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Les Palestiniens prisonniers d’un « écosystème de guerre »

Réfugiés palestiniens (photo plateforme ONG pour la Palestine)
Réfugiés palestiniens (photo plateforme ONG pour la Palestine)

Mark Zeitoun, University of East Anglia et Ghassan Abu Sitta, American University of Beirut

Les ressources en eau de Gaza ont de tout temps attiré les convoitises. Chaque armée, quittant ou entrant dans le désert du Sinaï, que ce soit les Babyloniens, Alexandre le Grand, les Ottomans, ou encore les Britanniques, a cherché à s’y approvisionner. Cependant, l’eau gazaouie attire aujourd’hui l’attention sur une situation échappant à tout contrôle.

Des attaques israéliennes à répétition et la fermeture des frontières palestiniennes par Israël et l’Égypte ont en effet laissé le territoire palestinien incapable de traiter correctement ses eaux ou ses déchets. Chaque goutte d’eau consommée à Gaza, chaque chasse d’eau actionnée ou chaque antibiotique absorbé s’en retourne à l’état dégradé dans l’environnement.

Lorsque quelqu’un tire la chasse dans un hôpital, l’eau non traitée s’infiltre dans l’aquifère à travers le sable. Elle y rejoint l’eau des fermes contenant des pesticides, celle polluée par les métaux lourds de l’industrie ou encore celle salée en provenance de l’océan. C’est cette même eau qui est ensuite repompée dans des puits municipaux ou privés, à laquelle s’ajoute une infime part d’eau douce achetée en Israël. Le tout s’écoule du robinet des habitants de Gaza.

Il en résulte une contamination générale de l’eau potable, devenue en grande partie impropre à la consommation : 90 % de cette eau dépasse les directives de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) concernant la salinité et les chlorures.

Et l’émergence de « super-virus » n’a fait qu’aggraver ces conditions. Ces organismes ont en effet développé des multirésistances, conséquence de la prescription abusive d’antibiotiques par des médecins souvent désarmés face à la multiplication des affrontements et des blessés. Dans un tel contexte, les blessures fragilisent un peu plus les populations. Et l’accès non garanti à l’eau potable permet aux infections de se répandre plus vite, aux microbes de devenir plus forts, entraînant une prescription accrue d’antibiotiques, et laissant les victimes toujours un peu plus affaiblies.

Il en résulte ce que l’on appelle un « environnement toxique » ou encore un « écosystème de la guerre » ; le cycle de l’eau nocif n’en constituant qu’une partie. Le terme d’écosystème renvoie à l’interaction de tous les êtres vivants avec les ressources naturelles qui les soutiennent.

Or les sanctions, les barrages et l’état de guerre permanent que connaît Gaza ont des répercussions sur tout ce dont ses habitants ont besoin pour vivre ; la contamination de l’eau, la pollution de l’air, la perte de fertilité du sol et la mort du bétail à la suite de maladies en témoignent. Et si certains Gazaouis échappent par chance aux bombes ou aux tirs de sniper, ils ne peuvent fuir leur écosystème.

Les chirurgiens de guerre, les anthropologues médicaux et les ingénieurs hydrauliciens – dont nous faisons partie – en ont été témoins lors de conflits armés ou d’application de sanctions économiques. Le système d’approvisionnement en eau à Bassorah (Irak) a ainsi connu un sort identique ; de même que l’ensemble des systèmes de santé en Irak et en Syrie. De telles situations doivent être mieux gérées.

De l’eau… pour certains

L’eau potable est pourtant bien présente à proximité de Gaza et pourrait permettre d’améliorer cette situation.

À quelques centaines de mètres de la frontière, des fermes israéliennes utilisent de l’eau potable, pompée à partir du lac de Tibériade (la mer de Galilée), afin de faire pousser des plantes destinées aux supermarchés européens. Le lac étant situé à environ 200 km au nord, à 200 mètres en dessous du niveau de la mer, une grande quantité d’énergie est nécessaire pour puiser toute cette eau. Or les Libanais, les Jordaniens, les Syriens et les Palestiniens (en Cisjordanie) convoitent cette ressource, chacun cherchant à faire valoir son droit sur le bassin du fleuve Jourdain.

La ville de Gaza d’un côté de la frontière, des fermes israéliennes sur l’autre.
Google Maps

Aujourd’hui, Israël dessale une telle quantité d’eau de mer que l’offre dépasse désormais la demande pour les municipalités du pays. Le surplus d’eau dessalée est utilisé pour irriguer les cultures ; la compagnie israélienne des eaux envisage même de l’utiliser pour réapprovisionner le lac de Tibériade – un cycle de l’eau aussi curieux qu’irrationnel, l’eau du lac continuant à être pompée pour alimenter le désert !

La quantité d’eau traitée en Israël est si importante que certains ingénieurs n’hésitent pas à affirmer qu’« aujourd’hui, aucun Israélien ne connaît de pénurie d’eau ».

Il en va tout autrement pour les Palestiniens, et en particulier ceux n’habitant pas à Gaza. Ici, les populations ont recours à des filtres, des chaudières, ou encore des unités de dessalement placées sous les éviers ou dans les quartiers : autant de dispositifs ingénieux pour tenter de traiter l’eau.

Mais ces approvisionnements non réglementés sont bien souvent contaminés par des germes, conduisant notamment à la prescription élevée d’antibiotiques auprès des enfants ; ce qui alimente, on l’a vu, le cercle vicieux de l’eau polluée, médicaments et super-virus. Les médecins, les infirmiers et les équipes d’entretien des eaux tentent l’impossible avec un équipement médical réduit.

Les conséquences pour tous ceux qui s’investissent dans des projets hydriques et sanitaires à Gaza, constamment menacés de destruction, sont claires. Si fournir davantage d’ambulances ou de camions-citernes peut devenir une solution lors de conflits particulièrement graves, il ne s’agit là que d’une réponse temporaire. Cela améliorera bien sûr les choses durant une courte période, mais tôt ou tard Gaza aura recours à la dernière génération d’antibiotiques, et devra alors faire face à de super bactéries en téflon.

Face à cette situation, ceux finançant les programmes humanitaires doivent plutôt prendre en considération cet « écosystème de la guerre » et ses ramifications. Ce qui signifie former plus de médecins et d’infirmiers, fournir davantage de soins et soutenir les infrastructures de service de santé et d’eau. Plus important encore, ils doivent intégrer à leurs stratégies de développement un soutien politique pour protéger leurs investissements, pourquoi pas en exigeant de ceux qui détruisent ces infrastructures des réparations.

The ConversationMais il existe un message encore plus fort : nos travaux montrent que la guerre ne se réduit ni aux armées ni aux manœuvres géopolitiques. Elle étend son emprise sur tous les écosystèmes. Si l’idéologie déshumanisante alimentant le conflit au Proche-Orient était enfin mise à mal et que l’excès d’eau servait à approvisionner les communautés plutôt que les lacs, alors les blessures répétées dont souffrent les habitants de Gaza pourraient peut-être se refermer ; et tous les Palestiniens pourraient alors vivre dans un écosystème assaini.

Mark Zeitoun, Professor of Water Security, University of East Anglia et Ghassan Abu Sitta, Founder, Conflict Medicine Program, American University of Beirut

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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