre eux ont des intérêts légitimes à faire valoir. Cette théorie due initialement à E. Freeman (Edward, Freeman R. « Strategic Management : A stakeholder approach ») a été largement entérinée par les textes et les pratiques relatives à la responsabilité sociale (ou sociétale) de l’entreprise. La norme ISO 26 000 qui est devenue la norme de référence en la matière entérine cette idée. En France les textes récents, par exemple la loi concernant le devoir de vigilance des sociétés mères et donneuses d’ordre du mois de mars 2017 font déjà référence aux parties prenantes.
« Le respect de l’intérêt général économique, social et environnemental » devra certainement être précisé, notamment pour savoir quels acteurs peuvent l’incarner. On sait que le concept de « parties prenantes » a souvent été critiqué pour son imprécision. La définition séminale de Freeman (« tout groupe qui peut affecter ou être affecté par la réalisation des objectifs de l’entreprise ») est certainement trop vague pour servir de base à une définition officielle.
Modifier l’article 1833 du code civil
Mais l’enjeu est bien là, comment modifier la rédaction de l’article 1833 du code civil pour faire en sorte que les associés ne soient plus les seuls mentionnés et que la place de l’entreprise dans la société soit (enfin) redéfinie. L’enjeu est important puisqu’on imagine que les décisions des juges pourront s’appuyer sur cette nouvelle rédaction pour trouver des bases légales aux multiples engagements de l’entreprise dans le développement durable.
En posant la question : « Qu’est-ce que l’entreprise ? » le président Macron remet en chantier la réflexion que le Président Giscard d’Estaing avait entamée lorsqu’il était arrivé au pouvoir en 1974 et qui avait donné lieu à de nombreux projets de réforme dont malheureusement très peu avait abouti. Espérons qu’il en ira différemment car l’entreprise de 2017 est certainement très différente de celle de 1974 et il est temps que le droit en prenne acte.
Jacques Igalens, Professeur Sciences de Gestion, IAE Toulouse et CRM-CNRS, Université Toulouse 1 Capitole
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.