Henri Jorda, Université de Reims Champagne-Ardenne
Cette année, les vacances d’été seront synonymes de départs pour près de deux Français sur trois, nous disent les sondeurs. Ils partiront vers un ailleurs rêvé, pour deux semaines en moyenne de farniente au soleil. Pour s’y rendre, beaucoup prendront leur voiture et formeront des bouchons, notamment lors des chassés-croisés des deux espèces répertoriées de vacanciers, les juillettistes et les aoûtiens. Mais le temps, en vacances, est compté : il file généralement du samedi au samedi par la force des locations, et il doit être bien employé afin que les vacances soient « rentables ».
Le temps des congés payés
Un temps de vacance, strictement distinct du temps de travail, qui vient comme récompense des efforts passés et reconstitution avant les efforts à endurer, est directement lié à la généralisation du salariat. Depuis la fin du XVIIIe siècle, par le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier qui interdisent les grèves et les coalitions ouvrières, l’employeur est le seul à pouvoir dicter l’emploi du temps des salariés. Il fixe les horaires de travail, les moments de repos, les cadences des machines…
Au XIXe siècle, la subordination de l’employé n’étant compensée ni par un droit du travail, ni par une protection sociale, le temps de travail a fortement augmenté. Il n’était pas rare pour un salarié de travailler plus de 3 000 heures par an, soit le double d’aujourd’hui. Il faut attendre 1906 pour que soit instauré le « dimanche pour tous », avec la loi sur le repos hebdomadaire, jour de fête consacré à la famille selon les entrepreneurs de morale.
1936 sera l’année des conquêtes sociales, avec une durée du travail hebdomadaire limitée à 40 heures et les deux premières semaines de congés payés. La France ne faisait alors que rattraper son retard. D’autres pays avaient bien compris qu’un travailleur reposé était une ressource humaine plus efficace et qu’il fallait donc lui octroyer une parenthèse dans l’année de travail. En France, les congés payés ont été conquis après un conflit social, d’autant que les ouvriers étaient alors les seuls à ne pas bénéficier du repos annuel.
Deux semaines de congés payés en 1936, trois en 1956, quatre en 1969, et cinq en 1982. La seule paresse admise pour le salarié est celle qui entre dans le calendrier de l’organisation du travail, programmée dans une plage de temps définie à l’avance. Cette paresse convenue est une parente bien éloignée de celle que connaissent les bienheureux habitants de Cocagne…
Le pays où plus on dort, plus on gagne
Avant que ne s’impose le salariat comme modalité de gagner sa vie en travaillant, les femmes et les hommes ont rêvé d’un monde merveilleux où ils ne font rien, sinon profiter éternellement des plaisirs de la vie. Nul besoin alors de longues migrations vers la Méditerranée, ni d’ânes surchargés ou de cavalcades en masse. Il suffisait de se laisser transporter par la voix d’un conteur revenu du pays de Cocagne, « le pays où plus on dort, plus on gagne ».
Si les Européens ont créé le mythe de Cocagne, c’est que la paresse a fait au XIIIe siècle une entrée fracassante dans les péchés capitaux en prenant le commandement des armées peccamineuses. En effet, pendant la majeure partie du Moyen Âge, le travail a été considéré comme une punition du péché originel, difficile à valoriser aux yeux des humains. Mais, par une sorte d’innovation théologique, il va devenir à partir du XIIIe siècle, la vocation de tout chrétien et la voie salutaire pour un repos éternel au Paradis.
Dès lors, s’échapper du travail pour s’adonner à la paresse, c’est assurément finir en Enfer. Tout chrétien bien sermonné comprend que le temps, don précieux que Dieu a fait aux hommes, doit être employé à travailler. Ceux qui mendient en restant les bras croisés sont accusés d’être des paresseux, des êtres diaboliques qui portent le masque de la pauvreté pour tromper les honnêtes gens. Ils gaspillent le temps, et le temps est déjà de l’argent, celui du travail et des affaires.
À rebours de ce temps qui compte, le pays de Cocagne offre un temps magique, un rêve d’abondance et de paresse, à des humains qui ont peur de la faim et qui triment pour une misère. C’est par hasard, nous dit le conteur, qu’il a trouvé l’entrée du pays où les maisons sont bâties avec des viandes et des poissons qui, sur Terre, sont réservés aux bien nés.
Dans les rues de ce pays, des tables sont dressées avec de belles nappes blanches, et chacun peut se servir autant qu’il le désire dans les meilleurs plats. Sur les berges d’une rivière, moitié de vin rouge, moitié de vin blanc, reposent des coupes en or dont se servent les habitants pour s’enivrer. En Cocagne, chaque moment est une fête car tous les jours sont fériés et il n’y a qu’un seul Carême en 20 ans, mais « à chacun selon sa volonté », précise le conteur.
Au centre du pays, une fontaine de jouvence permet de rajeunir autant de fois que nécessaire, à l’âge de trente ans. Dans ce pays, les femmes et les hommes ne travaillent jamais, font l’amour librement et vivent éternellement dans la paresse, la gourmandise et la luxure. Par contre, nulle envie, ni colère, ni avarice. Surtout pas d’orgueil car le péché des puissants ne peut pas se manifester là où tous sont égaux et où personne ne se donne de l’importance.
Un monde à l’envers
Un tableau de Bruegel l’Ancien illustre bien ce pays qui a mis fin à toute forme de hiérarchie. Au centre de son Pays de Cocagne (1567), les trois ordres médiévaux (le clergé qui prie, la chevalerie qui combat et la paysannerie qui cultive la terre) forment une ronde ensommeillée. Le clerc attend que le vin coule dans son gosier, un livre saint fermé près de lui et un parchemin en guise d’oreiller. À ses côtés, un paysan s’est endormi sur son fléau et un chevalier a déposé les armes pour rêver sans doute d’un monde où il n’aurait rien à faire.
Sur la gauche du tableau, le gardien du pays semble attendre qu’une tarte lui tombe toute cuite dans le bec. Sur la droite, à l’arrière-plan, un homme a réussi à trouver l’entrée du pays en creusant une galerie dans une montagne de riz au lait. Car c’est la version flamande de Cocagne qui a inspiré Bruegel : Luilekkerland, le « pays des douces friandises ».
De multiples versions du conte ont circulé jusqu’au XVIIe siècle, notamment en Espagne (Cocaña), en Italie (Cucagna), et en Allemagne où le pays de Cocagne est connu sous le nom de Schlaraffenland, « le pays des singes paresseux ».
Dans ce pays sans guerre et sans hiérarchie, « l’argent ne vaut rien » car « rien ne s’achète ni ne se vend », dit le conteur. Des bourses pleines d’argent poussent en plein champ, mais elles n’intéressent personne car elles ne servent à rien. D’ailleurs, les plus beaux vêtements et les plus belles chaussures que le conteur a vus, sont offerts aux habitants tous les jours. Tout ce qui, dans la « consommation », indique une distinction sociale, est l’objet en Cocagne d’offrandes publiques et festives.
Les meilleurs aliments viennent aux Cocaniens, cuisinés divinement, alors que les Européens doivent se contenter de bouillies, de hareng salé et de bas morceaux de viande. Ainsi, tous les Cocaniens sont-ils gros, signe médiéval de richesse et de puissance, et ils embellissent leur embonpoint avec des vêtements précieux et colorés, autres symboles majeurs de distinction. Aucun plaisir n’est interdit, aucune offense ne peut être faite, aucune punition n’est prévue, dans ce pays où « personne n’est ni en haut ni en bas », précise le conteur.
Un paradis définitivement perdu
En Cocagne, le conteur a passé son temps à manger, à boire du vin et à faire l’amour, sans travailler. Quelle folie d’avoir quitté ce pays merveilleux pour ramener avec lui ses amis, car jamais le conteur n’a retrouvé le chemin de ce paradis. Il conseille alors à son auditoire de se résigner à son sort : « Si vous êtes bien sur votre terre, ne cherchez pas à en sortir, car à vouloir changer, on perd ».
Si cette version écrite du conte de Cocagne n’a pas été mise à l’index par l’Église, c’est pour cette chute qui indique le retour salutaire du conteur à la réalité. La morale nous enseigne que succomber à la paresse et, avec elle, à la gourmandise et à la luxure, c’est tomber dans un piège tendu par Satan. Cocagne est une œuvre diabolique ; ce pays imaginaire n’est qu’un leurre destiné à abuser les êtres humains pour envoyer leur âme en Enfer.
La Nef des Fous (1494), l’un des livres les plus lus à la Renaissance, est paru le premier jour de Carnaval. Sébastien Brant y alerte la population qui va se livrer pendant des semaines à toutes sortes de plaisirs : les fous qui s’embarquent pour Cocagne sont assurés du naufrage. Jérôme Bosch en fera quelques années plus tard un tableau : l’homme qui grimpe au mât de Cocagne trouvera la mort, tapie dans les branches.
Dans certains villages, se dresse encore un mât de Cocagne avec, au sommet, une roue de charrette d’où pendent jambons et saucissons. Avec un mât bien graissé, le retour sur terre est généralement douloureux…
La libération de la paresse
Du conte de Cocagne, demeure un mythe d’abondance et de paresse que certains cherchent à réaliser le temps des vacances d’été. L’entrée de Cocagne est désormais indiquée sur les panneaux routiers, l’itinéraire est connu et peut être découpé en étapes, le séjour est l’objet d’un contrat avec ses droits et ses obligations, sa durée est strictement délimitée et le retour suppose un état des lieux.
En vacance, le temps est compté et rien n’est gratuit. Le droit à la paresse coûte cher et les inégalités sociales s’exercent aussi en matière d’accès au départ en vacances, comme le montre aujourd’hui l’Observatoire des inégalités : la moitié des ouvriers regardera partir la plupart des cadres.
Les vacances d’été sont pourtant très éloignées de la féérie de Cocagne. Le samedi 29 juillet s’annonce noir avec un record de bouchons à battre (près de 1 000 kilomètres le 8 août 2015) lors du chassé-croisé des juillettistes et des aoûtiens. Beaucoup de temps perdu pour avoir le droit de le prendre. Beaucoup de temps compté pour ne pas le gaspiller, même en vacances. Décidément, la paresse doit rester une parenthèse dans le travail et une consommation de loisirs. Tout le contraire du pays de Cocagne qui libère l’humanité en libérant la paresse, un monde à l’envers de celui qui libère le travail.
Henri Jorda, Maître de conférences Sciences économiques, Université de Reims Champagne-Ardenne
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.