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André Rousselet, un parcours au XXᵉ siècle

Olivier Beaud, Université Paris 2 Panthéon-Assas

Capture.JPG rousseletNé en 1922 et mort le 29 janvier 2016, André Rousselet est surtout connu pour avoir été, à 62 ans, le fondateur de Canal Plus. Il le devint après avoir été, de 1982 à 1986, le président de Havas et après avoir fait fortune, au tournant des années 1960, en ayant racheté la G7, une société de taxis parisiens, à la société Simca qui n’avait jamais réussi à la rendre rentable.

André Rousselet (avec M.E. Chamard et Ph. Kieffer), « A mi-parcours », Paris, Kero, 732 pages.
Kero

Ces Mémoires étaient attendues pour une autre raison : cet homme d’affaires faisait partie des amis intimes de François Mitterrand. Non seulement il fut son directeur de cabinet à l’Élysée, de 1981 à 1982, mais il fut désigné par lui comme son exécuteur testamentaire. Patron de gauche et ami intime du président Mitterrand : c’est ce mélange détonant qui a poussé les deux journalistes (Marie-Eve Chamard et Philippe Kieffer), spécialistes des médias, à convaincre cet homme longtemps réticent à se confier, à leur conter ses souvenirs. L’entreprise est réussie car André Rousselet s’exprime avec franchise et lucidité, et surtout avec un humour et une auto-ironie assez rare chez les VIPs.

La success story d’un préfet

Un tel ouvrage peut s’interpréter de différentes façons. Il peut d’abord l’être lu comme une success story capitalistique. Il intéressera notamment tous les parents d’élèves désespérés de voir leurs enfants ne pas réussir scolairement. À travers le cas du jeune André ils suivront les premières années hésitantes d’un élève rétif à l’école qui faisait le désespoir de son père – fils de Marcel Rousselet, un haut magistrat, qui dut sa célébrité à cause de sa mise à la retraite anticipée par le garde des Sceaux (Jean Foyer), au moment du procès Salan.

Cela n’a pas empêché le jeune cancre de devenir sous-préfet, mais il s’ennuie dans l’administration préfectorale. Il ne réalisera vraiment et contre toute attente dans le costume du self-made man entrepreneur qui, volera de succès en succès jusqu’au gros coup de sa carrière, la fondation de la première chaîne cryptée en France : Canal Plus.

Ce témoignage autobiographique a pour grand intérêt d’illustrer les raisons pour lesquelles il est difficile en France de réussir dans les affaires économiques. Il y a d’abord la frilosité incroyable des banquiers ; ceux-ci, avec un certain flair, n’ont pas cru en Canal Plus, pas plus qu’ils n’avaient cru à l’aventure de la G7, la société de taxis fondée par Rousselet. Ensuite et surtout, ce livre dévoile les liens incestueux entre la politique et les affaires qui font de la réussite en affaires une voie très aléatoire. Plus exactement le contrôle politique de l’économie peut aboutir à des désastres.

Rousselet raconte avec une certaine verve comment il faillit perdre Canal Plus au nom de la politique. À peine née, et dans la douleur (à cause des erreurs du responsable du marketing), l’entreprise faillit périr dans la première année, faute de trésorerie, et fut victime selon le nonagénaire, de la morgue du premier ministre, Fabius – « un jeune homme qui carbure à l’intelligence et au mépris » (p.530) –, avant d’être sauvé, au dernier moment, par un arbitrage présidentiel de dernière minute.

Enfin, ce livre confirme le fait que le monde des affaires fonctionne comme le monde politique, c’est-à-dire sans pitié. Dans cet univers, raconte-t-il, il faut surtout ne jamais accorder une confiance absolue à quiconque, comme l’ancien patron de Canal Plus l’a appris à ses dépens. La trahison de son « ami », Guy Dejouanny (Générale des Eaux, future Vivendi), qui le détrône de Canal Plus, est une véritable leçon des choses à faire lire dans toutes les Écoles de commerce.

L’attitude de Pierre Lescure, qui se désolidarise de son ancien patron pour suivre les hommes de la Générale, a scellé la fin de l’amitié du gestionnaire et du journaliste saltimbanque. Bref, ce livre est une description très vivante de la vie d’un entrepreneur, à l’origine self-made à sa façon (avec la G7), chose assez rare en France comme chacun sait, mais qui a aussi une carrière très « française » en devenant par la grâce du Souverain (Mitterrand) le PDG de Havas, base arrière qui lui servira de tremplin pour fonder Canal Plus.

Plongée dans la mitterrandie

Toutefois, ce livre de mémoires vaut surtout pour ce qu’il conte et raconte de l’aventure mitterrandienne, ce miraculé de la politique depuis la tragicomédie de l’attentat de l’Observatoire. S’il ne fut pas un ami aussi intime que Georges Dayan, André Rousselet fut un proche de François Mitterrand, un membre du « premier cercle » comme il se nomme. Et cela de 1954 jusqu’à la mort de ce dernier en 1996 : un compagnonnage de quarante ans.

Ainsi, une telle confession autobiographique contribue à mieux faire connaître l’ancien président de la République, cet homme aux mille facettes qui n’a eu de cesse de dissimuler une partie de sa vie à ses amis et à sa famille. Tel est le versant « politique » du livre, qui devrait intéresser un large public, même si, évidemment, il ne faut pas prendre tout pour argent comptant dans cette défense passionnée de l’ancien président de la République par son ami de quarante ans.

Il convient cependant de dissiper une illusion : les souvenirs de Rousselet n’apprendront pas grand-chose au lecteur sur les deux septennats présidentiels (de 1981 à 1995). Sauf pour ce qui concerne la grande réforme de l’audiovisuel de 1982 visant à abolir le monopole de l’État, dont l’origine est le souvenir pénible que Mitterrand avait de l’État-ORTF et de la façon dont il fut en tant que candidat de la gauche maltraité lors des élections présidentielles de 1965, et en 1974 (un peu moins pour cette année-là), qui est ici minutieusement relatée.

Un habile collecteur de fonds

L’intérêt de ces Mémoires se situe ailleurs, par exemple, dans les pages très enlevées où l’auteur raconte son job de collecteurs de fonds lors des trois campagnes présidentielles de 1965, 1974 et de 1981. S’il est discret sur les sources de financement, il ne se prive pas de raconter à maintes reprises qu’il a su éviter les ennuis judiciaires en appliquant une règle stricte : détruire tous les papiers ou agendas compromettants. Le fils de l’ancien magistrat a un rapport assez décomplexé en ce qui concerne les rapports l’argent et la politique ; il considère que la raison politique doit ici l’emporter sur la raison juridique.

Là où son témoignage devient vraiment croustillant, c’est lorsqu’il narre sa campagne électorale lors des législatives de 1967. Il est désigné par le parti socialiste à l’endroit où personne ne veut être parachuté : une circonscription de Toulouse jugée par tous perdue d’avance. Il se sacrifie et il y va en bon petit soldat. Il déteste faire campagne, se lamente de voir son épouse dépenser sans compter dans les magasins pendant qu’il bat l’estrade électorale. Mais, à sa grande surprise, et pour son grand malheur, il est élu à la suite d’une vague rose, alors qu’il n’éprouve aucune vocation pour la politique professionnelle. S’ensuit un autre chapitre, assez désopilant, sur « le calvaire » qu’il subit en tant que député, fonction qui lui paraît sans aucun intérêt et dont il est miraculeusement sauvé par Mai 68 et l’énorme défaite de la gauche qui s’ensuit.

Dans le cercle de Mitterrand

Dans la composante politique de ses souvenirs, le fait le plus marquant touche aux étonnantes circonstances de sa rencontre avec François Mitterrand. Elles méritent d’être citées car elles sont méconnues. Jeune sous-préfet à la Guadeloupe, il y découvre à la fois le racisme des békés, qui se manifeste ostensiblement lorsqu’il ose danser avec une mulâtre, et la fraude électorale, tout aussi peu déguisée. Jeune novice, il ose dénoncer à ses supérieurs hiérarchiques l’auteur de la fraude, le sénateur Satineau.

Résultat : il est muté immédiatement en métropole où après avoir goûté les charmes des Antilles, il est invité à goûter ceux de la sous-préfecture d’Issoudun. Il s’y morfond quand il est appelé par le directeur de cabinet de François Mitterrand devenu Garde des Sceaux. On a songé à lui précisément parce qu’il est connu pour avoir osé s’opposer au sieur Satineau. Appelé à faire partie du cabinet ministériel, il entre alors dans le cercle de Mitterrand et il n’en sortira plus, devenant un de ses collaborateurs les plus fidèles, juste après Georges Dayan, le fidèle d’entre les fidèles.

Une telle proximité lui donne quelque titre à vouloir, dans cet ouvrage, cerner le personnage qu’il tente de déchiffrer. Il propose même une thèse, une clé interprétative de la personnalité mitterrandienne. Contrairement à l’image du Prince « florentin », qu’on s’est plu à répandre à son propos, Rousselet préfère faire ressortir une autre dimension du personnage, son romantisme, qui expliquerait certains comportements sinon incompréhensibles. Sans nécessairement convaincre, il défend l’idée que l’invraisemblable affaire de l’Observatoire y trouve son origine.

Il est plus crédible lorsqu’il insiste sur le trait de caractère typique du mitterrandien : la loyauté envers ses amis, ceux qui l’ont aidé à un moment donné, peuvent compter sur lui, à tout moment, et quoi qu’ils fassent ou qu’ils aient fait. Il n’oubliera jamais René Bousquet, qui lui aurait sauvé la vie en le préservant d’une arrestation de la Gestapo, ni Roger-Patrice Pelat, qui l’a protégé au stalag en Allemagne.

Fidélité et raison d’État

D’un fidèle parmi les fidèles, on ne pouvait s’attendre à autre chose qu’une défense de François Mitterrand, à la fois de l’homme et de son œuvre. Son témoignage, comme celui de tant d’autres mitterrandiens, permet de relever l’ascendant que l’ancien Président avait sur ses proches – on doit même parler d’un véritable charisme personnel. Mais comme Rousselet ne fut pas un courtisan, son témoignage est d’autant plus crédible. Il montre aussi le courage physique de cet homme, Mitterrand, qui sut sous la IVe République, braver des poujadistes en colère, et révèle également des traits importants de sa personnalité : un mauvais joueur invétéré, c’est-à-dire un gagneur, et surtout un amoureux de l’ironie et de l’humour.

Le premier cercle fut constitué par ceux qui riaient avec lui et le faisaient rire. Toutefois, Rousselet emporté par sa fidèle amitié peine à convaincre lorsqu’il justifie l’usage pendant les deux septennats mitterrandiens, des écoutes téléphoniques et des fonds publics pour protéger le secret de la seconde famille (l’affaire Mazarine). La raison d’État, ici brandie sans guère de nuance, a trop facilement bon dos pour couvrir l’attitude d’un bourgeois catholique qui ne veut pas divorcer, mais qui fait payer par l’État les frais occasionnés par sa seconde famille, illégitime. Le jugement de l’auteur apparaît inévitablement biaisé par son amitié avec l’ancien chef de l’État.

Un témoin atypique, à la dent dure

André Rousselet est autrement plus convaincant quand il fustige ses adversaires politiques. Il ne ménage pas Édouard Balladur, qui ne sort pas grandi de ce livre comme le rappelle l’évocation des circonstances du fameux article dans Le Monde en 1994 (« Édouard m’a tuer »). Il ne ménage pas non plus, d’ailleurs, certains proches de Mitterrand lorsque celui-ci devint chef de l’État – de Jack Lang à Bernard Tapie – auxquels il reproche une amitié intéressée. On comprend pourquoi il s’est fait tant d’ennemis : homme libre, qui avait fait fortune, il ne dépendait pas de François Mitterrand et pouvait dire ce qu’il pensait à ceux qui gravitaient autour de ce dernier. Ayant connu la période des vaches maigres avec l’homme devenu président il peut se targuer non sans fierté d’avoir, au cours de sa vie, eu pour règle de conduite sa loyauté envers le maître qu’il s’était librement choisi.

Il est probable que tel ou tel passage du livre mériterait d’être confronté à d’autres témoignages et surtout, plus tard à des sources d’archives. Quant au lecteur, qui ne peut faire nécessairement le tri entre les diverses assertions du grand témoin, il aura, en tout cas, découvert avec ce livre de souvenirs une personnalité atypique et à maints égards, intéressante. Il peut aussi mieux comprendre Mitterrand et le mitterrandisme. Ce n’est pas si mal pour un seul livre…

The Conversation

Olivier Beaud, Professeur de droit public, Université Paris 2 Panthéon-Assas

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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