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Le but, trop rare pour être contraint

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Dans le stade de Liverpool, le 21 mai 2017.
Ruaraidh Gillies/Flickr, CC BY-SA

Pierre Rondeau, Sports Management School

En 1885, l’équipe écossaise de cricket, l’Orion Cricket Club, fut invitée par erreur en coupe d’Écosse de football. La fédération avait initialement convié l’Orion Football Club mais la demande se perdit dans les méandres de l’administration postale. Le petit club de cricket, inexpérimenté en football, accepta pourtant l’invitation et se rendit chez Arbroath FC, son premier adversaire. The Conversation

Bien mal leur en prit puisque les coéquipiers d’Andrew Lornie, capitaine et gardien néophyte de l’Orion Cricket Club, perdirent la rencontre 36 à 0, un record longtemps inégalé dans le football britannique. Les journalistes présents aux abords du terrain ne retinrent qu’une seule chose : la difficulté à suivre la rencontre. «Il y a eu tellement de buts que le travail de la journée fut de tous les noter et d’essayer de ne pas en oublier un» précisa le Scottish Athletic Journal.

Le calvaire n’était pour autant pas terminé. L’Orion Cricket Club devait encore jouer contre Dundee United dans un match de classement. À nouveau, ses joueurs perdirent 35 buts à 0. En l’espace d’une semaine, une petite équipe de sport encaissa 71 buts, les spectateurs furent gavés de spectacle et d’actions, l’événement offensif devint tellement présent qu’il en fut presque répétitif, presque ennuyeux.

La beauté du football, la raréfaction

132 ans ans plus tard, les choses ont bien changé. Alors que les clubs Arbroath FC et Dundee United avaient marqué, à eux deux, 71 buts en une seule semaine, ils n’ont marqué « que » 68 buts sur toute la saison 2015-2016. «La météo n’a pas changé, les villes n’ont pas changé, le lieu n’a pas changé, les règles n’ont pas évolué, ce sont les buts qui se sont raréfiés.» le répètent Chris Anderson et David Sally

Cette raréfaction n’est pas spécifique à l’Écosse. A l’échelle mondiale, elle est bel et bien présente. En France, lors de la saison 1952-1953, on comptait 962 buts dans une ligue de seulement 18 équipes. En 2015-2016, soit plus de soixante plus tard, il y a eu 960 buts pour 20 participants. Le but disparaît de plus en plus.

C’est précisément cette raréfaction qui fait la beauté du football, c’est l’essence même de ce sport, c’est ce qui lui donne cette valeur si précieuse, si captivante. Un but est occasionnel, exceptionnel, rare. Lorsqu’il arrive, c’est toute la tension de la préparation, de la construction qui redescend, c’est la récompense d’une longue et horrible attente. On aime ce sport parce qu’il nous procure ce genre d’émotion.

Une baisse continue

L’économiste Espagnol Ignacio Palacios-Huerta a souhaité vérifier si cet événement c’était véritablement rariéfié au fil des années. Il a étudié les matchs de première division des championnats de France, d’Angleterre, d’Espagne, d’Allemagne et d’Italie, depuis 1888 jusqu’en 1996, soit plus de 119 787 matchs. Il s’est intéressé à la moyenne de buts par rencontre et a étudié son évolution sur un siècle.

L’économiste s’est d’abord focalisé sur le premier tiers temporel. Son analyse rigoureuse l’a conduit à montrer que le taux moyen d’efficacité a baissé tout au long de l’histoire occidentale du football. A la fin des années 1890 et début des années 1900, le nombre moyen de buts par match était d’environ 4,5. Il a commencé à décroître jusqu’aux changements des règles du hors-jeu en 1925. Cela a provoqué un rebond dans le ratio étudié.

Mais ce fut de courte durée. La baisse se poursuivit jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. A ce moment-là, le nombre moyen de buts par match était de 3. A la fin du conflit, le football connut une nouvelle hausse, jusqu’en 1968, où la courbe revint à 3,2 mais poursuivit sa chute pour atteindre 2,6 buts par match lors de la saison 1995-1996. En ligue 1, actuellement, la moyenne est à 2,59 buts par match.

De plus, en un siècle, l’écart moyen de but pendant un match est passé de 1 à moins de 0.5. La différence entre deux équipes a baissé de plus de 50%. La décroissance de l’écart moyen a connu une pente bien plus importante que le nombre de but par match.

A l’affût du moindre but

Comparativement à tous les autres sports collectifs qui opposent deux adversaires avec une finalité de résultat (basket, hockey, rugby, handball, foot US), le football est celui qui présente le moins de buts.

Le nombre de buts par match.
DR

Ce n’est pas surprenant, les footballeurs marquent en moyenne moins de buts que les autres joueurs des autres sports et surtout se créent moins d’actions. Statistiquement, un attaquant tire jusqu’à 12 fois aux buts contre plus de 60 fois pour un joueur de hockey par exemple, et plus de 123 fois pour un joueur de NBA.

Dans son livre Sacré Français : un Américain nous regarde, paru en 2003, l’Américain Ted Stanger s’étonnait déjà de la capacité des fans de foot à s’extasier sur du rien, «à rester des heures devant son écran de télévision, à l’affût du moindre de but, de la moindre action, alors qu’il ne se passe rien. […] Comment peut-on s’intéresser à ce sport si triste ?»

Mais c’est ce qui rend le football si captivant, si émouvant, si populaire. C’est cette rareté qui excite les foules, transcende les populations, les maintient éveillées et à l’affût de la moindre miette d’action. Quand un but vient, on explose, contrairement aux autres sports, où l’abondance peut étouffer. En foot américain, il y a un point toutes les 9 minutes, en rugby, un essai est marqué toutes les 20 minutes, en hockey toutes les 22 minutes. En football, cette moyenne est de 65 minutes. Ce sport gratifie la rareté.

L’arbitrage vidéo, un risque d’altération

Seulement, le souci, avec ce genre de phénomène, c’est la volonté moderniste d’imposer l’arbitrage vidéo et de pervertir l’essence même de cette rareté. En effet, la FIFA, sous l’impulsion de son président, le fantasque Gianni Infantino, a décidé d’imposer la vidéo pour la prochaine coupe du Monde, en 2018 en Russie. Dorénavant, les arbitres pourront faire appel à la vidéo pour vérifier s’il y a bel et bien eu but ou non.

Or, alors que tous les autres sports invasifs, qui utilisent la vidéo, admettent bien plus de points par match, le football risque de se griller avec ce nouvel outil. Qu’il s’agisse de handball ou de basket, si un but est refusé par la vidéo, ce n’est pas grave, de nombreux autres seront marqués et le public pourra continuer à faire la fête dans les tribunes et devant la télévision.

En football, lorsqu’un but est marqué, l’événement est tellement rare qu’il procure une joie considérable, quasi-mystique pour tous les fans du ballon rond. Seulement, si l’arbitre le refuse après utilisation de la vidéo, le choc émotionnel est sans commune mesure : reverra-t-on un but inscrit lors de cette rencontre ? Doit-on faire la fête lorsqu’un but est marqué ou doit-on attendre l’aval de l’homme en noir ?

Le risque est d’altérer l’ascenseur émotionnel et le profil particulier du football. En appliquant la vidéo, on oublie la particularité première de ce sport : la gratification de la rareté et de l’incertitude.

Rendre rationnel et certain un sport irrationnel et incertain, c’est le pervertir à tout jamais et oublier qu’il s’est construit avec cette philosophie. C’est prendre le risque de détruire l’émotion et la tension, le suspense et la dramaturgie. Ne faudrait-il pas, pour protéger une sagesse centenaire, renoncer à l’usage de la vidéo ? Après tout, les erreurs arbitrales font parties du football, tout ce que nous voulons, c’est voir des buts, pas les empêcher d’apparaître …

Pierre Rondeau, Professeur d’économie, Sports Management School

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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