Thomas Thisselin, Université de Lorraine
L’ensemble Ars Nova créé en 1963 par Marius Constant chemine dans le pluralisme esthétique. Basé à Poitiers, il est le reflet de la politique de décentralisation culturelle impulsée par l’état. En étant la plus ancienne formation de musique contemporaine en activité, Ars Nova prouve que les musiques de notre temps peuvent éveiller l’intérêt et susciter le débat, d’où la forte activité de transmission menée par ailleurs.
Sa vie présente un mélange de faits humains, d’enjeux esthétiques et d’engagements qui en font l’originalité et les mérites. En témoigne par exemple, sa participation en 1982 au festival consacré à Olivier Messiaen en Union Soviétique. Les Soviétiques découvrirent ainsi pour la première fois certaines œuvres du compositeur français et la réception de la musique de Messiaen en URSS est un précieux indicateur de la vie culturelle soviétique.
Les retours témoigneront du profond respect accordé par le peuple russe et de l’extrême intérêt suscité, laissant deviner sa soif de découverte. Jouer là bas Messiaen, qui de toute façon aurait été connu, c’était lutter contre toute censure et laisser derrière soi le ferment de profonds changements, alors qu’aucun signe ne pouvait laisser présager, à court terme, une évolution favorable.
Un exemple de programme de concert
À la découverte de cette annonce de concert datant du 26 mars 1955, je ne peux m’empêcher d’établir un parallèle. Par le titre choisi pour présenter le concert, bien sûr, mais aussi par la programmation, très certainement semblable à ce qu’Ars Nova aurait pu proposer à l’époque. La Messe de Notre-Dame de Guillaume de Machaut caractérise l’Ars Nova, ce style musical représentatif du XIVe siècle qui a permis à la musique d’acquérir une plus grande expressivité mais aussi de combiner le profane et le sacré – l’usage liturgique d’une telle musique ayant pourtant longtemps été une offense dans les âges médiévaux.
Le Concerto de chambre de Berg, créé en 1927 est la première œuvre dodécaphonique de l’auteur. Quant à Nono, il sut concilier les acquis du dodécaphonisme de Schönberg avec la tradition musicale de Venise. Il se situe d’emblée en marge des pratiques d’alors et se détache de toute dimension traditionnellement mélodique du discours afin de rendre essentiels d’autres paramètres jusqu’alors secondaires du son : la dynamique, le timbre et la densité.
Un tel exemple dénote combien la musique est amenée à se renouveler, pose certaines questions de fond, peut s’inscrire dans la vie politique, mais aussi nécessite à mesure que l’on s’investit dans notre époque, un fort accompagnement en termes de médiation.
Un secteur qui ne cesse de s’élargir
Dès 1959, l’état estime que son intervention dans le champ culturel relève d’une mission publique. La création du Ministère de la Culture et l’institutionnalisation accélérée des années 80 favorise la création culturelle, la rend accessible à tous et impulse une collaboration avec le Ministère de l’Éducation nationale.
Vincent Dubois rappelle pourtant que la culture ne forme pas un secteur clairement défini de l’intervention publique. L’établissement de politiques en la matière réactive sans cesse d’importants enjeux et débats (la place de la culture dans la société, le rôle de l’état…) et interroge nécessairement les formes de délégation. Les limites du domaine culturel ne sont donc pas tracées de manière précise ou normative. Par ailleurs, de telles politiques ont contribué à transformer les représentations sociales de la culture. Des genres ou pratiques qui en étaient auparavant exclues (bande dessinée, arts de la rue, nouvelles technologies, design, gastronomie…) y sont intégrés.
Pour exemple, le concert inédit « Hip Hop Symphonique » unissant rap français et musique symphonique organisé par la chaîne radio Le Mouv’ ou encore « Urban Brahms », prochainement programmé à la Philharmonie de Paris, où le pianiste Nima Sarkechik montre comment ces deux univers peuvent faire sens l’un avec l’autre.
Le « Faust’s Box » d’Andrea Liberovici donné à la Philharmonie par l’ensemble Ars Nova s’inscrit dans ces mélanges d’univers. Le compositeur développe une recherche artistique à la croisée de la musique, du théâtre et des nouvelles technologies et utilise des éléments très variés (voix, corps, instruments, électronique, ombres, miroir…).
L’activité musicale d’Ars Nova est intense mais paraît désordonnée, parce qu’elle n’est pas sans lien avec cette évolution politique. Sa programmation ne répond pas à une définition esthétique établie et cherche à rendre compte de l’expression des individualités qui prennent le dessus sur les courants ou écoles. Incidemment, un tel ensemble doit redoubler d’efforts dans ses actions de médiation.
Politique culturelle et médiation
Les contraintes budgétaires des dernières années réduisent l’initiative des acteurs culturels. Les élus, auxquels les artistes se voient aujourd’hui directement confrontés, acquièrent de fait un pouvoir décisionnel. Le risque est alors selon Vincent Dubois de placer la perspective du développement local avant le projet artistique. À mesure que l’environnement culturel devient plus accessible, les ensembles contemporains, par ailleurs tributaires d’aides des pouvoirs publics, développent en parallèle à leur activité de création des actions de médiation très variées. De telles démarches entretiennent le contact avec le peuple et démocratisent les intentions artistiques.
Toute l’action d’Ars Nova proclame que les musiques d’aujourd’hui doivent être soumises à l’appréciation des publics les plus divers. Toutefois, si on s’intéresse aux destinataires de la politique culturelle, à savoir le peuple ou le public, on observe un fort décalage entre les finalités des politiques culturelles et leurs résultats concrets, puisque l’augmentation de l’offre culturelle n’a pas vraiment contribué à une démocratisation réelle des démarches artistiques.
Marc Fumaroli critique cette conception inflationniste de l’état qui privilégierait des formes d’expression accessibles au plus grand nombre aux dépens de disciplines artistiques aux exigences plus fortes. Il fait allusion au temps nécessaire à la formation d’un musicien. Point d’autant plus justifiable lorsqu’il s’agit d’interprètes de la musique contemporaine (les compositions faisant intervenir des techniques de jeu très variées). Du temps de Marius Constant, les instrumentistes d’Ars Nova avait par exemple été familiarisés à l’improvisation collective.
Ce sont les ensembles comme Ars Nova qui en viennent donc à se substituer à l’état, organisant des évènements qui assurent un lien social avec des partenariats locaux très diversifiés, et démocratisent leurs propres démarches. La musique en vient à être reliée à des domaines de plus en plus éloignés, en témoigne par exemple le projet Musique cuisinée. Un projet de création collectif à l’échelle du quartier Saint-Eloi de Poitiers, mariant musique contemporaine et art culinaire. Des participants de tous âges sont invités à imaginer et jouer une musique construite à partir des sons et des gestes de la cuisine.
De telles actions sont rendues possibles grâce à la personnalité des musiciens. Les membres du groupe ont tissé à un réseau affectif et leurs qualités humaines sont mises en avant à travers ses approches pédagogiques et émotionnelles.
UM de Zad Moultaka sera représenté au Théâtre Auditorium de Poitiers en novembre. Le compositeur s’interroge ici sur la place du sacré dans notre monde matériel. S’inspirant du Livre des morts tibétain mais aussi des bruits de moteurs de voiture, son œuvre est un voyage musical explorant les rituels chantés et les bruits des machines qui dominent notre société. À cette occasion, une action de médiation a été entreprise depuis le mois de septembre. Le compositeur accompagne plusieurs classes de lycéens de la région aux spécialités très différentes (arts plastiques, musique, mécaniciens poids lourds, électriciens) afin qu’ils puissent s’approprier sa démarche créatrice. Ensemble, ils élaborent leurs propres moteurs ainsi qu’une bande-son, et le tout sera exposé au Théâtre Auditorium de Poitiers.
Travailler dans le flou
La définition même de ce qu’est la culture n’est pas maîtrisée et la politique culturelle reste floue au point d’embrasser la totalité du social. Il y a donc deux
vitesses, celle d’un processus de démocratisation et politisation récent mais surtout constamment ralenti, rediscuté quant à sa légitimité, et celle d’une création artistique effervescente mais contrainte par ses besoins en financements.
Au fil des ans, les programmations artistiques s’adaptent pour démocratiser au mieux les actions de l’ensemble. Le pluralisme esthétique d’Ars Nova sert la musique, permet l’émergence de nouveaux talents, et rend justice à des compositeurs indépendants grâce à sa politique d’ouverture. L’effort à produire pour attirer un public nouveau est malgré tout considérable et le rôle d’Ars Nova reste aujourd’hui largement sous-évalué, tant il est difficile de se positionner et de coordonner ses actions – production simultanée de nombreux contemporains, mélange judicieux des genres, mais aussi actions de médiation pour restaurer la fonction sociale de l’art – dans un tel environnement.
Thomas Thisselin, Doctorant en Arts, Université de Lorraine
This article was originally published on The Conversation. Read the original article.