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Tour de France ou Black M, peut-on tout faire sur un site de « dark tourism » comme Verdun ?

Sébastien Liarte, Université de Lorraine et Helene Delacour, Université de Lorraine

Tombes et ossuaire de Douaumont

Au cœur des débats actuellement, le concert du rappeur Black M à Verdun en marge des commémorations du 100e anniversaire de cette sinistre bataille est-il souhaitable ? S’agit-il d’une idée louable d’ouverture à la jeunesse et au futur ? D’une insulte à la mémoire des soldats tombés au front ? Ou d’une habile récupération politique de la part de l’extrême droite ?

Depuis la programmation du concert jusqu’à son annulation, les commentaires se sont multipliés, y compris au plus au niveau de l’État puisque que le Président de la République lui-même a apporté son soutien à ce concert. Cependant, un tel malaise était inévitable et seules quelques très rares analyses pointent du doigt le vrai problème : la spécificité du lieu concerné, Verdun.

Du lieu de mémoire au site de dark tourism

Comme le souligne Nicolas Lebourg dans son article dans Slate.fr,

un concert de variétés, quel que soit le chanteur, représente une incompréhension totale de ce qu’est le lieu de mémoire de Verdun.

Toutefois, si certains ont jugé possible un concert de musique sur ce lieu, c’est que Verdun dépasse le cadre d’un lieu de mémoire. En effet, Verdun est un site de dark tourism. Le dark tourism est défini comme

l’acte de voyager et de visiter des sites, attractions et exhibitions dont le thème central tourne autour de la mort, réelle ou recrée, la souffrance ou le macabre (Stone, 2006 : 146).

Ces sites sont qualifiés de sombre (dark) car la mort, le désastre ou encore la souffrance humaine constituent l’une de leurs caractéristiques principales et le thème majeur du site visité.

Stone (2006, 2010) propose une classification de ces sites sur une échelle de gravité nommée dark tourism spectrum, allant des sites les plus sombres comme les camps de concentration aux moins sombres comme le Musée Tussaud à Londres. Cet spectre permet de positionner les sites de dark tourism en fonction de leurs caractéristiques. Parmi elles, deux sont principalement saillantes : les proximités géographique et temporelle avec l’événement dramatique car elles impactent les autres (comme l’infrastructure touristique ou la perception du site en termes d’authenticité) à des degrés divers.

La proximité géographique distingue les lieux de mort et de désastre, c’est-à-dire là où s’est produit l’événement dramatique (le Bataclan), des lieux qui sont seulement associés à cet évènement (le cimetière du Père-Lachaise) et où il est possible de mettre la mort artificielle en exposition comme les trains fantômes par exemple. La proximité temporelle agit, elle, sur l’anxiété et l’empathie des visiteurs par rapport aux victimes.

Parmi cette variété de sites de dark tourism, un retient plus particulièrement notre attention, celui des champs de bataille. Les champs de bataille se situent du côté sombre du spectre de Stone car ils sont, par nature, des lieux de mort. Le potentiel touristique de ces champs fait depuis longtemps l’objet d’un consensus et le tourisme de guerre en général, et plus particulièrement les visites au champ de bataille, suscitent un intérêt croissant.

Parmi les champs de bataille, Verdun est un champ de bataille mythique, avec ses 26 millions d’obus causant la mort de plus de 300 000 personnes et fait 400 000 blessées en moins d’un an (Barcellini, 2009). Par ailleurs, Verdun est le site le mieux préservé de la première guerre mondiale avec ses 1,560 hectares de terrains ravagés témoignant de l’atrocité de cette guerre.

Quelle offre touristique pour un site de dark tourism comme Verdun ?

De la fin de la guerre à aujourd’hui, le site de Verdun a connu différentes orientations touristiques tant du fait de l’évolution des motivations des visiteurs que du type d’offre touristique mise en place. L’observation de ces évolutions permet de comprendre comment Verdun a dépassé le stade de site de mémoire pour devenir un véritable site touristique. Plus précisément, l’évolution s’est faite en quatre périodes.

Durant les premières années (1916-1919), le site connaît une période de tourisme que l’on peut qualifier de « patriotique ». L’enjeu est d’interdire l’accès aux « sombres curieux » attirés par les descriptions apocalyptiques des journaux d’époque. Il s’agit également de justifier le déroulé des interventions militaires et de récolter des fonds pour la reconstruction des villes et villages détruits à travers l’organisation de visites officielles pour les personnalités riches et influentes de l’époque. Ces dernières activités touristiques sont présentées au public comme des actes patriotiques et non comme de la curiosité morbide.

Débute ensuite une période de tourisme de « pèlerinage » (1920-1966). Cette deuxième période poursuit l’orientation antérieure tout en structurant l’offre autour d’un message de recueillement. Une infrastructure d’accueil réduite à son minimum est mise en place afin de préserver l’authenticité perçue (un seul restaurant ouvert en 1936). Ceci est en cohérence avec l’exigence de sobriété qui accompagne le pèlerinage et ce, tout en encourageant massivement les visites (plus d’un million de visiteurs). L’exploitation du site est strictement encadrée par l’État et les associations d’anciens combattants qui en deviennent les opérateurs et gestionnaires.

Dans l’ossuaire de Douaumont.
spaztacular/Flickr, CC BY

Tourisme de mémoire ou tourisme de divertissement ?

Lors de la troisième période (1967-1995), le site devenant moins sombre, une nouvelle forme de tourisme apparaît, le tourisme de « mémoire » accompagnée d’une évolution en termes de structuration de l’offre. Cette évolution s’explique surtout par la distance temporelle par rapport à l’événement originel, l’affaiblissement de la ferveur des débuts, la mort de nombreux anciens combattants ainsi que la disparition progressive de certains attributs sombres du site comme les traces de guerre. L’offre devient alors marquée par une volonté de lutte contre l’oubli qui ne la quittera plus.

Ce devoir mémoire va se traduire par une approche qui se veut davantage éducative, pédagogique et plus proche du visiteur. Dans cette lignée, le Mémorial de Verdun sera construit en 1967. Au début des années quatre-vingt-dix, de nombreuses nouvelles associations de bénévoles se développent. Leurs initiatives, avec l’aval des autorités en charge de la gestion du champ de bataille, conduisent à valoriser différents secteurs du site, à reconstituer des tranchées, des bivouacs et à proposer aux visiteurs de les guider.

La quatrième et dernière période (1996-) avec l’approche de la célébration du centenaire se traduit par une forte mobilisation des parties prenantes autour de la modernisation du site : accessibilité, hébergement, information, mise en réseau, accueil, sécurité, politique tarifaire. Cette mobilisation est également motivée par la concurrence d’autres territoires de la Grande Guerre, par exemple la bataille de la Somme, et une fréquentation du site en baisse. Dans cette logique, le site poursuit sa transformation en rénovant, par exemple, le mémorial de Verdun afin de devenir un complexe touristique de niveau international.

En parallèle, deux nouvelles orientations de l’offre sont identifiées et peuvent être qualifiées de tourisme de divertissement, ce qui crée des tensions non encore résolues entre les différents protagonistes. Tout d’abord, l’événementiel commence à se structurer autour de la ville de Verdun qui n’est pas le lieu du champ de bataille, pour attirer le grand public. À la sortie de la ville, un spectacle mettant en scène une fresque historique son et lumière de la Grande Guerre connaît depuis sa création en 1996 un immense succès avec plus de 20 000 spectateurs chaque année. Ensuite, un tourisme vert s’est fortement développé. Il se traduit par la labellisation en 2014 de la forêt de Verdun comme forêt d’exception.

Jusqu’où est-il possible d’aller en termes d’offre pour les sites de dark tourism ?

Compte tenu de la disparité des sites de dark tourism, il est impossible de tracer une limite claire de ce qui est tolérable ou non, par avance, sur chaque site de ce type. La limite se dessine généralement a posteriori au fil des controverses que connaissent inexorablement tous les sites de dark tourism.

Que cela soit l’ouverture d’un restaurant McDonald’s a proximité du camp de concentration d’Auschwitz, la réalisation de selfies par certains touristes devant la maison d’Anne Franck, l’ouverture de la boutique de souvenirs du mémorial du 11 septembre à New York ou encore le concert de Johnny Halliday place de la République en hommage aux victimes des attentats de janvier et novembre 2015, l’actualité nous rappelle régulièrement qu’il existe des lieux où tout n’est pas réalisable, ou du moins, sans certaines précautions. L’œuvre du temps, en rendant les sites moins sombres du fait de l’éloignement temporel des évènements liés à la mort, permet des évolutions concernant les fonctions des sites et l’offre qui peut y être associée.

L’histoire du site du Verdun témoigne de ces changements majeurs. Toutefois, il s’agit toujours de sites sensibles auxquels il est nécessaire d’accorder une attention particulière. Pour commémorer le 100ème anniversaire mais aussi accroître de potentielles retombées économiques, la 7ème étape du Tour de France 2014 est passée, avec sa caravane publicitaire, devant l’Ossuaire de Douaumont. Toutefois, la caravane publicitaire est passée en silence et sans distribuer de cadeaux sur 12 kilomètres, par respect du lieu.

Qu’on le veuille ou non, Verdun est, aujourd’hui, un site de tourisme. Il comprend une dimension de pèlerinage, de patriotisme, de mémoire et… de divertissement ! À ce titre, un concert de Black M n’est ni une bonne, ni une mauvaise idée. En revanche, il est nécessaire de penser cette possibilité dans un dispositif d’offre spécifique aux sites de dark tourism dont les travaux académiques s’y intéressant peuvent apporter des réponses aux décideurs publics et ainsi, leur permettre de sortir d’un débat stérile entre supposés « fascistes réactionnaires » et « traitres à la patrie ».

The Conversation

Sébastien Liarte, Professeur des Universités en Sciences de Gestion, Université de Lorraine et Helene Delacour, Professeur en sciences de gestion, Université de Lorraine

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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