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Francs-maçons dehors ! Quand le nouveau gouvernement italien se débarrasse des loges

L'avocat Giuseppe Conte, nommé à la présidence du conseil italien le 24 mai, (capture Euronews)
L’avocat Giuseppe Conte, nommé à la présidence du conseil italien le 24 mai, (capture Euronews)

Stéphane François, École pratique des hautes études (EPHE) et Guillaume Origoni, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

La coalition du Mouvement 5 étoiles, populiste, et de la Ligue, anciennement Ligue du Nord et d’extrême droite, gouvernant aujourd’hui l’Italie, a décidé dans son programme publié le vendredi 18 mai 2018, d’interdire aux francs-maçons de faire partie du gouvernement.

Cette interdiction renvoie, pour les francs-maçons italiens, au souvenir des lois antimaçonniques du régime fasciste, promulguées le 13 février 1923, qui visait à l’époque à les exclure du gouvernement et de la vie civile de toute activité politique.

Extrait du « programme » en italien.

Unification italienne

Les relations ambiguës entre les droites, voire les extrêmes droites, et les francs-maçons remontent aux années précédant à la création de l’Italie en tant qu’État-nation en 1871.

À cette époque, pour une très large part, les francs-maçons italiens étaient « garibaldiens » du nom du général Giuseppe Garibaldi, considéré comme le père de l’unification italienne et lui-même franc-maçon. En effet, ils soutinrent à la fois la création de l’Italie en tant qu’État-nation et l’annexion des États de l’Église, qui occupaient une large part de l’Italie centrale (ils comprennent les actuelles Emilie-Romagne, Marche, Ombrie et Latium.

Carte postale représentant Giuseppe Garibaldi, (1808-1882), à Naples, 1861.
Library of Congress

Les francs-maçons italiens étaient aussi pour beaucoup, comme en France, des anticléricaux. Mais, ils n’étaient pas forcément positionnés à gauche sur l’échiquier politique. L’origine de cet élitisme est lié à sa sociologie initiale et une histoire qui remonte au moins au XVIIIe siècle.

Des loges proches du pouvoir

À cette époque, dans le royaume de Naples, les loges étaient principalement des loges militaires, composés de mercenaires à la solde de la monarchie. Par la suite, comme dans le reste de l’Europe d’ailleurs, la sociologie des loges était plutôt élitiste, composée d’aristocrates et de hauts prélats.

La volonté d’unifier la péninsule italienne au XIXe siècle, le Risorgimento, se diffusa dans les loges qui devinrent assez rapidement nationalistes (dans le sens d’un nationalisme d’existence). La franc-maçonnerie devint alors un acteur de la vie politique italienne. Son âge d’or se situe ainsi au tournant des XIXe et XXe siècles : en 1900, tous les membres du conseil communal de Rome sont francs-maçons. Ils dominent aussi largement les chambres parlementaires. À la même époque, il y avait dans toute la péninsule, environ 500 loges et 20 000 maçons.

Ces loges italiennes, peu organisées, étaient aussi assez marquées par les pratiques irrégulières, illégitimes, c’est-à-dire ne respectant pas les pratiques de la franc-maçonnerie anglaise et de ce fait n’ayant pas obtenu une patente de la Grande Loge Unie d’Angleterre, à l’origine de la franc-maçonnerie.

Elles étaient aussi marquées par l’ésotérisme, ayant par exemple recours aux rites dits de Memphis-Misraïm, nés de spéculations ésotériques et maçonniques aux XVIIIe et XIXe siècles. Garibaldi en était l’un des initiés.

Exposé de France Culture sur les rites de Memphis-Misraïm.

Indulgence pour les fascistes

Dans l’immédiat après-guerre, l’instituteur socialiste Benito Mussolini fonde en 1919 les Fasci Italiani di combattimento, Faisceaux italiens de combat, plus connu sous le nom de fascisme. Certains francs-maçons voient d’un œil indulgent l’arrivée de ce mouvement violent d’extrême droite au discours irrédentiste. Cette indulgence résiste à l’interdiction des Loges en 1923, peu après sa marche sur Rome de 1922 et sa prise effective du pouvoir.

Les chemises noires marchent sur Rome le 31 octobre 1922, ici devant le palais du Quirinal, alors résidence royale.
Archeologo/Wikimedia

Cette interdiction n’est pas propre au fascisme : l’URSS naissante l’avait également promulguée et il était interdit aux militants communistes d’être francs-maçons. Une phase plus radicale est franchie le 25 septembre 1925, lorsque des francs-maçons furent l’objet d’une littérale chasse à l’homme dans les rues de Florence. Certains furent tués, les autres internés à Lipari et les loges détruites. Le Grand Maître Torrigiani décida alors la dissolution des loges de l’obédience « Palazzo Giustiniani », marquée à gauche, avant d’être lui-même interné. Les francs-maçons les plus à droite restèrent favorables au régime fasciste jusqu’aux Accords du Latran de 1929, signés entre le Saint-Siège et le régime fasciste confirmant le catholicisme comme seule religion de l’État italien.

Malgré ce contexte tendu, certains francs-maçons célèbres, comme Arthuro Reghini ou Guido de Giorgio restèrent favorable au fascisme. À partir de ce moment, la franc-maçonnerie italienne se met en sommeil. Elle ne réapparaîtra qu’après la Seconde Guerre mondiale, exsangue.

Années de plomb et loges autoritaires

C’est ainsi que naît en 1944 la Loge P2, de son vrai nom « Propaganda massonnica 2 » pour initier et surtout accueillir, sur le modèle de l’ancienne loge « Propaganda massonica » (fondée en 1877), des personnalités politiques et des élites – économiques ou culturelles. l’objectif était de reconstruire une franc-maçonnerie exsangue. Jusqu’à la fin des années 1960, elle remplit son rôle, vivotant. À compter de la fin des années 1960, le patronat, dominant dans la loge, voit arriver de nouveaux membres issus de l’armée et des services de renseignement. Tous sont foncièrement anticommunistes.

Nous sommes alors dans l’Italie des années de plomb et du terrorisme, tant d’extrême gauche que d’extrême droite. Or des membres de la loge, qui comprenaient 962 personnes, tendaient vers l’extrême droite, favorables à la mise en place d’un régime autoritaire.

La liste rendue publique comptait par ailleurs nombre de personnalités italiennes. On pense ainsi à Roberto Calvi président du Banco ambrosianno (retrouvé pendu sous un pont londonien en 1982), Michele Sindona (le banquier de Cosa Nostra, empoisonné en prison en 1986), des directeurs de journaux dont celui de Il Corriere della sera, les chefs d’État Majors de la marine, de l’air, des officiers des carabiniers, le directeur du SISMI (le service de renseignement militaire), des officiers de renseignement, des présentateurs TV et évidement des industriels comme Silvio Berlusconi (numéro d’adhésion 625).

Les portes de la loge s’ouvrirent alors aux néofascistes et aux mafieux. Dans les années 1970, les francs-maçons de la loge P2 réfléchirent à une réforme de la société, en particulier à une purge de celle-ci des militants et des intellectuels d’extrême gauche. Ce projet est connu sous le nom de « schéma R ».

Un scandale sur plus de 20 ans

En 1981, les velléités autoritaires et totalitaires de la loge sont découvertes, le complot mis à jour. Cela a déclenché a un énorme scandale dans la péninsule lorsque les 962 noms des membres furent rendus public.

La découverte du plan de subversion de la démocratie conduit par la loge et par son Vénérable Maître, Licio Gelli, a fait l’objet de plusieurs procès et d’une enquête parlementaire présidée par la sénatrice démocrate-chrétienne Tina Anselmi.

Documentaire d’Emmanuel Amara, France 5, 2011.

Ce projet de subversion violente a nourri les fantasmes complotistes les plus divers, non seulement à l’égard des francs-maçons en Italie, mais aussi en ce qui concerne les stratégies américaines, fantasmées ou réelles, de contre-subversion anti-communiste dans le cadre du Stay Behind, c’est-à-dire à la création illégale attribuée, parfois à tort, à l’OTAN dès le début de la Guerre froide, de groupes paramilitaires visant à combattre par l’arrière une occupation de l’Europe occidentale par les forces du Pacte de Varsovie. En Italie, il s’agissait du réseau Gladio.

Ainsi, on prête à la loge P2 une implication dans l’ensemble des actes de violence terroristes en Italie, de l’attentat de Piazza Fontana en 1969 jusqu’à celui de la gare de Bologne en 1980, sans compter sa possible implication dans les multiples planifications de coups d’État jusqu’en 1970, dont celui du Commandant Borghese à la tête des commandos mussoliniens de la decima Mas. Le Commandant Junio Valerio Borghese est un militant fasciste référent dans l’Italie des années de plomb. Il meurt en Espagne en 1974 dans des circonstances qui restent aujourd’hui toujours incertaines.

Si l’implication de la loge dans le réseau Gladio n’est pas prouvée, son caractère ultra-atlantiste l’est : il s’agissait, selon les membres de la commission d’enquête parlementaire sur la P2, de défendre les valeurs de l’Occident de la subversion marxiste.

La loge fut dissoute, son Vénérable fut exclu de la maçonnerie, mais cela a sali la réputation de la franc-maçonnerie italienne durant de longues années, en plus du scandale politique et l’histoire a défrayé la chronique judiciaire jusqu’à la fin des années 1990-2000.

Crise de confiance

L’histoire de la loge P2 est devenue une blessure profonde dans l’histoire maçonnique et politique de la première République italienne.

Plus de trente après la découverte du scandale : les loges inspirent encore de la défiance parmi la population et les partis populistes et n’ont pas retrouvé leur faste passé.

Il y a peu, la P2 était encore évoquée par la commission d’enquête parlementaire sur la séquestration et la mort d’Aldo Moro, homme d’État, Président de la Démocratie chrétienne et artisan du rapprochement avec le Parti communiste italien, alors deuxième force politique de la péninsule.

L’affaire Aldo Moro, archives INA.

Il fut assassiné par les Brigades rouges le 9 mai 1978 après 55 jours de captivité qui ébranlèrent la stabilité institutionnelle italienne.

The ConversationL’antimaçonnisme virulent que l’on observe ainsi aujourd’hui est en partie conséquence de cette histoire, et ce, en dépit du fait que la loge P2 était proche des mouvements fascisants.

Stéphane François, Politiste, historien des idées, chercheur associé, École pratique des hautes études (EPHE) et Guillaume Origoni, Doctorant en histoire, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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