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Perdre l’odorat, un handicap négligé mais non négligeable

Sylvain Colombero, Grenoble École de Management (GEM)

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Sentir ou ne plus sentir? (Photo credit: Pao Cardona via Visual hunt / CC BY-ND)

Vous vous souvenez sans doute de Louis de Funès dans son film culte L’Aile ou la cuisse, en 1976. Il incarnait un éminent critique gastronomique dans l’incapacité d’exercer son métier après avoir perdu aussi bien le goût que l’odorat. Maintenant, tentez de vous imaginer incapable de détecter l’odeur du brûlé ou celle d’une fuite de gaz, incapable de sentir votre propre odeur et celle de votre petit(e) ami(e) ? Vous voilà inquiet. Ou alors déboussolé. Vous êtes, en fait, dans la peau d’une personne touchée par l’anosmie, c’est-à-dire dépourvue d’odorat, un handicap invisible et méconnu.

L’anosmie peut se manifester dès la naissance, ou bien survenir à l’occasion d’une autre pathologie. Elle se définit comme une déficience sensorielle entraînant la perte totale de l’odorat – une perte partielle de ce sens étant qualifiée d’hyposmie. La perte de l’odorat peut paraître anodine, comparée par exemple à la perte de la vue ou de l’ouïe. Il n’en est rien. L’absence de capacités olfactives complique les relations aux autres et pousse à l’isolement, entraînant souvent une désocialisation. Comment s’engager dans une relation avec quelqu’un que l’on ne peut pas « sentir », au sens premier du terme ? En fait, l’anosmie affecte profondément la vie quotidienne des personnes atteintes, au point que certaines ne sortent plus de chez elles. La maladie accroît le niveau de stress, augmente le sentiment de vulnérabilité physique et d’anxiété sociale.

On peut estimer la proportion de personnes touchées par l’anosmie ou l’hyposmie en France à 5 % de la population, en se référant aux données publiées en 2014 pour la Grande-Bretagne. Parmi celles-ci, 57 % souffrent d’isolement et 54 % éprouvent des difficultés relationnelles. Plus sérieux encore, on compte 43 % d’anosmiques dépressifs, 45 % de fortement anxieux et 92 % qui présentent des troubles alimentaires, comme l’anorexie mentale. Et pourtant, en dépit de ces effets induits importants, la maladie demeure aujourd’hui largement ignorée.

Plus fréquent avec l’âge

Ainsi, il n’existe pour l’instant ni diagnostic fiable ni traitement pertinent. Et un petit nombre de médecins ORL seulement s’intéressent à cette pathologie. Les anosmiques se sentent à juste titre abandonnés car leur handicap n’est pas reconnu comme tel, alors qu’il provoque une forte détérioration de leur qualité de vie. Or l’anosmie pourrait devenir rapidement un problème important à l’échelle de la société, avec le vieillissement de la population. En effet, ce symptôme accompagne souvent les pathologies neurodégénératives, comme la maladie d’Alzheimer ou Parkinson. Plus fréquente à mesure qu’on avance en âge, l’anosmie ou l’hyposmie affectent 10 % des personnes jeunes et 40 % des personnes âgées selon une étude publiée en 2015.

Notre équipe à Grenoble École de Management s’intéresse à l’anosmie, et cela surprend souvent nos interlocuteurs. Il ne s’agit pas, pour nous, de lancer une action caritative, mais bien d’ouvrir un champ d’investigation nouveau dans notre discipline, la recherche en sciences de gestion. Selon nous, l’une des missions des écoles de management est de contribuer à l’amélioration de la société en formant les futurs acteurs socio-économiques pour qu’ils conçoivent et développent des activités et des organisations responsables. Créer un monde meilleur peut prendre plusieurs formes et se pencher sur le bien-être des personnes souffrant de maladies rares en est une.

Plus concrètement, notre objectif est de mettre à la portée des patients anosmiques des outils leur permettant de mieux vivre. Nous souhaitons réfléchir aux moyens de rendre disponibles des traitements ou des prothèses remplaçant l’odorat à des prix raisonnables, penser des modes d’actions collectives efficaces pour promouvoir la reconnaissance de ce handicap invisible. Autant de sujets relevant de la compétence de chercheurs en management qui, comme nous, s’attachent à donner corps à cet apparent paradoxe : rendre visible l’invisible.

La première association de patients

Avant d’être caractérisé, un phénomène doit d’abord être tangible et mesurable. Jusqu’à une période récente, il existait peu de données et il aura fallu attendre juillet 2015 pour voir se constituer la première association de patients atteints d’anosmie, l’Association Française pour l’Anosmie et l’Agueusie (AFAA), ou SOS-Anosmie. Association avec laquelle notre équipe échange désormais et dont nous avons rencontré les membres le 22 octobre, à Marseille, lors de leur dernière journée de « rencontres ».

Les nouvelles technologies connectées promettent la création d’un nez électronique universel. On peut donc imaginer qu’une prothèse pourrait être bientôt développée, autorisant de fait les médecins à diagnostiquer plus largement l’anosmie et la société, à mieux considérer et appréhender cette pathologie. L’innovation technologique est une condition au progrès social, cependant elle n’est pas suffisante. C’est aux futurs managers de s’en emparer pour la rendre accessible et utile aux intéressés. Le défi consiste à satisfaire simultanément la juste rémunération de l’innovation et le besoin des anosmiques pour une assistance fiable et peu onéreuse. Le progrès technologique, d’accord. Mais pour quels usages ? Et sur la base de quels modèles économiques ?

Penser qu’une seule et même technologie remplaçant l’odorat conviendra pour tous est illusoire. Il est nécessaire de comprendre comment les anosmiques vivent la perte de ce sens – généralement associée avec celle du goût – pour apporter une réponse adaptée. Ainsi, les échanges que nous avons pu avoir avec des personnes touchées lors de la réunion de l’AFAA révèlent que la perte d’odorat n’est pas seulement un problème mécanique à résoudre. Restaurer ce sens ou le suppléer avec un capteur n’est pas forcément l’essentiel. Car humer, sentir est en fait un réflexe chargé d’affectif. Plus qu’une simple prothèse, l’anosmique recherche une interaction avec la machine qui puisse le guider dans une appréciation plus fine d’une odeur ou d’un goût. Il apprécierait, même, une certaine forme de dialogue. Le symbole d’un « smiley » souriant ou un « like » façon Facebook pourraient par exemple apparaître sur l’appareil électronique pour lui signifier qu’il sent bon, et donc qu’il peut sortir de chez lui.

Un proche peut suppléer la perte d’odorat

Car la plupart des personnes atteintes ont déjà trouvé, seules, des astuces pour identifier les odeurs environnantes – elles demandent par exemple à un proche de leur décrire ce qu’il sent. D’autres ont appris à se passer d’odorat en développant davantage leurs autres sens.

Ainsi, la démarche d’innovation, à laquelle participe le chercheur en management, confronte une technologie et un ensemble d’usages possibles, compte tenu des pratiques existantes ou anticipées. Avant toute théorisation, étudier l’anosmie et les anosmiques, c’est l’occasion de comprendre comment l’invisible – ici l’absence d’un sens et les diverses incompréhensions associées – peut être appréhendé pour définir ensuite des objets et des pratiques en adéquation avec les besoins. De rendre le problème enfin visible, pour mieux le résoudre. Si notre travail de recherche y contribue, alors ce que nous aurons expérimenté pourra être appliqué à d’autres maladies rares, avec le même objectif.

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Sylvain Colombero, Docteur en Gestion, Grenoble École de Management (GEM)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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