Didier Demazière, Sciences Po – USPC
Les matchs de l’Euro mettent en scène le gratin des footballeurs européens. Les victoires et leurs performances pourront accroître leur valeur marchande, faisant flamber salaires et montants de futurs transferts. Les rémunérations de ces stars bénéficient d’une spirale inflationniste alimentée par la surenchère des droits de retransmission télévisuelle.
C’est une particularité du football que de fonctionner selon un modèle de worker’s power dans lequel la quasi-totalité des ressources revient aux « primary producers », aux joueurs. Il est donc légitime de se demander comment est fixé le prix d’un footballeur ? Comment la performance sportive est convertie en salaire et en indemnité de transfert ? Comment les clubs s’accordent sur les prix des footballeurs ?
La fièvre du mercato
Le mercato est cette période (janvier puis juin à août en Europe) où les clubs peuvent renouveler leur équipe, en recrutant, vendant, achetant des joueurs. Les clubs y jouent leur équilibre économique et leurs ambitions sportives, deux objectifs qu’il n’est pas toujours aisé de concilier. Les footballeurs, eux, y jouent leur carrière, à la fois salariale et sportive.
Les règles contractuelles favorisent une forte mobilité des joueurs. Car depuis la suppression du contrat à vie, qui liait les professionnels et leur club jusque l’âge de 35 ans, les transformant ainsi en « esclaves » selon le mot de Raymond Kopa, la durée des contrats est plafonnée à cinq années. La plupart sont plus courts. Et ils sont souvent rompus avant leur terme, ce qui permet au club employeur d’empocher une indemnité de transfert.
C’est donc sur un marché fluide que le prix des footballeurs est fixé, négocié, révisé. Année après année, le nombre de transferts augmente, et dans des proportions vertigineuses : en 2013, 12.309 transactions ont été enregistrées au niveau mondial par la Fédération internationale (FIFA), en augmentation de 41 % par rapport à l’année précédente ! Les volumes financiers croissent également, pour atteindre aujourd’hui plus de 2,7 milliards d’euros.
Cette accélération ne signifie pas pour autant qu’il est facile de se mettre d’accord sur un prix (transfert et salaire), d’autant que les parties prenantes sont multiples : le club vendeur, le club acheteur, le joueur et son agent. D’ailleurs, la forte concentration de transactions dans les derniers jours et même les dernières heures avant la clôture du mercato montre cette difficulté à s’accorder.
La performance sportive est-elle mesurable ?
Si le prix est une quantité mesurable, comment évaluer et quantifier la performance, afin de la convertir en une somme d’argent ?
L’information sur la performance des joueurs est désormais abondante. Les classiques notes attribuées par la presse s’enrichissent de multiples données métriques, calculées sur un match ou une saison : nombre de ballons touchés, de passes réussies, de buts marqués, de tacles, d’interceptions, de duels gagnés ou perdus, de titularisations, de kilomètres parcourus, de passes décisives, de replis défensifs, etc.
On semble tout connaître des performances produites, et pourtant de nombreuses incertitudes persistent. Tout ne peut être converti en indicateurs chiffrés, comme la qualité des déplacements sans ballon, la vision du jeu, le sens tactique par exemple. Les capacités à reproduire une performance dans d’autres contextes et clubs et au cours du temps ne sont pas garantis (nombre de footballeurs sont des étoiles filantes).
De plus, les informations disponibles sont parcellaires voire inexistantes pour les débutants ou les footballeurs des divisions inférieures. D’autres paramètres sont peu perceptibles et même insaisissables, comme les qualités personnelles : le caractère, l’état d’esprit, le mental, le respect des consignes, la camaraderie, etc. Et cela, en dépit des efforts des agents de joueurs pour les promouvoir et présenter leurs poulains sous leur meilleur jour.
Les dimensions de la performance sportive sont donc hétérogènes et pas toutes objectivables – ce qui complique la conversion en un équivalent monétaire.
Comment la cote d’un footballeur est-elle fixée ?
Le prix d’un footballeur ne peut donc être déduit d’une performance qui est appréciée de manière incertaine. Il dépend de multiples facteurs, et varie en raison directe de la durée du contrat en cours, l’indemnité de transfert venant compenser la rupture anticipée du contrat. L’âge du joueur compte aussi, car le potentiel de progression et la plus-value espérée décroissent avec l’âge, fut-ce avec de grandes variations interindividuelles.
Le site Transfertmarkt intègre ces paramètres dans le calcul des cotes des joueurs. Mais ces estimations s’écartent souvent – et de beaucoup – des montants des transferts effectifs. Faut-il considérer alors que les prix sont indéterminés, ou arbitraires ?
L’observation plus fine des transactions montre que le prix dépend des situations et calculs des clubs concernés. Pour le club vendeur, la cession peut être urgente ou accessoire, en fonction de sa situation financière, de la plus-value espérée, de la disponibilité d’un autre joueur au même poste, du rôle du joueur dans le groupe, de la tendance du marché, des anticipations sportives, etc. Et les mêmes éléments peuvent compter pour le club acquéreur, avec des effets directs sur les prix acceptables pour chaque partie.
De plus, les agents ont un rôle actif dans la négociation. Ils cherchent aussi à modifier les paramètres de la concurrence en suscitant d’autres intérêts, sollicitant d’autres prétendants, distillant des rumeurs, etc. Ils développent, comme leurs joueurs avec qui ils ne convergent pas toujours, des anticipations relatives à la place et au rang dans de potentielles équipes, aux gains matériels immédiats, aux perspectives de carrière sportive.
Cette complexité explique que la plupart des contacts et des négociations n’aboutissent pas. Et on comprend pourquoi le prix d’un footballeur est peu prévisible, à moyen comme à court terme.
Mais le marché est profondément inégalitaire – ce qui a des conséquences directes sur la négociation des prix.
Marché inégalitaire et concurrence inversée
Une minorité de joueurs bénéficient de rémunérations faramineuses : Lionel Messi, joueur le mieux payé, empoche 65 millions annuels dont 36 en salaire. Mais le salaire annuel moyen d’un joueur de Ligue 2 en France est de 200 000 euros, et de 540 000 en Ligue 1.
Ces écarts sont considérables, et ils ne prennent pas en compte le prolétariat du football, dont les carrières sont fragiles. Nombre de professionnels ne font que de brefs passages dans le professionnalisme : 250 footballeurs au chômage sont recensés en France, et dans la première division allemande un tiers des carrières se limite à une seule année.
Ces différences reflètent-elles des écarts de talents ? Pas de manière proportionnée, assurément. Car le football est, comme les milieux artistiques, un « winner-take-all market » dans lequel de petites différences initiales de performance se traduisent finalement en des écarts considérables de rémunération et de reconnaissance.
Dans un tel monde, les stars et superstars sont en quantité limitée et sont placées dans une situation d’oligopsone – ce qui renforce leurs capacités à convertir leur performance reconnue en prix galopants. À l’inverse, les autres footballeurs – d’autant plus qu’ils jouent à des niveaux inférieurs – sont en nombre abondant et excédentaire, ce qui les place en situation de forte concurrence et les expose au risque de chômage ou de régression.
À chacun de ces deux pôles la concurrence s’inverse : dans un cas, une concurrence entre clubs (ceux qui se situent en haut des hiérarchies sportive et économique) pour attirer les joueurs les plus réputés (et les payer toujours plus cher) ; dans l’autre une concurrence entre joueurs (ceux qui n’atteignent pas le haut de la hiérarchie sportive) pour trouver un club et tenter d’entrer et se maintenir dans le professionnalisme.
Les hauts salaires des footballeurs qui brillent dans les grands clubs européens ou qui jouent dans les meilleures équipes nationales ne forment que la partie visible de l’iceberg. Ceux-ci n’ont pas de prix parce que leur prix est le résultat de la concurrence entre clubs de plus en plus riches.
Pour la masse des footballeurs qui tentent de progresser et de survivre à l’aléa des carrières sportives, c’est la concurrence interindividuelle qui règle le tempo des prix. Ainsi, le continuum de la distribution des performances est combiné avec un dualisme des mécanismes de fixation des prix – ce qui creuse inexorablement les inégalités de rémunération.
Didier Demazière, Sociologue, directeur de recherche au CNRS (CSO), Sciences Po – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.