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Piratage informatique : les dilemmes de Washington face à la Russie

Stéphane Taillat, Ecole Saint-Cyr Coëtquidan

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Le président Trump doit-il sa victoire à la Russie? (Photo credit: Gage Skidmore via Visual Hunt / CC BY-SA)

La séquence est désormais connue. Entre l’automne 2015 et la fin du printemps 2016, une campagne prolongée de piratage a permis d’accéder aux données de la Convention nationale démocrate ainsi que de diverses personnalités américaines. À partir de fin juillet, ces informations ont été divulguées par Wikileaks, semant les doutes sur la candidature de Hillary Clinton. Le 7 octobre, la communauté du renseignement et la sécurité intérieure américaine ont accusé la Russie d’en être à l’origine. Enfin, le 9 décembre dernier, on apprenait que la CIA prêtait au pouvoir russe l’objectif d’avoir voulu favoriser l’élection de Donald Trump.

Cette affaire, digne d’un thriller, suscite des débats passionnés et de fortes interrogations aux États-Unis, mais aussi de l’inquiétude dans plusieurs pays européens. Si les caractères propres du domaine numérique y contribuent, on ne saurait négliger la fascination qu’exerce le pouvoir russe et son Président pour comprendre les défis posés à Washington.

La bataille de « l’attribution »

S’il est peu probable que soient offertes au public des preuves irréfutables sur l’implication de la Russie dans ces piratages, il faut prendre au sérieux les accusations formulées par les agences de renseignement et la Maison-Blanche. L’« attribution » (le fait d’imputer une attaque à un agresseur) doit plutôt être abordée en termes de probabilités. Le choix de nommer un agresseur et de révéler le processus ayant conduit à l’accusation relève de considérations politiques prenant en compte les risques, les enjeux et les bénéfices liés à cette attribution.

En retour, la manière dont la communication est conduite soulève de nouveaux dilemmes tout en étant riche de gains potentiels, notamment en termes de dissuasion. Concernant cette affaire de piratage, de nombreux éléments techniques sont disponibles en source ouverte et la convergence dans l’analyse de plusieurs dizaines de sociétés de sécurité informatique et d’agences de renseignement rend très plausible l’interférence des agences de renseignement russe.

Celle-ci a d’ailleurs été pointée du doigt par le FBI dès l’automne 2015, puis par un rapport de la société Crowdstrike en juin 2016. Mais il a fallu attendre le 7 octobre dernier pour que ce piratage soit officiellement attribué aux services de renseignement de la Fédération de Russie par la communauté du renseignement et le département de la sécurité intérieure.

Cette accusation, formulée à son tour par la Maison-Blanche en décembre, n’équivaut évidemment pas à dire que cette probable action russe a fait élire Donald Trump. Les élections présidentielles américaines sont un processus en soi et, à ce titre, on ne peut en imputer le résultat à une cause unique. Mais intervenant dans un double contexte de polarisation de l’opinion publique et de remise en question des régimes de vérité partagés, l’interférence russe a sans aucun doute participé à semer le doute et à renforcer le récit de l’équipe Trump concernant les compétences de la candidate démocrate.

Les débats concernant les intentions russes occultent le fait que celles-ci ont certainement évolué au cours de l’opération et qu’une action menée en faveur de Trump n’est pas incompatible avec l’intention de saper plus généralement la légitimité du processus électoral américain. D’autre part, les craintes d’un piratage des machines à voter durant l’élection de novembre ne semblent pas s’être concrétisées.

Les risques de l’escalade

Si la dissuasion consiste à faire prendre des risques à l’agresseur (ne pas agir ou alors en subir les conséquences), les actions sous le seuil d’une réponse armée placent ce fardeau sur les épaules de la victime (ne pas répondre ou alors risquer l’escalade), surtout si elles sont clandestines. À ce titre, la réponse américaine a été confrontée à plusieurs dilemmes.

Premier dilemme : le risque de l’escalade interne. Le président Obama s’est personnellement impliqué dans cette affaire bien après les élections. Comme il l’a expliqué lors de sa dernière conférence de presse de fin d’année, il a voulu éviter d’apparaître comme étant partisan. Cela revient à dire qu’il a refusé l’escalade interne qui aurait découlé d’une prise de parole présidentielle prenant fait et cause pour l’un des candidats. D’autant que Donald Trump, lui, n’a pas hésité à nier les rapports des agences de renseignement tout en semblant encourager les hackers russes à dévoiler les mails de Hillary Clinton.

Le président américain a préféré alors privilégier une approche directe vis-à-vis de Vladimir Poutine lors du sommet du G20 de septembre dernier ou par l’envoi d’une note au Kremlin une semaine après les élections.

Barack Obama dans son bureau de la Maison Blanche (en 2010).
Been Buddy Longway/Flickr, CC BY-NC-ND

Deuxième dilemme : le risque d’une escalade avec Poutine. Une réponse à l’interférence russe peut signaler un désir de renforcer une norme que l’on estime avoir été bafouée. Obama a promis des représailles en temps voulu en précisant qu’une partie pourrait être clandestine. Pour le moment semble avoir été privilégiée la dénonciation publique. Néanmoins, il est probable que celle-ci soit reçue à Moscou avec un simple haussement d’épaules. Du reste, la révélation de l’opération au début de l’été semble s’être accompagnée de contre-manœuvres visant à la diversion (Guccifer 2.0) ou à la dissuasion (The Shadow Brokers).

Le risque de dévoiler ses capacités de représailles

Une réponse plus musclée est problématique : d’une part, parce qu’elle risque de dévoiler des capacités qui seraient plus utiles ultérieurement, ensuite parce qu’elle peut très bien enclencher une escalade en fonction des enjeux perçus par les Russes. Dans l’hypothèse d’une action qui ne serait connue que d’eux seuls, la probabilité d’escalade pourrait s’en trouver diminuer sans toutefois contribuer à une dissuasion plus générale.

Plus inquiétant : les États-Unis ont bien signalé leurs capacités de représailles en cas d’interférence plusieurs jours avant le scrutin mais de façon inadaptée. Primo, le Kremlin a indiqué qu’il considérerait toute cyberattaque comme un acte terroriste. D’autre part, les menaces ont peut-être dissuadé le piratage des élections elles-mêmes, mais ne pouvaient plus rien concernant les effets des fuites dues à Wikileaks. Ainsi, le succès obtenu contre la Chine par des menaces de sanctions en septembre 2015 n’est sans doute pas reproductible à court terme.

Vladimir Poutine, plutôt populaire chez les électeurs républicains.
ONU/Flickr, CC BY-NC-ND

Reste la possibilité de dénier tout succès à Vladimir Poutine. C’est certainement l’une des clés permettant de comprendre la remarque de Barack Obama dénigrant la Russie, « ce pays plus faible ». Il peut signifier une certaine frustration, mais aussi la volonté de lever l’effet de sidération qui a frappé les Américains – 37 % des électeurs républicains ayant une opinion plutôt favorable du Président russe.

D’où le souci de rendre publiques des données susceptibles de convaincre les Américains. Cette manœuvre comporte cependant ses propres dilemmes : dévoiler les preuves de l’implication russe se heurte à la polarisation de l’opinion et de la classe politique, tout risquant aussi de révéler des données opérationnelles sensibles. Enfin, le rapport de la communauté du renseignement nécessitera sans doute du temps avant d’être rendu public – ce qui peut potentiellement affaiblir sa portée.

Une légitimité politique intérieure fragilisée

En définitive, Barack Obama a peut-être pris conscience que Donald Trump était la principale victime de cette affaire qui fragilise encore davantage la légitimité déjà bien faible du « président-élu ». D’où l’insistance du président sortant sur le bon déroulement du processus de transition avec son successeur. Néanmoins, l’approche focalisée sur la seule interaction stratégique avec la Russie et sur les seules modalités techniques de la réponse risquent d’occulter la profonde remise en cause de la légitimité intérieure comme internationale du pouvoir politique américain.

Le défi pour les élections à venir en Europe (en France et en Allemagne) consiste à se préparer au mieux à de possibles interférences. Dans ce cadre, le renforcement des aspects techniques de la sécurité n’est qu’un premier pas. Si le pouvoir russe cherche à établir une équivalence entre la Russie et les États démocratiques en discréditant les leaders et les processus électoraux, ce renforcement ne saurait suffire : la profonde division des opinions publiques et la remise en cause des consensus sur les valeurs et normes forment autant d’obstacles à surmonter pour les pays visés.

En outre, la fascination exercée par le retour apparent de Moscou sur la scène internationale peut contribuer au succès de ses manœuvres. Or, la Russie est confrontée à des défis structurels majeurs touchant à la gestion de son territoire, à la cohésion de sa société et à la vitalité de son économie comme de sa démographie. À ce titre, la frustration de ses dirigeants et de ses citoyens doit être prise en compte sans tomber dans le narratif de l’humiliation et de la provocation. Mais, en fin de compte, elle révèle une vulnérabilité partagée avec les Européens : la légitimité politique interne. Sans doute l’un des principaux enjeux de toute cette affaire.

The Conversation

Stéphane Taillat, Enseignant-chercheur, Ecole Saint-Cyr Coëtquidan

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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