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Vu du Moyen Âge : 1333, Florence inondée

File 20170902 27235 1thl5ukLe Déluge, Maître de l’échevinage, Rouen, XVe siècle
BNF, CC BY-SA

Pauline Guéna, Université Paris-Sorbonne – Sorbonne Universités

Depuis plusieurs jours l’ouragan Harvey provoque des inondations au Texas et maintenant en Louisiane. C’est la quatrième catastrophe majeure qui touche le sud-est des États-Unis en dix ans : l’un des effets des transformations climatiques actuelles dans une région qui a toujours été exposée aux ouragans, mais où ceux-ci deviennent plus nombreux et plus violents

On se souvenait de Katrina, en raison de la mauvaise gestion de l’inondation, et surtout de l’après-inondation qui avait laissé un souvenir amer aux Étasuniens. Naomi Klein, politologue engagée contre le néo-libéralisme, en avait même fait l’un des exemples centraux de son ouvrage The Shock Doctrine. Elle y explique pourquoi les périodes de crises politiques et environnementales sont des périodes où des entreprises peuvent profiter de la non-vigilance des citoyens et du besoin immédiat d’infrastructures pour organiser un démantèlement des institutions étatiques au profit du privé. Ce qu’elle montre, c’est que les catastrophes ‒ même les catastrophes que l’on dit naturelles ‒ s’inscrivent en fait dans une histoire : elles prennent le sens que les contemporains veulent leur donner, et ce sens pèse largement sur la manière dont les sociétés choisissent ou acceptent de se reconstruire. C’est vrai aujourd’hui, mais ça l’était aussi au Moyen Âge, à une époque où les catastrophes prenaient un tout autre sens.

1333, Florence inondée

En 1333, Florence connaît l’une des plus graves inondations de son histoire. Le chroniqueur Giovanni Villani décrit l’événement : après quatre jours et quatre nuits de pluies, les eaux de l’Arno ont fini par sortir de leur lit, rompre la muraille en amont de la ville, détruire le Ponte Vecchio et toutes les maisons en bordure du fleuve, puis, alors que le niveau de l’eau grimpe toujours, l’eau piégée dans la ville rompt la muraille en aval, et se vide, laissant derrière elle une ville détruite et boueuse.

Anonyme, La grande inondation, 1450-1499.
Wikimédia commons

La catastrophe touche donc une des cités les plus riches d’Europe, une ville de plusieurs dizaines de milliers d’habitants, qui dépendent de l’agriculture, d’une proto-industrialisation, mais aussi du commerce et des premières opérations de banque. Nous y verrions une catastrophe naturelle, ils y voient ‒ eux ‒ une conjonction de facteurs.

Catastrophe, à qui la faute ?

Au Moyen Âge, les catastrophes naturelles ne sont pas perçues comme aujourd’hui. Dans un monde imprégné de religieux, la nature est souvent pensée comme une création de Dieu et les événements naturels qui sortent de l’ordinaire sont parfois interprétés comme des signes divins. Les tremblements de terre, la foudre, les comètes, et même les inondations n’arrivent donc pas sans raison : les hommes et les femmes peuvent y voir une punition ou un avertissement pour leurs fautes.

Le roi de Naples Robert le Sage, qui écrit aux habitants de Florence peu après l’inondation, le dit bien : il aidera la riche ville des marchands, mais il les enjoint aussi, dans un langage tout fleuri d’écritures bibliques, à « apprendre de leurs fautes ». Et la commune de Florence dit presque la même chose lorsque, moins gracieusement, elle refuse une demande d’aide financière des marchands du Ponte Vecchio, sous prétexte que leur sort est le résultat « du jugement divin ». Le premier aide les sinistrés, la seconde s’y refuse, mais dans les deux cas c’est le même langage qui domine : le funeste événement est considéré comme une intervention divine face aux mauvaises actions humaines.

Dieu face au globe, Maître de Jouvenel, Anjou, XVᵉ siècle.
BNF, CC BY

Une catastrophe, plusieurs explications

La religion est donc l’une des clés qui permettent de comprendre la catastrophe. Mais au Moyen Âge, les catastrophes naturelles sont souvent lues de plusieurs manières à la fois, et sans que cela suppose une contradiction. Si les médiévaux sont religieux, ils sont aussi observateurs : jugement divin et causes terrestres ne s’excluent pas.

Giovanni Villani, le chroniqueur, sait bien que les inondations sont fréquentes. Il raconte même que les Florentins les plus âgés sont invités à se prononcer pour savoir laquelle des inondations – de 1303 ou de 1269 – avait été la plus violente. Et ceux-ci, pragmatiques, de répondre que l’inondation de 1303 a sans doute été pire, car la commune a laissé des moulins privés se construire en amont de la ville, sans contrôler l’étendue de leurs barrages. La fin du Moyen Âge est en effet marquée par l’explosion des moulins, à vent, à eau, parfois même à marée. Au point que la concurrence est parfois vive pour implanter sur les fleuves des moulins à eau, surtout aux abords des villes peuplées.

Moulin médiéval, illustration du XIVᵉ siècle.
BNF, CC BY

L’explication des vieux de Florence est donc très rationnelle : ils mettent en cause la mauvaise gestion des intérêts privés. Et pourtant la religion n’est pas exclue. Villani conclut en condamnant la ville imprudente : « À celui qu’il n’aime pas, Dieu fait perdre l’esprit ».

Donner un sens à la communauté

Si les causes religieuses sont importantes pour expliquer la catastrophe, c’est que la religion sert aussi à reconstruire la communauté éprouvée. Pendant chaque catastrophe, on voit des gens prier, dans les jours et les semaines qui suivent, ils participent à des processions et à des messes. Enfin on interdit des comportements jugés comme responsables de la colère divine. Les divertissements et les dépenses somptuaires sont limités, les courtisanes ou les sodomites incriminés, en paroles ou en actes, ce qui rejoue les récits de punitions bibliques, le déluge ou la pluie de feu sur Sodome et Gomorrhe. En écartant des personnes ou des comportements marginaux, les communautés cherchent un bouc émissaire, mais elles veulent aussi se re-raconter leur propre histoire selon un schéma biblique : en donnant un sens à l’évènement, on redonne un sens à la communauté.

Aujourd’hui la religion ne sert plus à comprendre les catastrophes naturelles, et pourtant les sociétés veulent toujours un récit, une histoire qui donne sens aux évènements, et éventuellement confiance dans leur gestion future. C’est pourquoi les présidents étasuniens se déplacent sur les lieux des ouragans pour prendre la parole, et c’est aussi la cause d’une certaine déception face au discours de Trump, qui n’a fait aucune mention du rôle des changements climatiques dans les catastrophes qui s’abattent à répétition sur la région

La politique des histoires

Or ces histoires ne servent pas qu’à rassurer, elles ont un vrai rôle politique. Naomi Klein considère que c’est d’ailleurs cette perte des repères, cette disparition des histoires locales ou imaginées unissant les communautés qui laisse place au « capitalisme du désastre ». La désorientation des gens, leur besoin de parer à l’essentiel, permet d’imposer rapidement des mesures qui, autrement, n’auraient pas été acceptées. Après le tsunami de 2004, ou après Katrina en 2005, de nombreuses régions dévastées ont servi de laboratoire à une libéralisation accélérée, par appropriation des terrains côtiers, ou privatisation des écoles. Dans ce processus, le mot-clé est « rapidement » : il faut aller vite, avant que les personnes éprouvées par la catastrophe ne retrouvent leurs repères, ce qui fait le sens de leur propre histoire.

The ConversationEn faisant un détour par le Moyen Âge, on comprend que la façon dont nous traitons les catastrophes dépend de notre culture, et que les causes multiples ne s’excluent pas. On peut à la fois parer à l’urgence, et s’interroger sur les causes et les conséquences à long terme. L’inondation peut être un moment de perte de sens et de course en avant, ou au contraire un moment où l’on refait communauté, et où l’on retrouve le fil de notre propre histoire.

Pauline Guéna, Doctorante à l’université Paris-Sorbonne, Université Paris-Sorbonne – Sorbonne Universités

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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