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Sicile terre d’accueil, Sicile terre d’écueil ! 3/5

En ce début d’octobre 2013, Lampedusa et sa célèbre plage des Conigli, l’une des plus belles d’Europe, n’est plus désormais qu’un cimetière marin.

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Une barque en provenance du Maghreb échouée sur la côte orientale.

Sous des bâches colorées,  130 hommes et femmes sont alignés sur le sable volcanique : ils ne bronzeront plus jamais ni ne profiteront de la beauté des lieux ! 300 autres immigrés clandestins qui gisent au fond des eaux turquoises sont activement recherchés dans ce qui reste à ce jour comme l’une des plus grandes catastrophes des migrations humaines du XXIème siècle. Dans son édition du 4 octobre, La Repubblica avance les chiffres de 6200 morts dans le détroit sicilien en 10 ans et de 4790 personnes portées disparues ! Le drame en terre de Lampedusa est quotidien et fait remonter à la surface le passé tragique de la Sicile.

En effet, l’horreur est partout, dans l’eau, sur le sable, dans les barques et les hangars : les cercueils font défaut, les moyens aussi. Face à cette ignominie, l’Italie se déchire en interne : c’est la faute du ministre de l’Intégration, Cécile Kyenge, d’origine congolaise, et accuse en externe l’UE de se détourner d’une mécanique humaine qui concerne tous les Européens. Le maire de Lampedusa, Giusi Nicolini, admirable et combative apparaît en pleurs sur toutes les télévisions et en appelle à l’abrogation d’une loi inhumaine : la non-assistance à personnes en danger. Trois bateaux pécheurs se sont déroutés de la catastrophe car faire monter à bord des immigrés est considéré par la loi italienne[1] comme une aide à l’entrée illégale sur le territoire national[2].
Le pape, fils de l’immigration italienne en Argentine, qui s’est rendu sur l’île pour son premier voyage le 7 juillet, crie sa honte à qui veut l’entendre. Frontex ne sert à rien. Oui la honte et l’horreur sont partout. En tous les Siciliens surtout qui n’oublient pas qu’un jour, les leurs aussi, ont été des désespérés risquant la mort pour vivre heureux, trouver un travail, fuir la misère et le paludisme, bravant océans et populations hostiles.

Comme un cruel retour de manivelle, voire une nécessité impérieuse de renvoyer l’ascenseur exigé par d’inaudibles dieux, le Sicilien à son tour doit accueillir des étrangers sur son sol. Broyé dans son être et son identité propre face à ces drames, il demeure impuissant. Lui qui a connu tant de métissages, tant d’envahisseurs, mais aussi tant d’hommes libres venus sur son sol, fait face, sans grand moyen, à une tragédie sans précédent. A son tour d’être juge et partie. A son tour de comprendre que même considéré comme un cul-terreux – les Italiens du Nord appellent avec mépris les Italiens du Sud terroni : gens de la terre, cul-terreux, pieds dans la gadoue –, il demeure, aux yeux des plus pauvres, un riche.
En effet, si en juillet 2013, 9,5 millions d’Italiens sont étiquetés par l’Istat de « pauvres » (15,8% de la population en 2012) et parmi eux de nombreux Siciliens, l’avant-poste occidental que représente la Sicile demeure malgré tout un aimant pour tous les réprouvés de l’Afrique[3]. Les années 1980 s’émurent des boat-people asiatiques, les années 2010 ignorent quant à elles les boat-people africains aux portes de la forteresse Europe[4]. Autre époque, autres mœurs. Regardons Lampedusa par le petit bout de la lorgnette : nous y apercevrons un peu de l’Italie et beaucoup de la Sicile.

Le 3 octobre 2013, la fondation catholique Studio Migrantes a publié avant l’ISTAT ses chiffres officiels – tous repris par la presse nationale – concernant les déplacements migratoires des Italiens. Il convient de rappeler qu’entre 1861 et 1970, 24 millions d’Italiens ont abandonné la mère patrie et ce fait est unique dans l’histoire de l’humanité. Il se poursuit encore aujourd’hui.

En janvier 2013, 4 millions d’Italiens ont quitté l’Italie : 2,3 millions du Sud parmi lesquels, les plus nombreux, les Siciliens avesicilec 687 394 départs. La banque mondiale souligne que les flux sont de plus en plus croisés : Sud vers le Nord, mais aussi pays industrialisés de la vieille Europe vers pays émergents (Asie et Amérique du Sud). Personne n’y échappe. Pas même le père du célèbre écrivain sicilien Leonardo Sciascia ! Pour se libérer du destin tragique de la mine, et à l’instar des wetbacks et autres chicanos qui veulent aujourd’hui obtenir plus rapidement la nationalité américaine ou une green card, Pasquale Sciascia s’est engagé en 1912 dans l’armée américaine pour tutoyer son rêve américain.

La Sicile semble, aujourd’hui encore, n’être qu’une vaste plaque tournante d’arrivées et de départs ; comme si elle ne pouvait pas assumer tous les Siciliens d’où qu’ils viennent. Et tel est le cas depuis presque 150 ans maintenant.

Les vagues s’en reviennent toujours au rivage…

Voyageurs éclairés qui explorez l’île à l’abri des angoisses d’un lendemain plein d’inconnues, vous devez savoir à ce moment précis de votre lecture que la Sicile est une terre à nulle autre pareille tant les métissages ethniques, les mélanges culturels et les zones d’osmose sont importants aujourd’hui encore. Il suffit de rappeler qu’en 1990, à la chute du mur de Berlin, l’arrivée massive de 20 000 Albanais bouleversa l’île ; puis ce fut absorbé et nul ne s’en souvient plus désormais. Vous ne manquerez pas de vous en rendre compte si vous observez les autochtones et leurs visages typés, si vous mangez la nourriture pluri ethnique de l’île, si vous admirez l’architecture et bien d’autres beautés encore. Mais laissez-moi ici vous évoquer quelques-uns des vas-et-viens siciliens qui font de l’île une terre originale dans ses fêlures même les plus contemporaines.

Homère a magnifié les premiers migrants dont le plus célèbre à ce jour demeure Ulysse. Le poète grec a illustré la mécanique grecque de l’essaimage. Chaque Grec, parce qu’il fuyait sa cité en guerre, détruite par les flammes, ravagée par la peste ou la famine, ou simplement épris de liberté, d’aventures et de rêves d’eldorado que lui procurerait la colonisation, s’est embarqué sur une coquille de noix et a arpenté le bassin méditerranéen élargissant toujours plus le rayonnement de son pays. Là où il allait, se trouvait sa maison, oïkos, et là il implantait une cellule de son clan, de ses gênes. Cet essaimage a fait dire aux philosophes du XXème siècle, Gilles Deleuze notamment, que le migrant développait là un rhizome et non pas des racines car les racines, une fois arrachées, meurent…
Cette mécanique, qu’on la qualifie de colonisation ou d’un autre nom, a marqué la culture sicilienne. Les sauts de puces que le Grec faisait jadis le long de son île, d’archipel en îlots, y lassant d’indélébiles traces, le Sicilien les a faits ensuite à son tour : Amérique du Sud, Amérique du Nord, Océanie, Afrique du Nord, Europe : partout il a redéveloppé la technique de l’oïkos perpétuant une mécanique millénaire inscrite dans ses gênes. Là où le Sicilien s’implante, là se trouvent son pays et ses traditions. Si bien que tout naturellement les musées de l’immigration sont nombreux en Sicile. On en dénombre : 7 + 1 actuellement : Giarre, Salina, Ficarra, Savoca, Giarratana, Acquaviva Platani, Santa Ninfa, Canicattini Bagni[5].
Les expositions également. Le 5 juillet 2013, l’association des musées siciliens de l’immigration[6] offrait aux Palermitains et à tous les Siciliens la (re)découverte de l’exposition : « Sicilian Crossing : America and derivied communities » sise sur le Dock 7 du port au dépôt Tirrenia.

Des musées de l’immigration

Cette exposition avait été montrée aux Américains durant six mois au musée d’Ellis Island[7]. Le professeur Saija Marcello, de l’université de Messine, qui coordonne l’ensemble du réseau des musées milite en faveur de la création d’un musée national de l’immigration à Palerme. Cette exposition parmi tant d’autres ici mentionnée est intéressante car elle montre des aspects méconnus de l’immigration : comment les compagnies maritimes distillaient dans l’esprit des Siciliens le rêve américain[8], comment 5000 Siciliens patentés vendaient des billets en faisant miroiter monts et merveilles aux pauvres hères… et touchaient un pourcentage sur les billets vendus. Le prix en 1913 était de 200 lires ; soit 20 000 euros d’aujourd’hui[9] ! Bien entendu, les candidats au rêve ne pouvaient payer le billet et s’endettaient à la sueur de leur front pour un travail qui déjà les attendait en Amérique. Le médiateur était en cheville avec des caisses mutuelles d’aides aux Siciliens, elles-mêmes en cheville avec des banques : un télégramme, une reconnaissance de dette, un emprunt et le tour était joué ! Le médiateur touchait ses 3% et vogue la galère durant sept à huit semaines de voyage en troisième classe et des années de travail pour rembourser le prix du voyage et ses intérêts. L’Eglise était de mèche aussi et l’exposition le rappelle sans détour : son intérêt était de ne pas diviser les communautés, les villages et de lutter contre le protestantisme américain.

Le parallèle est intéressant avec les passeurs d’aujourd’hui qui vendent du rêve aux clandestins à des prix vertigineux, avec les producteurs de fruits et légumes du Sud de l’Europe qui les transforment en esclaves. Oui, si Lampedusa, sous les feux des projecteurs, n’était qu’une Ellis Island, si tout n’était qu’un éternel retour ? Si Lampedusa était une unité plus petite et un microcosme de la Sicile ?

L’écrivain palermitain Roberto Alajmo dans L’arte di annicarsi[10] dresse un parallèle terrible et pourtant si parlant entre la plage des Conigli où une fois l’an des centaines de tortues s’en viennent pondre et les immigrants clandestins. Dix mètres séparent la plage de sable de la mer ; dix mètres durant lesquels les prédateurs de la chaîne alimentaire vont décimer la majeure partie de la ponte des tortues. Des centaines de mètres durant lesquelles des hommes, des femmes et des enfants, vont se noyer, mourir de faim et de soif…

Et que dire de la géniale intuition de l’Arioste (1474-1533) qui dans son Roland furieux, dédie 34 strophes de son chant XLII[11] au combat sanglant entre trois preux chevaliers chrétiens parmi lesquels Roland, neveu de Charlemagne, et trois rois sarrasins sur l’île… de Lampedusa ? L’île en porte la trace avec les noms de Punta cavallo bianco (Pointe du cheval blanc, le cheval de Roland), Aria rossa (aire rouge du nom de l’endroit où le sang fut versé), Torre Orlando (tour de Roland), l’orma di Orlando (l’empreinte de Roland)… Voyageur si vous souhaitez connaître cette histoire et que vos pas vous portent du côté de Palerme alors rendez-vous au théâtre des marionnettes du dernier grand maître Sicilien, Mimmo Cuticchio[12] ; sans oublier de visiter le musée international des marionnettes[13]. Là vous comprendrez pourquoi tout fait écho et l’histoire semble n’être subitement qu’écholalie.

Les guides classiques de voyage emmènent le curieux sur les sites les plus courus de la Sicile. Là, il découvre les empreintes de tous ces peuples qui ont fait de l’île une terre d’accueil, une terre d’écueil : Carthaginois, Phéniciens, Grecs et Romains, Normands et Arabo-berbères, Albanais et Français, Espagnols et Nordiques, Allemands et Anglais… Pour ne pas doublonner et montrer autre chose, nous signalerons ici plusieurs originalités qui elles aussi, à leur manière, racontent les flux migratoires de l’île.
Tout d’abord le musée historique italo-hongrois de Vittoria[14]. Dans un cabanon de ce qui fut autrefois un camp de concentration en 1916 pour les soldats austro-hongrois faits prisonniers dans les Alpes, le visiteur peut découvrir tout ce qui a trait à la Première Guerre mondiale (1915-1918). Mais pas seulement. En effet, il découvre également tous les documents et archives traitant des relations entre l’empire austro-hongrois et l’Italie mais aussi la Sicile ; du Risorgimento en 1860 jusqu’à la fin des empires. Le visiteur découvre également les conditions de vie des prisonniers et leur quotidien dans les fermes et industries locales où ils étaient employés comme main d’œuvre.

Aucun autre endroit au monde…

La Sicile fut terre de captivité de tous ces prisonniers parce qu’elle était éloignée du front des opérations par cinq interminables jours de voyage, parce que l’île était considérée comme une prison façon Alcatraz ou l’île du Diable au bagne de Cayenne. Il y eut ainsi des dizaines de camps de concentration en Sicile : Marsala, Milazzo, Catania, Noto, Sciacca, Cefalù, Casini, Trapani, Favora, Monreale, Misterbianco, Paterno, Pozzallo, Stilo, San Giovanni la Punta, Terrasina. A Vittoria, tout comme à Palerme au cimetière des Rotoli, une plaque funéraire mentionne que du 22 juin 1917 au 28 février 1920 date de la fermeture du camp, 268 prisonniers sont décédés en captivité. Le musée rappelle que certains de ces hommes ne rentrèrent pas au pays et firent souche en épousant les filles du cru.

Il n’existe aucun autre endroit au monde qui a connu autant de civilisations et de colons, qui a autant essaimé et qui, directement ou indirectement, a entraîné des conséquences importantes dans la vie d’un pays et même du monde. Il suffit de rappeler par exemple un épisode moins connu que celui de l’immigration sicilienne vers les Amériques que tant de films et de livres ont déjà montré ; un épisode tout aussi tragique par bien des aspects : celui de la Sainte inquisition.
C’est sous le règne Ferdinand II d’Aragon, dit le Catholique, que l’Inquisition s’implante durablement en Sicile dans la foulée de la Reconquista avec pour vocation d’être un modèle pour le reste de l’Europe. En effet, quelle terre en Europe est plus métissée que l’île, quel pays plus habité par autant de juifs et de musulmans que la Sicile ? Aucun autre ! Là où l’empereur Frédéric II avait instauré une inquisition laxiste vis-à-vis des hérétiques sous forme de taxes perpétuant la tradition d’accueil de l’île et l’esprit éclairé des Normands, le souverain espagnol, envoie quant à lui un grand inquisiteur avec ordre de faire place nette sur l’île.
Nous sommes en 1487. Les inquisiteurs en provenance directe d’Espagne, sans empathie aucune pour une terre de barbares, mettent en coupe réglée la Sicile au moyen d’une quinzaine de tribunaux. Juifs, musulmans, convertis et marranes, furent dépouillés de leurs richesses et envoyés au bûcher après avoir été dûment torturés. La Sicile perdit de riches commerçants, des mécènes, des artisans et artistes… et s’appauvrit au détriment de l’Eglise et de l’Espagne. Il est à retenir également que la Sicile est la région italienne qui a compté le plus de femmes condamnées et portées au bûcher. Le premier procès d’une femme eut lieu à Avola, la capitale des amandes qui produit les dragées les plus prisées du monde (cf. annexes).

La terreur qui s’en suivit sur l’île fut propice à la contre-réforme, aux Jésuites qui débutaient leur carrière et c’est donc tout naturellement que la Sicile connut un regain de religiosité. Ceci explique en partie cela… Voyageur si le sujet vous intéresse, vous vous rendrez à l’Eglise de Saintes Marie des Anges (sic ! ) à Palerme, où sont enterrés dans la chapelle Guadalupe, les inquisiteurs. Cette église abrite par ailleurs les magnifiques stucs du maître Giacomo Serpetta : quand l’art tutoie l’art de torturer.
Et si vous désirez en savoir plus, vous lirez avec étonnement Mort de l’Inquisiteur de Leornardo Sciascia qui raconte, dans une enquête minutieuse, l’histoire vraie du frère Diego la Matina originaire de Racalmuto comme lui. De blâmes en admonestations diverses, d’incarcérations successives en tortures et emprisonnements toujours plus significatifs pour avoir été trop proche du peuple, le frère parvient à briser ses chaînes et à tuer son inquisiteur dans sa cellule : Juan Lopez de Cisneros. Il est le seul de toute l’histoire des suppliciés de l’Inquisition à avoir accompli un tel geste. Sciascia en fait un héros révolutionnaire.
Rendez-vous également alors au Palais Chiaramonte-Steri à Palerme, siège de la Sainte-Inquisition sous lequel se trouvaient les prisons. L’architecture vaut le détour.

L’instinct de survie

Cette idée de prison que constitue toute île, même les Siciliens n’y échappent pas. Cette impression d’enfermement, de claustration, toute insulaire, la porte, dit-on, viscéralement en lui. Et cela est si vrai qu’un dicton extrêmement populaire en langue sicilienne incarne la double idée suivante : prison et horizon bouché ; légitimant ainsi la nécessité de partir sans cesse de l’île. Légitimant aussi cet instinct de survie qui pousse les Siciliens, comme les bébés tortues, vers le grand large. Ce dicton est : « cu nesci arrinesci » ; que l’on traduit ici par : « qui sort, s’en sort ». Malédiction ou commandement, il préside inconsciemment à la destinée des insulaires.

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Le dicton « cu nesci arrinesci » ; que l’on traduit ici par : « qui sort, s’en sort ».

Autre flux migratoire et autre implantation unique : Cosa Nostra ; la mafia. Terme obscur s’il en est dont personne ne connaît avec certitude les origines, la mafia est intéressante ici pour deux raisons. La première d’ordre étymologique. Certains historiens ou linguistes, décriés, font remonter l’origine, à la présence arabe sur l’île : Mà Hias (fanfaronnade) ou mà fi-ha (langue orale : il n’y a pas ou cela n’existe pas), mu’afak (protection des faibles) ou maha (cave en pierres), ou encore maehfil (lieu d’assemblée). D’autres, plus autoritaires, l’attribuent au toscan maffia (pauvreté, misère).
Le Vocabulaire Sicilien[15], qui fait autorité, donne un sens qui retient toute notre attention ici : scepticisme à l’encontre du religieux[16]. Où l’on retrouve l’infernal chaudron d’une culture riche évoqué précédemment. Second sens, mafia implique l’idée de migrations. En effet, on connaît, même si de façon romanesque, l’histoire du rhizome mafieux en terre américaine et les nombreux allers retours qu’il a créés. Recherchés sur le sol américain, les uns venaient se réfugier en Sicile. Recherchés en Italie, les autres partaient se dissimuler dans la communauté siculo-américaine nourrissant les échanges et les fantasmes. Toujours est-il qu’un pont, là encore, a été construit au nom d’une association délictuelle faisant reposer son essence sur des traditions insulaires pluri ethniques.
Qui souhaite plonger dans les racines du mal ou du rhizome mafieux, visitera le Musée de la Mafia inauguré le 11 mai 2010 à Salemi[17]sur une initiative du très controversé Vittorio Sgarbi. Notez au passage que le musée est conçu comme un musée itinérant, forcément, qui voyage dans toute l’Italie durant certaines périodes de l’année. A moins qu’il ne préfère visiter le musée de la mafia américaine à Las Vegas !

Revenons à Lampedusa, cette petite île de 20 km2 et de moins de 5000 habitants, plus proche de la Tunisie (110 km) que de la Sicile (205 km), sans bibliothèque, ni librairie aucune et au cimetière sans plus de places désormais. Elle symbolise la porte de l’Europe pour des pauvres hères et n’est pourtant, en définitive, qu’un viatique pour l’au-delà. L’île où Berlusconi avait promis, plein de morgue et de cynisme, d’acheter une villa pour montrer qu’il interviendrait afin que cessent ces arrivées clandestines, n’oublie pas son histoire. Elle est prise entre le marteau et l’enclume. Comme l’ermite dont parle Matteo Collura dans l’interview accordée dans un autre volet de notre reportage, elle possède deux côtés d’une même pièce : l’accueil et la confrontation.
Les livres d’histoire racontent qu’elle était une zone franche où venaient se ravitailler toutes les flottes, officielles ou non, Phéniciens ou Grecs, Carthaginois ou Romains, pirates mauresques ou croisés, Maltais ou Anglais. Quelquefois elle fut même l’objet de batailles navales et des milliers de marins périrent dans ses eaux ; déjà. Les pièces de monnaie arabes et romaines trouvées en nombre lors de fouilles archéologiques attestent de son attractivité. C’est à cette île que l’on doit le nom de l’écrivain célèbre du Guépard Tomasi di Lampedusa. Ses aïeux la reçurent du roi Charles II d’Espagne en 1630.

Petite digression qui mêle l’écrivain à une autre figure originale de la Sicile : son cousin Lucio Piccolo, baron de Calanovella non loin de Capo d’Orlando[18] à Messine. Fin poète, versé dans l’occultisme, la peinture et la photographie, salué par Eugenio Montale qui l’invita en 1954, les membres de sa famille et lui-même ont construit un cimetière singulier qui vaut le détour, ainsi que la villa-musée[19] proprement dite. Il s’agit du cimetière où tous les chiens que la famille posséda sont enterrés. Tous portent des noms arabes en souvenir des grands noms de l’histoire locale : Bey, Ali, Mamoud, Bey II, Sha, Pascia… et tous reposent non pas sous des croix mais des stèles comme en usent les Musulmans.

C’est encore cette même Lampedusa qui devient colonie pénitentiaire en 1860 et 1940 ; dates de conflits notoires. C’est cette même île enfin qui devient célèbre en 1986 grâce au dictateur libyen Khadafi qui tire deux missiles sur elle. Mais c’est surtout ce grain de beauté qui incarne aujourd’hui l’esprit sicilien d’accueil avec son fameux festival. Le petit morceau de terre à la dérive des sentiments est en effet le jardin secret d’un chanteur de grande notoriété en Italie : Claudio Baglioni.

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Le nom du festival symbolise désormais le combat pour la liberté : O’scià.

Pour sensibiliser le monde au drame des migrants, le chanteur romain qui y possède une villa organise chaque année un festival interculturel. Le nom du festival symbolise désormais le combat pour la liberté : O’scià. En dialecte local, l’expression O’scià qui veut dire : « fiato mio », « o mio respiro[20] » est employée en guise de salut. Le pape François lui-même, lors de sa venue en juillet 2013, a lancé « O’scia ! » aux hommes et femmes que l’on avait parqués dans le centre de rétention de l’île. Aujourd’hui, l’expression est reprise dans un acronyme pour les nécessités de la communication : Odori Suoni Colori d’Isole d’Altomare[21] et le besoin de la création d’une fondation du même nom[22]. Chaque année en septembre, le festival attire durant trois jours de nombreux amateurs de musique et des militants sensibilisés par la cause défendue. Claudio Baglioni a même transposé un concert durant la 4e édition dans le Parlement européen à Bruxelles.
En 2012, pour la Xème édition, parmi de nombreux artistes, on notait la présence de chanteurs à l’engagement sans faille : Pino Daniele, Gigi d’Alessio, Litfiba, Ligabue… Ce festival est également l’occasion de conférences et de réunions où, toujours en 2012, 300 artistes ont fait entendre leurs voix.

C’est au cri de « mammi li turchi !  » que les Siciliens de la côte fuyaient les razzias des barbaresques et des pirates mauresques d’autrefois. Ce cri était un avertissement des guetteurs sur la côte à  l’approche d’un danger. Il signifie : « Maman les Turcs (débarquent) ! ». L’alarme rappelle le danger des pillages, des enlèvements et autres actions de piraterie. La Sicile en connut de l’Antiquité, Cicéron l’atteste dans ses Verrines, à 1830, date de la chute d’Alger et du début de la colonisation française en Algérie. C’est à ce même cri qu’aujourd’hui les habitants de Lampedusa signalent les barques de réfugiés syriens, libyens, marocains et tunisiens qui viennent s’échouer.
Plus de 40.000 clandestins l’année dernière en 2012 sur une île qui compte, rappelons-le, 5 000 habitants ! Chaos et enfers dignes d’un Jérôme Bosch. En mars 2011, en quête de voix pour les présidentielles, Marine Le Pen débarque sur l’île à son tour attirant sur elle toutes les caméras du monde occidental. Si ce n’est le maire d’alors, proche de la Ligue du Nord, aujourd’hui mis en examen, personne ne l’accueille à bras ouverts et ce malgré les difficultés de l’île (fuite des touristes, plus de pêche, tensions). Au contraire, Marine Le Pen affronte une réalité toute autre : la mobilisation des insulaires. « Nous sommes des Arabes » nous aussi crient-ils. Ils ont pris conscience que le problème des flux migratoires se joue ici sur cet avant-poste qu’est devenue leur île.

Une célèbre falaise

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Homère a magnifié les premiers migrants dont le plus célèbre à ce jour demeure Ulysse

Pour conclure, rappelons que sur la côte, proche de Porto Empedocle (AG) qui organise la liaison maritime, se trouve une falaise, classée aussi célèbre que la falaise d’Etretat en France. Il s’agit de la Scala dei Turchi que l’on peut traduire par l’Echelle des Turcs. La falaise blanche présente des ondulations dues à ses strates de calcaire blanc et de marne assimilées à des marches. Les flottes mauresques s’abritaient dans l’anse et les pirates montaient à l’assaut des terres tout simplement en gravissant les escaliers. Les responsables politiques de Realmonte (AG) dont dépend la Scala dei Turchi ont présenté un dossier pour la classer au patrimoine de l’Unesco en 2007.
Il faudrait un annuaire ici pour montrer et démonter combien les liens sont forts entre tous les mondes et la Sicile. Que dire de la Cuba dans la Zisa, de la Palazzina Cinese, toujours à Palerme, de l’éléphant de Balad el-Fil, Catane, du dialecte lombard parlé sur l’île à l’heure où la ligue Lombarde pense incarner le symbole de pureté ?
Il ne suffit pas de rappeler qu’au XIXème siècle, 100 000 siciliens cherchaient en Tunisie du travail et une vie meilleure ; soit 94 % de l’immigration avant départ du XXe siècle pour les Amériques, pour dire tout n’est que réversibilités.

Il ne suffit pas non plus de montrer que la très prisée île de Favignana sur laquelle se rendent de nombreux touristes en aéroglisseur abrite la dernière mattanza de l’île. Que cette danse macabre où les thons sont tués à mains nues tire ses origines d’une superposition de mondes anciens (il suffit de considérer le vocable mattar de l’espagnol, tuer et le mot raïs, de l’arabe, chef qui est celui qui ordonne la mise à mort pour s’en convaincre), pour dire tout n’est qu’échanges. Même si les thons partent au Japon, cette autre île de feu.

Enfin, il ne suffit pas de signaler que le maire de New-York, Rudolf Giuliani,  que le monde entier découvre sur les tours en cendres, le 11 septembre 2011, débuta lors de sa campagne pour les présidentielles américaines son voyage italien par la Sicile et Palerme où il rendit hommage aux deux juges assassinés ; lui né à Brooklyn et dont le père, tenancier d’un casino clandestin, garde du corps d’un caïd mafieux fit de la prison à Sing Sing, pour dire tout n’est que partages. Non il suffit de voyager, de rencontrer, d’apprendre et découvrir sur l’île de Sicile pour dire tout n’est que communions.

Jean-François Patricola

 

[1] Loi édictée par le fasciste Fini et le président de la Ligue lombarde Bossi dite Loi Bossi-Fini en 2002.

[2] On regardera avec grand intérêt le film Terraferma (mars 2012) du cinéaste Emanuele Crialese (auteur par ailleurs de Respiro qui se passe aussi à Lampedusa). Cf lire introduction Cara di Mineo.

[3] Libération avec afp, « L’Italie compte 9,5 millions de pauvres », édition du 17 juillet 2013.

[4] Dans le même temps, l’Australie connaît la même problématique avec les immigrés clandestins philippins et asiatiques qu’elle reconduit, manu militari, dans les 48h dans leur pays d’origine ou en centre de rétention.

[5] Le musée de Canicattini Bagni est la Maison du tissu et la maison de l’émigrant.

[6] www.museisicilianiemigrazione.it Adresse : via Fata Morgana, n°4, 98121 Messine.

[7] Cette exposition a été inaugurée pour la première fois le 3 novembre 2007 à Ellis Island durant 6 mois. Elle a ensuite tourné pour aller à la rencontre d’autres publics : Boston, Long Island, Newark et Miami aux Etats-Unis dans des villes d’immigration et Ragusa en Sicile. Chaque fois, elle s’enrichit de témoignages et d’éléments susceptibles de modifier la scénographie muséale.

[8] Un témoignage significatif d’un candidat au rêve mentionne que le médiateur lui a dit qu’aux Etats-Unis les rues étaient pavées d’or et lorsqu’il arriva sur le sol américain faisant remarquer au trafiquant d’hommes qui l’attendait qu’il n’y avait même pas de simples pavés, celui-ci lui répondit qu’il allait se contenter de les paver avec des pierres lui-même !

[9] Grâce à un document exceptionnel trouvé à bord d’un canot à la dérive, La Stampa en date du 19 avril 2013 dans son article : « Il tariffario degli scafisti », évoque les tarifs suivants pour des Somaliens : traversée du désert 1000 euros, de la mer pour un homme 800 dollars et pour une femme 700 dollars.

[10] Roberto Alajmo, L’arte di annacarsi, GLF Editori Laterza, 2010.

[11] Roland furieux est un poème épique composé de 46 chants et écrit en toscan en 1516. C’est une œuvre majeure de la littérature classique italienne à considérer sur le même plan que l’œuvre de Dante. On peut la définir comme une variation de la Chanson de Roland.

[12] Descendant d’une lignée de conteurs et de maître marionnettiste, Mimmo Cuticchio fait admirer son art à Palerme au Teatro di via Bara all’Olivella ; www.figlidartecuticchio.com Pour le voyageur qui ne peut faire coïncider son séjour avec une de ses représentations, la compagnie de Mimmo Cuticchio se donne en spectacle à Charleville-Maizières lors du festival des marionnettes qui a lieu tous les deux ans dans les Ardennes. On notera ici, heureux hasard, que Mimmo Cuticchio est le personnage principal du film Terraferma évoqué ci-avant.

[13] Museo internazionale delle marionette Antonio Pasqualino, Piazzetta Antonio Pasqualino 5 (trav di Via Butera), 90133 Palermo.

[14] Museo storico italo-ungherese di Vittoria (RG) : Via Garibaldi, n°400, 97019 Vittoria.

[15] Vocabolario Siciliano, Centro di Studi folologici e linguistici siciliani fondato da Giorgio Piccitto e Giovanni Tropea, Catania/Palermo, 1997, volume II, lettres F-M page 580.

[16] Il indique également les sens suivants : bravade, fanfaronnade, arrogance, regroupement de délinquants.

[17] Museo della mafia, Via Francesco d’Aguirre, Salemi (TP).

[18] Le nom de Cap de Roland fut attribué en souvenir du retour de Roland, le neveu de Charlemagne, d’une mission en Palestine et se reposa non loin de Messine. Messine où selon certains historiens fut soigné Miguel Cervantès blessé à la main (il en perdit l’usage) après la bataille de Lepante qui vit s’affronter en 1571 la flotte ottomane à celle des chrétiens de la Sainte-Ligue. Cervantès fut ensuite capturé par un sultan algérois au large de Barcelone.

[19] La fondation du même nom organise des expositions de peintures et des colloques : www.fondazionepiccolo.it

[20] Traduction de l’auteur : « ô mon souffle », « ô ma respiration ».

[21] Traduction de l’auteur : Odeurs Sons Couleur d’Iles de la pleine mer.

[22] http://www.fondazioneoscia.org

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