Emmanuelle Devos incarne une ingénieur qui tente de devenir pdg, dans le film de Tonie Marshall
Cadre sup, Emmanuelle sait négocier, boire, fumer, chanter, avec les clients chinois, et les guider sur une plate-forme éolienne en pleine mer. C’est sûr qu’elle a de l’avenir dans sa multinationale, mais c’est une femme. C’est justement parce qu’elle est une femme, qu’un réseau de dames d’influence, Olympe, la pousse à briguer un super-job, devenir la première femme pdg d’un groupe du CAC 40 en France.
Emmanuelle Devos incarne cette « ingénieur brillante et volontaire » dans « Numéro Une », un film de Tonie Marshall (sortie le 11 octobre). Seule femme à avoir reçu le César du meilleur réalisateur, pour « Vénus Beauté (Institut) », Tonie Marshall avait d’abord envisagé de faire une série télé sur les femmes dans la politique, l’industrie, les médias… « Mais je n’ai trouvé aucune chaîne que ça intéresse, on m’a même dit que c’était pour une audience de niche », confie la cinéaste (« Tu veux ou tu veux pas », « France boutique », « Enfants de salaud », « Pentimento »…).
Les coups les plus bas
D’abord réticente à cette ambition, devenir « Numéro Une », Emmanuelle se fait à l’idée, et se lance dans la bataille. Mais être une grosse tête, avoir fait Polytechnique et les Mines, ne suffit pas ; le monde des patrons et des affaires, pour l’essentiel masculin, est un milieu où tous les coups les plus bas sont permis, et le cynisme de rigueur. Pour décrocher le job, il faut intriguer, déjouer les jeux d’influence et de pouvoir, subir humiliations et coups, avec répercussions sur le couple.
Afin de s’immerger dans ce monde fermé, Emmanuelle Devos a fait quelques déjeuners avec des dirigeantes, dont Anne Lauvergeon (ancienne présidente d’Areva) ou Laurence Parisot (ex-patronne du Medef). « Leur point commun à toutes, c’est : je veux bien faire, je veux fabriquer, je veux que ça avance. On voit beaucoup l’ego chez les hommes, je pense qu’elles en ont autant, mais ça ne se voit pas », constate l’actrice, qui a enfilé « l’uniforme » imposé de l’executive woman : « Elle est assez sanglée, un peu comme une sorte d’armure légère, il y a un code vestimentaire, mais les hommes ne font pas non plus dans la fantaisie, à part un ou deux qui jouent avec la couleur de la cravate, c’est le costume des gens d’affaires, homme ou femme ».
Cette femme a un autre atout caché, son père, ancien prof de philo, joué par le « séduisant » Sami Frey. « Je suis tombée amoureuse de lui immédiatement, comme toutes les femmes. Les trois jours de tournage avec lui m’ont énormément appris », dit Emmanuelle Devos. Ce père hospitalisé, à qui revient le discours anti-patron du film, a certainement toujours poussé sa fille à l’excellence, à être depuis toute petite la numéro une.
Tel un thriller
Dans cette croisade, carriériste et féministe, elle a bien sûr des ennemis, des hommes. Richard Berry joue ainsi le « méchant » de l’histoire, qui tire les ficelles pour mettre en place « son » candidat. « C’est intéressant pour un acteur de jouer un personnage qui n’est pas forcément sympathique, qui emploie les méthodes inhérentes à ce métier », confie-t-il, « Quand je joue un tel personnage, je me dis que le type qui est comme ça ne se dit pas qu’il est un salaud, il fait ce qu’il a à faire et défend ses intérêts ou les intérêts des financiers, j’utilise la conviction que je pense le personnage peut avoir ».
« C’est un milieu qui m’intrigue, qui m’intéresse », dit Benjamin Biolay, qui joue lui aussi un homme d’affaires et d’influence. Un personnage comme il en a rencontré dans les maisons de disques, où il a eu à faire à une « tueuse » : « La femme qui m’a rendu mon contrat chez Virgin, elle m’a coupé en deux, je pense qu’un homme l’aurait fait d’une manière beaucoup plus à l’ancienne », raconte le chanteur.
Tonie Marshall a mené « Numéro Une » comme un thriller, avec tension et rebondissements, tournant dans le décor froid des tours de La Défense : « Dans l’équipe, on appelait ça Gotham City, avec ces milliers de fenêtres derrière lesquelles il y a des milliers de gens qui travaillent, et par ailleurs je trouve ça esthétique », dit la cinéaste.
Patrick TARDIT
Tonie Marshall :
« L’ambiance de l’époque est régressive »
Qu’est-ce qui vous attirait dans ce sujet, la place des femmes dans les grandes entreprises ?
Tonie Marshall : « Je suis d’une génération, sans doute heureuse, où je ne me suis jamais posé la question est-ce que j’aurais le droit de faire quelque chose, j’avais l’impression qu’il y avait des femmes formidables qui avaient fait des tas de trucs, il y avait une forme de liberté. Et puis j’arrive à un moment dans ma vie, où je me rends compte non seulement que ce n’est pas ça, que ça bloque, et que l’ambiance de l’époque est un peu plus régressive, qu’il y a de la morale, de l’identité, de la religion, ce n’est jamais favorable aux femmes, ça les remet à leur place, il y a une espèce d’atmosphère que je trouve un peu bizarre, j’étais certainement naïve et fleur bleue ».
Comment vous êtes-vous informée sur ce milieu des affaires ?
« J’ai fait une enquête, je me suis fait aidée par la journaliste Raphaëlle Bacqué qui m’a fait rencontrer des dirigeantes, soit en poste soit qui l’avaient été, à qui j’ai posé des tas de questions ; j’ai analysé ça, regroupé, et fait une fiction dans laquelle, je crois, je suis très réaliste malgré tout. Evidemment, on est toujours un peu plus romanesque dans une fiction, on a travaillé sur la vie personnelle d’Emmanuelle, sur sa personnalité, sur ce qui faisait qu’on peut avoir de l’empathie pour quelqu’un qui se bat dans des sphères où a priori je ne passe pas ma vie et où c’est assez compliqué.
Toutes les femmes que j’ai rencontrées sont dans le contrôle. Sur les hommes, non seulement je pense que je suis réaliste, mais voire en-dessous de la réalité ».
En quoi pensez-vous qu’un management féminin serait vraiment différent ?
« Je crois qu’on n’a pas tout à fait la même façon d’envisager les choses, pas tout à fait le même rapport à l’argent, je crois, par le fait d’avoir des enfants, les élever… Bien entendu il faut les compétences équivalentes, mais je pense que profondément le mode de gouvernance changerait, évoluerait, et je crois que ce ne serait que mieux pour la société, y compris pour les hommes. Les femmes qui travaillent dans cet univers sont quand même obligées de travailler avec les codes qui existent, c’est pour ça que la masse est nécessaire, ce ne serait pas parfait, mais ça modifierait un peu la balance et ça donnerait un reflet de vraie mixité. Je pensais que les quotas c’était idiot, je ne le pense plus, depuis qu’une loi oblige les conseils d’administration à avoir 40% de femmes, on a professionnalisé ces conseils, qui sont plus professionnels, plus jeunes, plus internationaux ».
A qui revient la faute de ce manque de représentation, aux hommes, aux femmes, à la société ?
« J’ai découvert tardivement le fait que les femmes ont beaucoup de mal à se projeter dans l’envie d’aller dans des postes plus élevés que les hommes, il y a comme une espèce d’auto-censure, un doute de pouvoir le faire, il faut sans arrêt les conforter. Il y a de plus en plus de réseaux féminins qui essaient d’avoir cette place-là. La plupart du temps il y a une espèce de misogynie bienveillante qui est intégrée, c’est culturel. On ne voit pas pourquoi, alors que la société est organisée depuis la nuit des temps avec une direction masculine, il n’y aurait pas un peu de femmes qui arrivent là-dedans et qu’on les pousse à aller en-haut ».
Propos recueillis par Patrick TARDIT