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Le choc Trump : pourquoi nous sommes « après la vérité »

Claude Poissenot, Université de Lorraine

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La Trump Tower, à Chicago. (Daniel Huizinga/Flickr, CC BY)

Ceux qui ont pour métier d’observer le monde sont entrés dans une période de fin de l’innocence. Bien sûr nous avions connu le choc du 21 avril 2002 puis celui du référendum de 2005. Mais la progression du vote FN, le Brexit et l’élection de Trump agissent comme de puissants événements remettant en cause un ordre non seulement politique et social mais aussi intellectuel.

Certes, le peuple pouvait exprimer son désaccord voire sa colère, mais cela ne conduisait pas à donner le pouvoir à ceux qui se réclament de lui. Et on pouvait ou devait tordre les institutions pour éviter ou rectifier les « errements » du vote populaire : renoncer à une dose de proportionnelle, réécrire le Traité constitutionnel européen et le faire voter par les parlementaires. Trump et le Brexit montrent que l’endiguement de cette voix du peuple ne suffit plus ou pas toujours…

Le désarroi des élites et des médias prend sa source dans l’émergence de cette conscience d’un monde dans lequel le suffrage universel peut mener au pire. Devant cette situation, d’aucuns renvoient le peuple à son irresponsabilité en insistant sur le fait que les médias ont joué leur rôle en mettant en garde contre les conséquences négatives de tels choix (par exemple la sortie de l’UE en cas de Brexit). Dès lors, « non, ce n’est pas la faute des élites si Donald Trump a gagné » déclare Dominique Rousseau.

On pourrait donc continuer à conserver le monde en l’état parce qu’il ne faudrait pas céder aux erreurs du peuple. Cette posture confortable ne permet pas de répondre à la question essentielle de savoir pourquoi le peuple adhère à un discours simpliste et irréaliste. Pour comprendre cela, il faut d’abord considérer que la « vérité » suppose une confiance (dans les élites et les institutions) pour être perçue comme telle. Ensuite et plus largement, la science est bousculée par la manière dont les individus se pensent aujourd’hui.

La défiance de l’efficacité

Certains observateurs insistent sur le fait que les résultats des élections américaines sont moins une victoire de Trump qu’une défaite d’Hillary Clinton. Cette vision juste laisse toutefois dans l’ombre les raisons de ces voix qui ont cruellement manqué à la candidate démocrate. Sa fortune, ses réseaux d’influence, son mari, etc. l’ancraient dans une élite jugée responsable de l’état du pays.

La mondialisation, le développement des inégalités n’ont pas été contrariés par les périodes de présidents démocrates. Pourquoi voter pour une candidate qui soutient un système économique qui supprime nos emplois et enrichit surtout les nantis ? Certaines vérités dressent un bilan contestable de l’action des élites modérées.

La défiance de l’intérêt général

Si les dirigeants ne sont pas pensés comme efficaces dans la défense des intérêts du peuple, pourquoi souhaitent-ils conserver le pouvoir ? La réponse logique qu’on a entendue dans la voix d’électeurs de Trump est que les élus entendent préserver leur position et continuer de s’enrichir.

Le recyclage de José Manuel Barroso chez Goldman-Sachs fait débat.
Stortinget/Flickr, CC BY-ND

Derrière les discours abstraits sur la nécessité de la mondialisation ou du changement technologique se cacherait en réalité la défense des intérêts bien compris des élites économiques. En Europe, le « recyclage » de l’ancien Président de la commission européenne (José Manuel Barroso) dans la banque Goldman Sachs ne peut que nourrir cette défiance. Elle administre aussi une « preuve » de la collusion entre le pouvoir politique et le pouvoir économique. Comment les politiques pourraient-ils réguler les forces économiques s’ils remettent en leurs mains leur fin de carrière (ou leur début si on pense à Emmanuel Macron) ?

C’est bien sûr injuste pour tous ces autres hommes politiques de terrain qui mettent en sommeil leur « carrière » au nom de la promotion de l’intérêt public et ils sont d’ailleurs moins affectés par cette défiance.

La science mise en doute

La confiance à l’égard des élites est contestée de façon encore plus profonde. Le rapport à la réalité est lui-même mis en doute. La science et sa capacité à mesurer et prévoir les faits deviennent un discours parmi d’autres. La justification de choix politiques au nom de la Raison est remise en cause.

Pouvoir adhérer au discours d’un Trump selon lequel le réchauffement climatique est une invention des Chinois pour affaiblir l’industrie américaine suppose de faire fi de tout le travail réalisé par une masse de scientifiques mobilisant des raisonnements pointus et des compétences élevées. Il n’y a plus de différence de nature entre un savoir scientifique dûment établi et une opinion. La complexité des travaux, la réticence parfois des savants à expliquer leurs recherches de façon simple, la place faible (voire négative) de la valorisation de leurs travaux dans leur carrière forment autant d’obstacles à la promotion du raisonnement scientifique.

Par ailleurs, la science n’apporte pas nécessairement des bienfaits et la notion de « progrès » pâtit des applications qui en sont tirées parfois (armes, médicaments aux effets pervers, pollution, etc.). L’instrumentalisation de la science à des fins politiques contribue également à fragiliser l’autorité du savoir scientifique. Vulgarisation, médiation, toutes les initiatives visant à inscrire la science auprès de nos concitoyens sont, à cet égard, certainement souhaitables.

L’autonomie personnelle plus forte que la Raison

Mais comment rendre compte de cet affaiblissement de l’attractivité de la Raison ? Pourquoi choisir des options politiques sans les soumettre à une investigation rationnelle ? Quels sont les ressorts de « la revanche des passions » (pour reprendre le titre de l’essai de Pierre Hassner) ?

Une hypothèse consisterait à penser qu’une partie consistante de nos contemporains privilégient la valeur d’autonomie personnelle par rapport à d’autres (et notamment celle de la connaissance rationnelle). Pris dans le mouvement d’individualisation, ils retiennent de celui-ci la primauté du choix individuel sur toute autre considération.

Quand bien même les « élites » auraient raison, ils n’entendent pas renoncer à ce qui leur apparaît comme un choix personnel. Les émotions que leur expérience du monde leur suggère les qualifient individuellement. Ils ne sont pas le produit d’un calcul dont l’universalité dissout leur singularité. Leurs indignations, dégoûts, joies, colères, peurs sont des morceaux d’eux-mêmes auxquels il devient difficile de renoncer parce que cela menacerait ce qu’ils pensent comme leur identité personnelle qu’ils ont pour devoir de respecter. Les individus sont désormais définis par un « moi émotionnel » (E. Illouz). Devenir soi-même est devenu une norme. Par exemple, quand les individus sont parents, ils sont à l’écoute de la personne de leur enfant en les encourageant dans les activités qu’ils ont choisies ou, plus tard, en acceptant leur choix de conjoint

Le populisme de « l’après-vérité » serait alors un effet pervers de la modernité qui invite les individus à se construire eux-mêmes. Plus précisément, ils s’en tiennent à la « deuxième modernité » (selon l’expression de F. de Singly) apparue à partir des années 60 qui met l’accent sur ce qui différencie les individus les uns des autres et sur ce qui les relie de façon volontaire.

Dans le contexte américain, certains votants pour Trump entendent affirmer leur identité américaine (par différenciation avec l’identité mexicaine par exemple) et le souhait de choisir des voisins qui leur ressemblent. Dans le contexte britannique, les partisans du Brexit défendent leur attachement au Royaume-Uni et refusent ce qui leur apparaît comme une intrusion intolérable à travers l’Union européenne.

Des partisans du futur président des États-Unis, ici en décembre 2015.
Marc Nozell/Flickr, CC BY

Ces contemporains sont lancés dans cette vision de la modernité qui a reçu le soutien des outils numériques. Les médias de masse ne sont plus aveugles. Les audiences des journaux télévisés sont en baisse constante depuis le développement d’Internet qui donne aux citoyens la possibilité de s’informer sur les sources qu’ils choisissent et qui leur ressemblent. « Mon profil Facebook » est aussi un formidable filtre qui fait venir à moi des informations qui me correspondent et m’évitent d’autres qui seraient en contradiction avec mes opinions.

Il est sans doute temps de rééquilibrer cette vision de la modernité en rappelant les apports de la « première modernité » (de la fin du XIXe siècle aux années 1950). Entre l’absence d’autonomie du fait de la tutelle politique, religieuse ou familiale et la liberté de l’autonomie individuelle, une étape essentielle a marqué l’histoire de la modernité occidentale. Collectivement a été réaffirmé ce qui rassemble les individus : appartenance à la « commune humanité », universalité du droit.

Par exemple : pour pouvoir choisir le conjoint qu’on aime, il faut avoir le droit de le faire et que ce droit soit défendu. À Reims, une jeune fille d’origine marocaine a récemment obtenu la condamnation de deux de ses cousines plus âgées qui l’avaient agressée physiquement parce qu’elle voulait rester avec son conjoint catholique et d’origine portugaise.

D’un point de vue politique, c’est parce que nous sommes tous humains que nous pouvons recevoir le secours d’une sécurité sociale en cas de chômage ou de maladie. Et cette aide nous permet de continuer à nous définir comme une personne autonome plutôt que de retourner vers une tutelle non désirée (famille, parents, ex-conjoint).

Vers une pédagogie de la modernité

Nous sommes sans doute entrés dans l’âge de « l’après-vérité ». La valeur d’autonomie personnelle a pris une place telle dans notre société qu’elle nourrit une défiance (parfois légitime) à l’égard des élites et des institutions en charge de la production collective de la « vérité ». Et plus profondément, elle donne un poids aux émotions qui fragilise la primauté de la Raison, y compris dans le domaine de la chose publique.

Devant cette situation, il devient indispensable d’expliquer à nos contemporains en quoi ils doivent leur autonomie d’aujourd’hui à la reconnaissance de droits universels. Il s’agit de faire la pédagogie de la modernité et rappeler la nécessité de nous rassembler par-delà le désir légitime de se différencier.

The Conversation

Claude Poissenot, Enseignant-chercheur à l’IUT Nancy-Charlemagne et au Centre de REcherches sur les Médiations (CREM), Université de Lorraine

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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