« La nouvelle génération est confrontée à une violence inédite », constate le réalisateur Laurent Cantet. Entretien.
Laurent Cantet, qui a évoqué les relations au travail avec « Ressources humaines » et « L’emploi du temps », aborde cette fois le manque de travail dans son nouveau film, « L’Atelier » (sortie le 11 octobre). L’atelier, c’est un stage d’écriture, dirigé par une romancière parisienne (incarnée par Marina Foïs), auquel participe un groupe de jeunes « en insertion », tous joués par des comédiens non professionnels, y compris Antoine le solitaire (Matthieu Lucci). En cet été ensoleillé à La Ciotat, le fantôme géant du chantier naval étend son ombre immobile, mais pour ces ados c’est le dernier témoin d’un passé lointain. Comme lors de son huis-clos lycéen Palme d’Or à Cannes, « Entre les murs » (2008), Laurent Cantet donne la parole à la jeunesse qui raconte avec ses mots « l’anxiété du monde actuel », dans un cinéma puissant et sans effet.
Seule actrice parmi des amateurs, Marina Foïs s’est bien adaptée à votre méthode ?
Marina a pris énormément de plaisir à faire ce film, elle a été confrontée à cette bande de jeunes, ma façon de travailler aussi l’a surprise au début. En laissant le plus de liberté possible aux acteurs, je leur demande aussi de s’investir beaucoup au cours des répétitions, dans la constitution précise des dialogues, qui sont remaniables à tout instant, et c’est un peu troublant pour quelqu’un habitué à tourner de manière plus classique, très vite ça a beaucoup amusé Marina. Il faut dire aussi que tous ces jeunes étaient très agréables à vivre entre les prises, elle a beaucoup parlé avec eux, elle essayait de les comprendre et eux essayaient aussi de la sonder. En fait, on se retrouvait assez proche de la configuration du film, avec ces deux statuts très différents, ces deux mondes qui se font face.
Il y a toujours eu une coupure entre le monde des adultes et celui des adolescents, mais là on sent une rupture plus profonde ?
J’avais effectivement l’envie de rendre compte de cette fracture, qu’on a du mal à évaluer quand on a passé la quarantaine, mais c’est vrai qu’il y a des repères différents et surtout une rupture avec l’histoire. Ils sont confrontés à des questions tellement plus graves aujourd’hui, c’est-à-dire trouver un sens à ce qu’ils sont, trouver une place dans un monde qui n’a pas vraiment besoin d’eux, ni envie d’eux.
« Ce monde est dangereux pour tout le monde »
Un des repères bouleversés, c’est la violence, notamment avec le terrorisme…
Effectivement, cette génération est confrontée à cette violence, j’ai des enfants de cet âge et qui, au moment des attentats à Paris, se sont sentis devenir des cibles. A un moment où on a envie de faire l’expérience d’une liberté, être confronté d’un seul coup à cette violence totalement inédite, totalement impensable, imprévisible, ça demande une force très grande. Je pense que ça occupe beaucoup l’esprit et c’est pour ça que ces jeunes gens, eux aussi, deviennent une génération inédite. On n’avait pas vu jusqu’alors que globalement le monde allait si mal et était dangereux pour tout le monde. L’actualité nous a couru après, j’ai commencé à écrire peu de temps après Charlie, avec le sentiment qu’il fallait en parler ; quand j’ai eu fini le scénario, est arrivé le Bataclan, et le premier jour où j’ai commencé à travailler sur le scénario avec Mathieu Lucci, on avait rendez-vous le 14 juillet au matin, et il avait passé la nuit devant la télé, médusé par ce qu’il découvrait et se demandant si ses copains étaient allés au feu d’artifice.
Au travers du personnage d’Antoine, vous évoquez aussi une libération de la parole, celle de la fachosphère ?
Ce qui m’intéresse chez Antoine, ce n’est pas le petit facho moyen, je pense qu’il n’y croit pas beaucoup non plus, il a surtout le sentiment qu’il faut que quelque chose se passe. Il n’y a pas beaucoup d’idéologie chez Antoine, je ne pense pas qu’il croit beaucoup aux discours qu’il écoute, il a surtout une hargne interne, une rage, qui trouve là peut-être un terrain pour s’exprimer. Olivia a ce réflexe de bonne militante de gauche, qui a envie de le sauver, qui se sent désarmée face au fait que ses arguments ont peu de poids, puis désarmée face à l’intelligence du gamin en face d’elle. Après, elle s’intéresse à lui pour nourrir son écriture, il y a quelque chose de maternel chez elle, elle a envie de comprendre comment on en arrive là.
Vous utilisez un certain nombre d’images dans « L’Atelier », dont un clip de recrutement de l’armée de Terre…
Pour des jeunes qui n’ont pas beaucoup de perspectives, l’armée présente l’intérêt d’être un peu aventureuse, de faire que quelque chose se passe, ne pas avoir la vie à laquelle on est préparé, avoir quelque chose d’extraordinaire. D’ailleurs, les clips sont construits là-dessus, en reprenant les codes des jeux vidéo, ils ont très bien compris la psychologie de ces jeunes et vont les chercher là où il faut.
« Tellement heureux » pour Robin Campillo
Est-ce que ces jeunes subissent une certaine déréalisation à cause des jeux vidéo ?
Je n’ai pas envie d’avoir un regard réactionnaire sur ça, c’est une réalité, il faut la regarder. Pour avoir côtoyé pas mal de jeunes gens, dont mon fils, je pense que ça joue un rôle comparable à ce que la lecture peut produire, c’est aussi de l’ordre de l’évasion. C’est pour ça que j’ai voulu commencer par un plan d’errance, c’est une façon de se perdre dans un monde, de sentir qu’il va falloir s’en sortir. Il y a des choses qui me dépassent, parce que je n’ai jamais réussi à manipuler une manette de jeu, mais je sens la puissance narrative et évocatrice que ça peut avoir. Là aussi, il y a quelque chose d’une communauté, elle nous paraît totalement factice parce qu’on est des vieux cons, mais elle a quelque chose de très vrai pour ceux qui en font partie.
Vous avez écrit « L’Atelier » avec votre coscénariste habituel, Robin Campillo, comment avez-vous vécu le succès de son film « 120 battements par minute », Grand Prix au Festival de Cannes ?
On a vécu tout ça de manière très forte, j’étais à Cannes, et j’y suis resté pour être avec lui le soir de la remise des prix. Pour moi, c’est un des plus beaux films que j’ai vus depuis très longtemps, et puis ça me renvoie à une époque où je connaissais déjà Robin, tout ça résonne avec des souvenirs de ces moments-là ; ce n’est pas un film d’époque, et en même temps c’en est un. Je suis évidemment tellement heureux que ce film existe, que Robin l’ait fait, et surtout qu’on en parle ; c’était l’enjeu, à Act-up ils auront passé leur temps à essayer de faire parler du sida, il a fallu vingt ans que ça arrive.
Avez-vous gardé un lien avec les jeunes de « Entre les murs » ?
On se croise encore de temps en temps, surtout qu’une amie voudrait faire un documentaire sur eux, du style que sont-ils devenus. J’ai eu l’occasion d’en revoir un certain nombre, ils sont tous devenus beaucoup plus vieux qu’ils ne l’étaient, comme nous tous, quelques-uns ont continué à avoir envie de faire du cinéma et y arrivent de mieux en mieux. Par contre, ce qui me fait toujours plaisir, c’est que la bande, qui s’est constituée autour du film, continue à exister, et c’est agréable.
Propos recueillis par Patrick TARDIT
« L’Atelier », un film de Laurent Cantet (sortie le 11 octobre).