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Les robots sont-ils les chirurgiens de demain ?

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Opération chirurgicale réalisée sur un patient avec le système robotisé Da Vinci.
Shutterstock

Estelle Saget, The Conversation

Le chirurgien exerce aujourd’hui un métier hyper technologique, au point qu’il peut se retrouver à commander le bras articulé d’un robot effectuant les gestes à sa place. S’agit-il d’un progrès ?

Philippe Hubinois : Le robot n’effectue pas les gestes du chirurgien à sa place. C’est le chirurgien qui dirige les bras du robot. Deux doigts de chacune de ses deux mains manipulent des sticks, c’est-à-dire des manettes, qui commandent directement les mouvements des bras du robot porteurs des instruments chirurgicaux. Il s’agit donc, en réalité, d’un dispositif « démultiplicateur » des gestes du chirurgien, qui supprime tout tremblement, si infime soit-il, permet de réaliser des sutures dans des positions très inconfortables, voire impossibles pour les mains humaines. Le robot possède sept degrés de liberté, quand le poignet humain n’en possède que trois. Le dispositif permet de zoomer et dézoomer, donc d’agrandir considérablement les détails opératoires, pour une meilleure précision du geste.

Il s’agit d’un progrès qu’il faut cependant nuancer, car le toucher direct des organes par le doigts du chirurgien devient impossible. Il est remplacé par un dispositif haptique, c’est-à-dire un ressenti artificiel avec retour de force, infiniment moins sensible.

Alain-Charles Masquelet : Il faut commencer, me semble-t-il, par dissiper un possible malentendu. Ce que nous appelons robot chirurgical n’a rien à voir avec l’idée fantasmée d’une machine humanoïde qui réaliserait des actes opératoires à la place du chirurgien. L’expression correcte est d’ailleurs « chirurgie assistée par robot ». Robot vient du mot tchèque robota qui signifie travail pénible, ou labeur. Il traduit bien le souci de l’humain de confier des tâches difficiles ou rebutantes à une machine.

On peut considérer plusieurs sortes de robots selon leur degré d’automatisation ou d’autonomie. Au stade le moins élevé, on trouve le robot qu’il faut activer en permanence par un geste humain. Il ne possède aucune autonomie et n’offre aucun caractère automatique. C’est dans cette catégorie que s’inscrit le « robot chirurgical » le plus utilisé, le Da Vinci. Ce type de robot est une forme amplifiée de la main du chirurgien. Il potentialise son geste. Je ne vois pas de différence de nature, mais seulement une différence de degré, entre la couturière qui tient l’aiguille entre le pouce et l’index, le chirurgien qui fait usage d’un porte aiguille – qui est déjà une amplification de sa main – et le robot Da Vinci, entièrement dirigé par la main humaine.

Dans certaines spécialités médicales, on a affaire à des robots qui réalisent automatiquement un geste selon un programme préétabli. Un exemple, parmi les interventions sur le cerveau, est la descente « robotisée » de l’électrode de stimulation cérébrale profonde, pour le traitement de la maladie de Parkinson.

Dans la catégorie supérieure de robots, on trouve le robot autonome, gouverné par des algorithmes qui permettent de faire face à des situations avec des imprévus, comme la voiture circulant sans conducteur. Nous n’en sommes pas à ce stade en chirurgie.

Le robot chirurgical apporte indiscutablement une série d’améliorations, comme la vision en trois dimensions qu’on n’a pas avec un endoscope et surtout la précision du geste, grâce à la miniaturisation des instruments et la suppression de tout tremblement.

A priori, le robot n’offre pas un avantage décisif par rapport à un chirurgien expérimenté, sauf dans certaines situations particulières dont nous reparlerons.

Les robots peuvent-ils réaliser des prouesses que les chirurgiens ne peuvent pas faire ?

Alain-Charles Masquelet : Dans un certain sens oui, notamment dans les régions de notre anatomie dont l’accès est difficile. Les bras robotiques sont plus minces que l’avant-bras du chirurgien et l’instrument terminal, beaucoup moins encombrant que la main. Un bon exemple est celui des tumeurs de la paroi postérieure de l’oropharynx, la partie du pharynx située en arrière de la bouche. On ne peut pas les aborder en chirurgie traditionnelle sans réaliser préalablement une section de la lèvre inférieure et une ostéotomie de la mâchoire inférieure, des interventions qui ne sont pas légères. Le robot à bras articulés, type Da Vinci, permet de retirer la tumeur sans rien toucher, en passant simplement par la bouche dans laquelle les quatre bras peuvent pénétrer.

Philippe Hubinois : La possibilité de coupler la robotisation avec l’usage de la « réalité virtuelle augmentée » permet, en effet, de réaliser des prouesses. On peut ainsi projeter en cours d’opération l’anatomie interne de l’organe plein d’un patient comme le foie ou le pancréas. Son anatomie a été reconstituée avant l’intervention à partir des examens complémentaires effectués par le patient. Cette technique permet de préserver au mieux les vaisseaux et les nerfs. On peut en particulier enlever une tumeur en épargnant un maximum de tissu sain autour, ce qui est capital pour l’état futur du patient. La marge de progression est encore très importante dans ce domaine.

Les fabricants affirment que l’utilisation de systèmes robotisés pour les opérations entraîne moins de complications chez les patients et des durées d’hospitalisation moins longues. Cela est-il confirmé par les études scientifiques ?

Alain-Charles Masquelet : À ma connaissance il n’y a pas d’étude rigoureuse ayant tranché en faveur du robot. Un article paru en 2014 dans la revue The Lancet soulignait que le bénéfice du robot était indiscutable pour le chirurgien en termes de précision et de confort. Par contre, le bénéfice pour le patient restait à démontrer en raison de l’absence d’essais comparatifs entre chirurgie traditionnelle et chirurgie assistée par robot.

Les spécialistes, notamment les urologues, s’accordent à dire qu’il n’y a pas de différence, en termes de résultats, entre la chirurgie assistée par robot et la chirurgie réalisée par un opérateur expérimenté.

L’un des aspects regrettables de l’évolution actuelle des techniques chirurgicales est l’extension abusive des cas dans lesquels la chirurgie assistée par robot est proposée. Ce phénomène résulte d’un marketing agressif des fabricants. Plus globalement, il pose le problème de la formation des futurs chirurgiens. En effet, une formation spécifique à la chirurgie assistée par robot est nécessaire. De plus, la maîtrise du dispositif exige une pratique régulière. On voit ainsi poindre une menace pour l’acquisition des gestes traditionnels qui restent, malgré tout, le quotidien du chirurgien.

La tentation de basculer dans le tout robot existe, mais il ne faut pas méconnaître les inconvénients du robot : le coût initial du dispositif (2 millions d’euros), le coût de sa maintenance (200 000 euros par an), le coût du consommable (2 000 euros par intervention), l’entrainement des équipes, la durée de mise en place… sans compter le risque de panne technique !

Philippe Hubinois : Il est impossible aujourd’hui d’affirmer, au vu des études bibliographiques, qu’il y aurait une supériorité indéniable du chirurgien équipé d’un robot sur celui qui ne l’est pas. Moins de complications avec les systèmes robotisés et des durées d’hospitalisation plus courtes, les deux assertions sont liées. Moins il y a de complications, plus la durée moyenne d’hospitalisation pour un type donné d’intervention est courte. En réalité, les résultats espérés avec la robotisation dépendent de deux choses : d’abord de la qualité intrinsèque du chirurgien, qui dirige les bras du robot (talent naturel, qualité de la formation), ensuite de l’aboutissement technologique du système robotisé, les progrès dans ce domaine étant constants.

Et demain, peut-on imaginer que des robots opèrent seuls les patients ?

Alain-Charles Masquelet : Vous voulez dire des robots parfaitement autonomes ? C’est sans doute là que se situe la vraie rupture technologique, car un tel robot résulterait du couplage entre la machine et l’intelligence artificielle. C’est concevable pour des situations opératoires standardisées. Mais alors, pourquoi dans ces conditions utiliser un robot dont la seule mise en place exige, déjà, du temps et de l’énergie ?

Par ailleurs nombreuses sont les situations où il est difficile d’imaginer qu’un robot puisse opérer seul un patient. C’est le cas en traumatologie, où les situations sont toujours singulières. De toute façon, l’intelligence artificielle a ses limites, quoi qu’on en dise, même avec l’arsenal sophistiqué relevant du machine learning. Quid en effet de l’initiative d’un robot face à une variation anatomique propre au patient ? Le chirurgien expérimenté, lui, pourra en tirer profit pour simplifier l’opération et être plus efficace. C’est dans cet énoncé, me semble-t-il, que réside la distinction entre le faire et l’agir. Le travail d’un robot autonome ne sera jamais que de l’ordre du faire dans la mesure où il exécute un programme, quand bien même celui-ci offre une latitude importante pour résoudre des problèmes imprévus. En revanche, la tâche du chirurgien est de l’ordre de l’agir. L’agir implique de prendre en permanence des initiatives, c’est-à-dire de construire l’opération au fur et à mesure que celle-ci se déroule. Je ne parviens pas à concevoir qu’un robot puisse agir au sens qui vient d’être exposé. En tout état de cause, il faut maintenir l’humain dans la boucle de l’hypertechnologisation, ne serait-ce que pour qu’il puisse, le cas échéant, désactiver le dispositif.

Philippe Hubinois : Rien ne permet d’écarter l’idée d’un robot opérant seul, dans un avenir très lointain. On peut d’ailleurs faire remarquer qu’il existe déjà des systèmes expérimentaux de suture de l’intestin sur l’animal, indépendant de l’action humaine.

Pour des procédures parfaitement « réglées », un système robotisé fonctionnant seul pourrait en théorie aboutir à réaliser la tâche chirurgicale demandée. Mais la chirurgie s’applique à des êtres vivants, tous différents : elle n’est de ce fait jamais parfaitement prévisible. De plus elle est réalisée chez un patient endormi, plongé dans un « coma artificiel » qui n’est pas sans conséquence et dont la durée doit être calculée au plus juste. S’agissant d’une relation de soins, les liens interhumains restent capitaux. Il paraît en l’état impossible d’imaginer qu’un être humain ne soit pas présent quand un robot opérerait seul, ne serait-ce que pour pouvoir « reprendre la main » si une difficulté se présente.


The ConversationAlain-Charles Masquelet et Philippe Hubinois sont intervenus au séminaire de recherche « Que vaut le corps humain ? Médecine et valeur du corps » du Collège des Bernardins.

Estelle Saget, Cheffe de rubrique Santé + Médecine, The Conversation

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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