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Lendemains d’élection : Harvard a le blues

Vincent Lowy, Université de Lorraine

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Statue of John Harvard, Harvard University Statue de John Harvard, université d’Havard (Photo credit: InSapphoWeTrust via VisualHunt / CC BY-SA)

La nette victoire de Donald Trump n’a pas véritablement été anticipée par la communauté scientifique américaine, pas plus que par les médias ou l’establishement au sens large. À peine a-t-elle été proclamée que les dégâts sur l’esprit civique américain sont déjà là, incalculables : légitimation des discours identitaires, racistes et sexistes ; promotion de l’individualisme, de l’ignorance et de la concurrence brutale ; recul programmé de la science et même du scientisme à travers le retour du créationnisme et la négation du réchauffement climatique.

Ici, en plein Massachusetts, on se sentait bien loin de l’Amérique de Trump ces derniers jours et le calme environnant n’annonçait pas la tempête qui s’est abattue depuis sur l’aristocratie des chercheurs. Dans ce bastion démocrate grand comme la Bretagne, berceau du père fondateur John Adams et foyer du clan Kennedy, on trouve une douzaine d’universités, dont le prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT). Mais c’est Harvard qui domine, elle représente le Massachusetts au sein de l’Ivy League, ce club très fermé des universités du Nord-Est américain fondées avant l’Indépendance : c’est à la fois la meilleure université du coin et la meilleure université du monde.

À quoi pensent celles et ceux qui travaillent ici, sur le Yard où les frontons invitent au partage des connaissances ? À l’occasion de cet Election Day en forme de douche froide, nous avons recueilli les opinions de quelques-uns de ces universitaires bénis des Dieux.

Dans une bulle de libéralisme…

Sarah Vitali et Alex Tulloc effectuent un doctorat en Langues et littérature slaves, au sein du département de Germanic Languages and Literatures. Sarah confie :

« Pendant cette campagne, j’ai appris à voir mon pays d’une nouvelle manière et je dois avouer que ce n’est pas confortable. Nous vivons ici dans une sorte de bulle de libéralisme, nous glorifions à Harvard des idéaux d’égalité et de liberté mais lorsque nous entendons le reste du pays, c’est à la fois effrayant et tellement révélateur… »

Alex confirme :

« Les gens ont peur de ce qu’ils ne connaissent pas, ils se méfient les uns des autres. Pour les Républicains, l’absence de gouvernement est le meilleur gouvernement, donc c’est ce qu’ils mettent en pratique dès qu’ils en ont l’occasion. »

Alex Tulloc et Sarah Vitali, moins enthousiastes pour Hillary Clinton que pour Barack Obama.
Vincent Lowy, Author provided

Les deux doctorants conviennent du fait qu’ils n’ont pas voté pour Hillary Clinton avec le même enthousiasme que pour Obama, surtout pour Alex qui a d’abord soutenu Bernie Sanders. Mais il l’a fait sans états d’âme. Et si Sarah a de son côté été émue dans l’isoloir, au moment où elle a coché le nom d’une femme pour la présidence, elle avoue avoir été, malgré tout, terrifiée par l’hypothèse trumpienne, pourtant largement virtuelle à ce moment-là.

Sean, optimiste malgré tout.
Vincent Lowy, Author provided

Membre du Parti démocrate, Sean McCreery est le responsable administratif de leur département. Il s’interroge sur les motivations de celles et ceux qui ont voté pour Trump :

« Ce sont des gens qui pensent qu’Obama n’a rien fait pour eux, à tort ou à raison. Et c’est vrai que nous n’arrivons plus forcément à communiquer avec eux, ces deux Amériques n’arrivent plus à se parler. Mais je pense que les États-Unis prennent toujours la bonne direction, même si les progrès sont parfois très lents – et qu’il y a des moments douloureux. Les États-Unis sont aujourd’hui un meilleur pays que ce qu’ils étaient en 1961, en 1966 ou quand je suis né en 1975, et honnêtement, cette élection n’est pas pire que celles que nous avons connues dans le passé. »

Ainsi parlait ce membre du Parti de Clinton juste avant la proclamation des résultats…

À la Harvard Kennedy School of Governement, les ballons prévus pour célébrer l’élection de Clinton sont restés au plafond.
Anne Dymek, Author provided

Stephen Burt est Professeur de littérature anglaise, il ne fait pas partie de ceux pour qui la victoire de Trump aura été une surprise totale :

« Je pense qu’à Harvard, nous formons une communauté un peu isolée. Harvard est un endroit merveilleux pour moi et pour ceux qui y vivent, mais si nous avons soutenu Hillary Clinton, c’est parce que nous sommes plus éduqués, mieux informés, que nous avons accès à la culture, aux médias… D’ailleurs, ce n’est pas le meilleur endroit pour faire votre enquête, puisque vous ne trouverez quasiment pas de supporters de Trump ici. »

Mal vu : nous croisons un étudiant « sophomore » (deuxième année d’études) en littérature classique, Luke Kelly, natif de Lucedale dans le Mississippi qui compte parmi les partisans de Trump à Harvard. C’est, d’ailleurs, pourquoi il avait déjà été interrogé en septembre à ce sujet par le Washington Post. Ce quotidien avait consacré un article à ces oiseaux rares qui se sentaient jusqu’ici isolés dans les grandes institutions universitaires du pays.

Luke Kelly.
Anne Dymek, Author provided

Au matin du 9 novembre, Luke fait partie de ceux qui se réjouissent ouvertement de la victoire de Trump :

« Ça faisait longtemps que nous attendions ça. Depuis tellement de temps, les élites ont soutenu la mondialisation aux dépens de la classe ouvrière blanche et tout comme le Brexit, cette élection représente une réaction contre cette politique qui nous est imposée. »

Nana Ariel n’est pas du même avis. Cette post-doctorante venue d’Israël avec une bourse Fulbright raconte que lorsqu’elle a déposé sa fille de quatre ans à l’école au matin du 9 novembre, beaucoup d’enseignants et de parents étaient en pleurs.

« Les gens paraissaient véritablement bouleversés et j’ai l’impression que les démocrates, et en particulier ceux qui vivent dans le confort et les certitudes de l’Ivy League, ont à faire un sérieux examen de conscience : quelles positions prendre maintenant ? Ce vote populaire s’impose à tous, il reflète un profond courant dans la société américaine, et c’est peut-être le résultat positif de cette élection que de nous permettre de le regarder d’une manière claire et lucide, car c’est la situation véritable de ce pays. »

Nana Ariel.
Anne Dymek, Author provided

Bien qu’Hillary Clinton ait bénéficié d’une avance de plus de 200 000 voix au niveau du vote populaire (alors qu’elle accuse un retard de plus de 50 grands électeurs), tous les Américains que nous avons interrogés conservent une confiance inébranlable dans ce système. Et lorsque nous retrouvons Sean McCreery, au lendemain du vote, sa foi paraît intacte, malgré la défaite cuisante de sa candidate :

« Je vais vous dire une chose : des hommes terribles ont déjà été présidents par le passé. L’Union tiendra bon. Le pays va se regrouper et, dans quatre ans, nous aurons une nouvelle chance. La prochaine personne sera meilleure, quoi qu’il arrive. »

Comment en est-on arrivé là ?

Sur le campus, l’analyse des causes de la défaite va bon train. Nana Ariel suggère que le langage employé par Trump a beaucoup pesé sur cette élection :

« Je parle en tant que chercheuse mais aussi enseignante en rhétorique : je crois que la réussite de Trump est notamment due à sa façon de parler, qui par son caractère spontané est perçue comme beaucoup moins formatée et artificielle que le langage des élites et de l’establishment. Il faut essayer de comprendre ce qui a fait la différence, pourquoi cette grossièreté a attiré une majorité d’Américains… Peut-être que les démocrates devraient essayer de comprendre ce qui a tellement plu aux Américains et s’en inspirer, sans le caractère raciste et sombre propre à la rhétorique de Trump. »

Stephen Burt pense que face à cette situation, il faut être attentif aux médias, à ce qu’ils vont faire dans les mois qui viennent :

« Je pense aux présentateurs de télévision mais aussi à ceux qui animent des sites Internet, à Google ou Facebook, il faut surveiller ces grands réseaux sociaux et voir comment ces moyens de diffusion vont se comporter face à Trump, sur des tas de sujets, comme le changement climatique par exemple, ce à quoi des milliers de gens refusent de croire alors qu’il est à notre porte… »

Surtout, les menaces que comporte le programme de Trump pour la société civile sont maintenant face à nous. Étudiant en économie et développement international à la Harvard Kennedy School of Governement, Faran Sikandar fait partie de la communauté musulmane qui a si souvent été stigmatisée par Trump au cours de la campagne :

« Que doit-on penser de l’élection de Trump ? Naturellement, ça m’inquiète beaucoup car sa campagne a été haineuse et agressive, mais je me dis tout de même qu’il est possible qu’il ne puisse pas faire grand chose… Il pourrait même avoir pris ces positions extrémistes pour être élu mais ne pas souhaiter agir en conséquence. Mais la chose dont je suis convaincu, c’est que nous allons maintenant devoir faire face à ces questions qui n’ont jamais été résolues et qui expliquent le succès de Trump. Sans doute est-ce pour ce pays une convulsion nécessaire… J’ai passé la soirée électorale à regarder les résultats avec mes amis musulmans, nous avons de quoi être inquiets… Bien sûr ici à Cambridge, on se sent à l’abri… Je ne porte pas d’habits religieux mais j’ai quand même mis aujourd’hui un kufi, pas par provocation mais pour montrer à celles et ceux qui peuvent se sentir atteints par cette rhétorique haineuse qu’il faut tenir bon et ne pas commencer à se cacher – et pour leur dire que je suis avec eux. »

Faran est inquiet, mais veut « tenir bon »…
Anne Dymek, Author provided

Pour le visiteur étranger, le vertige pointe… Maison-Blanche, Congrès, Cour suprême, FBI : toutes les institutions et agences américaines sont désormais aux mains de l’extrême droite et les usagers de Harvard n’y échapperont pas. Force est de constater que ni les sciences politiques, ni la sociologie, les gender studies, la démographie ou même la psychanalyse ne suffiront à elles seules à expliquer l’aveuglement des élites face à la mutation qui se poursuit dans la sphère anglo-saxonne et au-delà, dans le monde démocratique.

Le mieux serait sans doute de consacrer à ces événements une nouvelle science, qui explorerait le principe de la dynamique des civilisations : ce serait nécessairement une science du chaos, une science de la chute et même du suicide collectif.

The Conversation

Vincent Lowy, Professeur en sciences de l’information et de la communication, directeur de l’Institut européen de cinéma et d’audiovisuel, Université de Lorraine

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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